Agriculture : la redoutable équation de la « souveraineté alimentaire »

Agriculture : la redoutable équation de la « souveraineté alimentaire »
Publié le 14 février 2024
Si la souveraineté alimentaire signifie la capacité du système agricole national à subvenir aux besoins nutritionnels des Français, alors nous en sommes encore très loin. Et ce n’est certainement pas la faute de la transition écologique mais avant tout celle de nos choix productifs passés et de nos préférences alimentaires présentes.
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Lors des récentes mobilisations d’agriculteurs, l’expression de « souveraineté alimentaire » a été déclinée sur tous les tons. L’affaire n’était pas entièrement nouvelle puisque, depuis la crise sanitaire, le ministère de l’Agriculture avait lui-même été rebaptisé « ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire ». Mais, dans l’élan des événements récents, beaucoup ont brandi cet étendard pour faire valoir un impératif d’indépendance alimentaire : « Avant de se demander comment faire avancer la transition agro-écologique, plaidaient-ils en substance, il faut commencer par nourrir les Français. Si l’accumulation de normes européennes et de surtranspositions en droit national conduit à rendre les produits étrangers plus compétitifs que les nôtres, alors notre souveraineté alimentaire reculera ».

Ce raisonnement suggère d’une part que la souveraineté alimentaire désignerait la capacité autonome de l’agriculture nationale à satisfaire les besoins alimentaires des Français, et de l’autre que les normes environnementales du Green deal européen viendraient dégrader cette capacité. Or les systèmes agricoles français et européens étaient très loin de l’indépendance recherchée avant même que les dispositions du Green deal n’entrent en vigueur.

Des systèmes agricoles très éloignés de l’indépendance alimentaire

On observe habituellement notre degré de dépendance vis-à-vis de l’extérieur à partir de la balance commerciale. Or, en matière agricole, celle-ci est positive pour l’Europe comme pour la France (même si le solde bénéficiaire hexagonal a considérablement diminué). Cela ne signifie pas pour autant que nous sommes autonomes du point de vue nutritif.Pour le montrer, accordons-nous sur le fait que la capacité de nourrir les Français implique une forme minimale d’indépendance en matière calorique et protéique. A cette aune, l’Europe est encore loin du compte. Contrairement à une idée reçue, elle est en effet importatrice nette de calories. Même si l’Union européenne est aujourd’hui le premier exportateur mondial de produits agricoles en valeur, elle exporte en réalité des produits à forte valeur ajoutée économique mais à faible valeur calorique ou nutritive : les vins et les vermouths sont les principaux produits exportés suivis par les spiritueux et les liqueurs, viennent ensuite les aliments pour nourrissons, puis diverses préparations alimentaires, le chocolat, les pâtes et la pâtisserie. En revanche, elle importe chaque année des produits destinés à l’alimentation animale (y compris les tourteaux d’oléagineux et le soja pour environ 30Mt) et des produits utilisés comme ingrédients dans la transformation (comme l’huile de palme). Au total, aujourd’hui, malgré toutes nos exportations, c’est le reste du monde qui contribue à nourrir les Européens plutôt que l’inverse.

La France est, elle aussi, dans une situation de dépendance alimentaire à l’égard du reste du monde. D’après l’ADEME, sur les 26 millions d’hectares (Mha) nécessaires à l’alimentation de la population nationale, 30 % sont des surfaces mobilisées hors de France (dont plus de 15 % hors d’Europe et 4.8Mha des surfaces liées aux importations de viande). Inversement, 12 Mha de surfaces agricoles domestiques sont consacrées à des productions destinées à l’exportation (vins et alcools, céréales, lait et produits laitiers…) et non à l’alimentation des Français. S’il a permis de réaliser des gains de productivité spectaculaires dans le passé, le système agricole hérité de l’ère productiviste n’a donc pas abouti à une situation de souveraineté alimentaire au sens visé plus haut. Il a certes permis de subvenir aux besoins des enfants du baby boom au début de la révolution agricole des Trente glorieuses, mais il a ensuite surinvesti des productions à forte rentabilité économique et à faible potentiel nutritif et s’est en partie tourné vers les marchés internationaux.

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Si vraiment l’indépendance alimentaire ainsi comprise était le principe organisateur de notre politique agricole, alors il conviendrait certainement de produire un peu moins de vin et de viande et de réorienter les surfaces ainsi libérées vers des cultures vivrières (maraîchage, fruits, protéines végétales) destinées au marché local, au moins pour celles de ces terres qui se prêtent à une telle reconversion.

