La standardisation des politiques publiques locales : une renationalisation tacite

La standardisation des politiques publiques locales : une renationalisation tacite
Publié le 25 septembre 2023
  • Président de l’École urbaine de Sciences Po, directeur scientifique de 6t bureau de recherche
Des cours d’école « oasis », déminéralisées et végétalisées ; des vélos en libre-service ; des tiers-lieux culturels ; des arbres par milliers ou millions ; des cours d’eau réaménagés… De Paris à Besançon, de Nantes à Mulhouse, l’intervention publique paraît préférer l’uniformité à la différenciation. Plus que par simples effets de mode, se joue là une profonde standardisation des programmes et projets locaux.
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Les problèmes et les solutions seraient-ils partout les mêmes, comme l’affirma il y a quelques années le maire de Bordeaux. N’y a-t-il qu’un seul sens de l’histoire apte à justifier les décisions locales, comme l’expliqua un autre maire de Bordeaux ? Les collectivités territoriales manquent-elles de souveraineté ou de créativité ? Les pouvoirs locaux ne se trouvent-ils plus, en France, en capacité d’élaborer et de développer des politiques publiques spécifiques, singulières ?

Pour comprendre ce « désemparement » politique, certains invoqueront l’inachèvement de la décentralisation, d’autres l’absence d’orientations idéologiques et le succès de référentiels techniques universels. On voudrait montrer ici – à travers des dossiers récents mobilisant des échanges nourris entre l’État et les acteurs locaux – que la faiblesse des marges de manœuvre des collectivités territoriales tient moins d’un manque de volontarisme que de la multiplication d’agendas et d’ordres du jour fournissant à moindre frais cognitif le prêt-à-porter d’une action locale piégée dans le jardin à la française de son paysage institutionnel.

Velléités locales

Il existe habituellement deux manières d’analyser la différenciation limitée de l’action territoriale. Des politistes insistent sur la fin des idéologies, sinon dans la sphère politique nationale, en tout cas au plan local. Droites, gauches, écologistes, ne proposeraient aucune déclinaison urbaine de leur engagement politique. Autant il avait pu exister une orientation municipale de gauche dans les années 1970-80 (« Changer la ville, changer la vie »), concrétisée par les mutations inédites de Grenoble ou de Nantes… autant aujourd’hui chacun se contenterait de quelques totems, marqueurs symboliques plus qu’opératoires, clins d’œil clientélistes combinés au sein de l’échiquier politique : le vélo, le logement social, le transport collectif (et sa gratuité), les circuits courts dans les cantines, l’encadrement des loyers, les régies d’eau, les caméras de surveillance…

Cette thèse de la désidéologisation se renforce du succès de modèles urbains qui circulent avec toujours plus de vivacité au sein des communautés professionnelles, via les instances internationales, en particulier européennes. Il s’agit de doctrines se voulant techniques, telles celles promouvant la ville compacte ou la ville du quart d’heure. La critique de la « métropole attractive » aurait pu faire figure de contre-exemple à ces consensus convenus. Mais la convergence sinon intellectuelle en tout cas rhétorique a, là aussi, été très vite au rendez-vous, le bashing métropolitain réunissant extrême-gauche et extrême-droite, écologistes et administration centrale, élus urbains (y compris de grandes villes) et maires ruraux.

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Les responsables politiques et techniques locaux insistent pour leur part plus sur les carcans juridiques et financiers qui brideraient leurs envies d’action. La faute à une décentralisation inachevée, voire régressive, avec un acte 4 de la décentralisation (la loi 3DS de février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale) jugé trop modeste, une dépendance financière accrue et une culture étatique irrémédiablement jacobine, plus porteuse de l’universalité de la règle que de sa contextualisation.

Ces deux thèses sont en fait moins concurrentes que complémentaires. Les volontés politiques, à la structuration idéologique hésitante, s’émoussent sous les coups des contraintes technico-administratives de conception et de mise en œuvre. Il ne reste plus alors qu’à capter l’air du temps et ses produits dérivés. Mais cette part de vérité ne dit rien sur la manière dont s’opère cette réduction des capacités de gouvernance des collectivités locales. Cette interrogation trouve sa réponse dans l’analyse minutieuse de la fabrique de l’action publique.

Cas d’école : Zan, ZFE, RERM

Il y a en effet de notre point de vue une explication plus substantielle à cette indifférenciation des politiques locales, à rechercher du côté des formatages supra-locaux (lois, procédures, financements, doctrines, méthodes…) qui dictent les problèmes et plus encore les solutions mis à l’agenda des « pouvoirs » locaux, ainsi privés – plus ou moins consciemment – de toute autonomie stratégique. Les exemples du Zan, des ZFE et des RER métropolitains fournissent matière à démonstration.

Le zéro artificialisation nette (Zan)

Le dossier du zéro artificialisation nette (Zan) a fait couler beaucoup d’encre et de salive durant les années 2022 – 2023. En réponse à une feuille de route européennes de 2011 sur la lutte contre l’imperméabilisation des sols, au plan français Biodiversité de 2018 et aux conclusions de la conférence citoyenne sur le climat de 2020, la loi Climat et Résilience d’août 2021 a formalisé l’idée d’une réduction progressive de l’usage des sols naturels, agricoles ou forestiers à des fins d’urbanisation. Il ne sera plus possible en 2050 de construire, sinon là où les terres sont déjà artificialisées (ou en compensant la consommation de sols non artificialisés par de la renaturation de surfaces artificialisées).

Sans s’appesantir sur la technicité du sujet, soulignons que cette approche souffre de la diversité de ses objectifs, en partie contradictoires. S’il s’agit de lutter contre les pertes de biodiversité et de qualité des sols, pourquoi sortir les terres agricoles du jeu ? Elles occupent la moitié du territoire français, leur mode d’exploitation en a souvent fait des déserts biologiques. S’il s’agit de réduire l’étalement urbain, pourquoi ne pas privilégier des approches qualitatives, contextualisées, plutôt que de réduire l’enjeu à une comptabilité d’hectares indifférenciés ?

Quel est le problème, finalement, que l’on cherche ainsi à résoudre ? On ne le sait plus… même si chaque prise de position affirme un accord poli sur les ambitions liées au Zan. Les difficultés ne seraient que de mise en œuvre ! Les rafistolages sur les décrets d’application, suite aux interventions des parlementaires et des élus locaux, ont exacerbé les apories initiales de la démarche : une garantie communale de droit à construire renforce l’émiettement de l’urbanisation contre lequel la loi est censée lutter ; divers types d’équipements sont retirés des comptages, sans débat sur l’évolution nationale de l’usage des sols par grandes affectations ; les terres agricoles restent sanctuarisées, installation des bâtiments d’exploitations comprises, sans garanties de transitions vers l’agroécologie.

Dans ce processus fragmenté d’élaboration de la loi, l’instrument devient le pilote, jusqu’à occulter le sens même de l’action. Pour s’intéresser à la qualité des sols, forcément multifactorielle, on se contente d’une partition à la fois binaire et arbitraire en utilisant une notion ambiguë, l’artificialisation. Et pour se préoccuper d’aménagement des territoires, on reste arrimé à l’échelle de la parcelle, sans souci d’échelles de planification aptes à la négociation et la coopération (voir l’article de Martin Vanier dans La Grande Conversation