Moins de vin, on comprend bien pourquoi : les boissons alcoolisées n’ont aucune valeur nutritive et soulèvent même d’importantes questions de santé publique. Mais pourquoi moins de viande ? Parce que le rapport entre allocation de ressources et bénéfice alimentaire est, dans ce cas précis, très peu rentable d’un strict point de vue nutritionnel. La démonstration en est assez simple. Actuellement, une grande partie des terres agricoles européennes (plus des deux tiers de la surface agricole utile du continent et près de la moitié de la production de céréales) sont consacrées à la production de nourriture animale. Cet impact de la production de protéines animales sur la mobilisation des terres (pâturages, production fourragère, production de protéines végétales…) est manifestement disproportionné si l’on tient compte du rendement nutritionnel final de la chaîne de production. Selon la FAO, il faut en effet en moyenne 5 kg de protéines végétales pour produire 1 kg de protéine animale. En 2013, par exemple, au niveau mondial, sur les 550 millions de tonnes de protéines végétales produites, 440 étaient affectées à l’alimentation animale pour produire finalement 89 millions de tonnes de protéines animales… En Europe, 43 % de la biomasse sont actuellement mobilisés pour l’alimentation animale contre 13 % pour l’alimentation humaine.

En termes de rendement nutritionnel, la production de protéines animales au niveau actuel est donc un très mauvais calcul, sinon une dépense exorbitante. D’autant que les Français sont, toujours d’un strict point de vue nutritionnel, en situation de surconsommation de protéines animales : ils consomment en moyenne 820g de produits carnés par semaine, soit 20% de plus que les 675g recommandés par les autorités sanitaires. Au total, les protéines animales représentent environ 66% des apports protéiques des Français alors qu’ils ne devraient pas excéder 50%.

Que faudrait-il donc faire pour atteindre la souveraineté alimentaire ainsi comprise ? Certainement pas défendre le statu quo dont on vient de voir qu’il contrevient à cet objectif. Il faudrait s’approcher d’une forme d’auto-suffisance alimentaire en tournant nos efforts d’abord vers la satisfaction locale et autonome des besoins caloriques et protéiques de notre population. Et pour cela, penser un peu moins en termes de valeur à l’exportation et un peu plus en termes d’autonomie nutritionnelle. L’allocation des terres qui en découlerait servirait moins généreusement la vigne, l’élevage et les grandes cultures d’exportation, et un peu plus les protéines végétales et le maraîchage.

Intrants, rendements et jachères

On peut bien sûr objecter qu’à répartition constante des terres agricoles entre les différents segments de production, la souveraineté alimentaire pourrait être atteinte en dopant le rendement des terres via des intrants (engrais, produits phytosanitaires…). Cette perspective est en réalité peu convaincante. Car, même avec une consommation d’engrais azotés et de produits phytosanitaires qui reste soutenue en dépit des efforts réalisés par les agriculteurs ces dernières années, les rendements sont plutôt stationnaires, voire orientés à la baisse. En Occitanie comme dans le Centre Val de Loire, les rendements du blé tendre à l’hectare sont en baisse depuis 20 ans après un demi-siècle de hausse rapide et continue, alors même que l’agriculture française est l’une de celles qui consomment le plus d’intrants chimiques en Europe. Les vicissitudes climatiques ne sont pas étrangères à ces variations négatives, que ce soit à court ou moyen terme. Ainsi, dans plusieurs pays d’Europe, le stress hydrique lié à la sécheresse de l’été 2022 a durement affecté les exploitations les plus intenses en eau. Dans le delta du Pô en Italie, près de 30% de la production de cette région très agricole ont été perdus cette année-là. En Espagne, la production d’huile d’olive a chuté de plus de 50% en volume entre 2021 et 2023 entraînant une forte augmentation des prix… Bref, sans même tenir compte de la santé des sols (pourtant très préoccupante, comme l’avait montré Ophélie Risler pour Terra Nova), des pollutions correspondantes et des problèmes de santé publique afférents, il est difficile d’imaginer qu’un surcroît d’intrants chimiques permettrait de doper les rendements de façon telle qu’on pourrait s’approcher de l’indépendance alimentaire. Et il faut par ailleurs rappeler qu’une partie de ces intrants – les engrais de synthèse en particulier dont la production nécessite d’importantes quantités de gaz naturel – plombe un peu plus notre balance commerciale et aggrave notre dépendance à l’étranger.

Une autre objection est sur toutes les lèvres ces temps-ci : pourquoi ne pas mobiliser les jachères pour étendre d’autant les surfaces cultivées ? Il faut noter que ce sujet ne date pas du Green deal, comme on l’a parfois entendu ces derniers temps : le principe des jachères obligatoires avait été introduit dans la PAC en 1992, à l’époque à hauteur de 15% des surfaces cultivées, pour freiner la surproduction agricole, et il était associé à des compensations monétaires. Ce mécanisme a ensuite été abrogé pour revenir plus tard sous une autre forme et avec un objectif plus agro-écologique. Toujours est-il que la question de la mobilisation des jachères s’est posée avec une acuité accrue ces dernières années, en particulier depuis le début de la guerre en Ukraine.

En réalité, les possibilités d’augmenter fortement la production par ce moyen sont très limitées, les surfaces disponibles susceptibles d’être ensemencées étant relativement peu nombreuses. Plusieurs syndicats agricoles ont néanmoins demandé à pouvoir s’affranchir de la règle de la PAC faisant aujourd’hui obligation aux agriculteurs de réserver 4% des terres agricoles à des « surfaces non productives ». En réalité, les terres disponibles pour produire plus sont bien inférieures à ces 4%. Comme le faisait observer Mathias Ginet dans un article de La Grande Conversation, « sont comptabilisés dans ces 4% tous les éléments des paysages comme les murs de pierre, les roches naturelles, les haies et bosquets, les arbres non-agricoles, les zones humides ou les terrasses ». Sans compter qu’une grande partie des exploitations européennes (toutes celles qui font moins de 15ha ou qui ont majoritairement des prairies dans plusieurs pays) échappe à cette obligation. Au moment du déclenchement de la crise ukrainienne, par exemple, les terres cultivables en jachère représentaient moins de 1% de la surface agricole utile en Allemagne. En y ajoutant les cultures dérobées – plantes cultivées entre deux cultures principales annuelles successives – on arrivait péniblement à 1.2Mha. En France, le même calcul aboutissait à un résultat plus modeste encore : 0.35Mha, soit moins de 3% des surfaces actuellement consacrées à des cultures destinées à l’exportation. L’échelle n’est manifestement pas la bonne.

Accès qualifié au marché et mobilisation des acteurs de la chaîne agro-alimentaire

Le lecteur aura noté qu’à l’exception des jachères de la PAC, jusqu’ici, aucune politique environnementale européenne n’est entrée en ligne de compte. Autrement dit, même si nous n’avions pris aucune disposition contraignante en matière climatique, même si le Green Deal était resté dans les cartons et si Bruxelles ne s’était pas intéressé au sujet, la souveraineté alimentaire serait encore un horizon très éloigné de nous.  

Les agriculteurs et leurs représentants syndicaux ont néanmoins de bonnes raisons de réclamer que les mêmes normes s’appliquent à leurs concurrents étrangers, sous peine de déclasser leurs productions et d’accroître notre dépendance alimentaire à l’égard de l’étranger. Longtemps la capacité de l’UE à exporter ses standards normatifs à l’étranger via sa politique commerciale est restée sous-utilisée. Une vision dogmatique et naïve du libre-échange et de l’ouverture inconditionnelle des marchés explique sans doute cette situation. Pourtant, ces dernières années ont montré qu’une politique d’accès qualifié au marché européen pouvait, sans verser dans un protectionnisme borné, rendre la compétition plus loyale pour nos propres producteurs et plus vertueuse pour nos partenaires, que ce soit au plan social, sanitaire ou environnemental. C’est ce que l’UE a réalisé d’abord avec le règlement REACH sur les pollutions chimiques, puis avec les mesures pour lutter contre la déforestation importée et plus récemment encore avec le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (« taxe carbone aux frontières »). C’est ce qu’elle doit réaliser désormais en inscrivant des « clauses miroir » dans ses accords commerciaux, en n’acceptant pas plus de résidus d’intrants chimiques dans ses produits importés que dans ses propres produits et en faisant régner, à l’intérieur même de ses frontières, une police réglementaire beaucoup plus rigoureuse et crédible. Sur chacun de ces points, on peut donner raison aux agriculteurs et à leurs représentants.

On peut également leur donner raison sur le fait que les acteurs de la chaîne agro-alimentaire, des transformateurs au consommateur final, doivent jouer le jeu, ce qui est loin d’être encore le cas. Les lois Egalim doivent être appliquées beaucoup plus rigoureusement. Et l’on ne peut pas demander aux agriculteurs de modifier leurs cultures et leurs pratiques si, en bout de chaîne, les habitudes alimentaires n’évoluent pas en conséquence. Tout cela est vrai.

Mais il est illusoire d’imaginer que nous pourrions nous rapprocher d’une forme quelconque de souveraineté alimentaire sans modifier substantiellement la structure de notre modèle agricole et de notre système agro-alimentaire de façon plus générale. Et il est particulièrement fallacieux de faire porter aux normes climatiques et environnementales le chapeau de nos dépendances alimentaires : pour le moment, celles-ci sont essentiellement le résultat de nos choix productifs passés et de nos préférences alimentaires présentes.

Transition écologique et souveraineté alimentaire

La transition écologique s’invite cependant dans ces débats depuis une dizaine d’années et elle implique des actions dont il importe de mesurer la cohérence avec une stratégie de souveraineté alimentaire. En première approche, ces deux politiques peuvent se trouver en tension sur certains aspects. Le point le plus discuté depuis deux ans concerne la baisse des rendements qui pourrait résulter d’un virage agro-écologique trop rapide, notamment du fait d’une baisse des intrants chimiques.

A vrai dire, les controverses sur ce point sont encore très loin de leur terme et il n’est pas question d’en examiner le détail ici. Contentons-nous de décrire l’équation générale du problème. A rendement décroissant, le même volume de production impliquerait une augmentation de la surface agricole cultivée. Autrement dit, la souveraineté alimentaire ne pourrait être obtenue que par une extension encore plus importante des surfaces agricoles dédiées aux productions alimentaires à haute valeur nutritive servies sur le marché domestique. C’est l’un des points de cristallisation de la colère agricole au sujet de la stratégie européenne Farm to fork dont le JRC (le centre de recherche de la Commission européenne) a dit qu’elle pourrait entrainer une baisse de 13 à 17% des rendements d’ici 2030. Mais la messe est loin d’être dite. Les externalités positives de la transition agro-écologique sont en effet difficiles à mesurer et pas toujours correctement prises en compte dans les modèles (gains de biodiversité, santé des sols…). Si une baisse des rendements est à peu près assurée, son intensité est en revanche largement indécidable pour le moment. Il est en tout cas certain que l’issue de ces débats ne dépendra pas seulement de la sophistication des modèles de prospective : elle dépendra aussi et sans doute bien davantage du progrès technique, de notre capacité à investir dans des filières d’engrais verts performants, de la balance des risques et des opportunités associée aux nouvelles techniques génomiques (NBT), du développement d’une « agriculture de précision », etc. Contrairement à l’imaginaire le plus répandu, l’agriculture a toujours été une activité très technique, elle le sera sans doute plus encore demain. En tout cas, la réussite de la transition agro-écologique ne se fera pas sans progrès technique, sous peine de prendre la forme d’une contrition généralisée.

En dehors de cette difficulté – qui n’est pas mince – force est de constater cependant que beaucoup de ce qui doit être fait pour se rapprocher de la souveraineté alimentaire converge avec les intérêts de la transition écologique (à commencer par une moindre allocation de terres à la production d’alimentation animale ou de denrées d’exportation, le soin de la fertilité des sols, la promotion d’un régime alimentaire moins carné…). Les co-bénéfices nutritifs et écologiques de ces orientations sont en réalité nombreux. Mais n’imaginons pas un instant qu’un tel processus puisse être l’affaire exclusive des agriculteurs. Il impliquera en réalité tous les acteurs : les consommateurs qui devront modifier leurs habitudes alimentaires pour aller vers des régimes plus diversifiés, moins riches en protéines animales et en calories, moins transformés et plus de saison (ce faisant, ils devront aussi accepter de payer une alimentation de qualité à son juste prix) ; les agriculteurs qui devront modifier leurs pratiques, relocaliser certaines productions, repenser la place de certaines cultures exportatrices (vin, blé…), se tourner davantage vers la polyculture ; enfin, l’amont et l’aval de la filière qui devront adapter les infrastructures de collecte, de transformation et de distribution à une agriculture plus diversifiée.

Au total, la quête de la souveraineté alimentaire et la poursuite de la transition agro-écologique sont potentiellement convergentes si le progrès technique nous offre demain de nouvelles solutions et surtout si nous trouvons le moyen politique de nous rassembler autour de ces objectifs.

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Isée Pérel-Blanchon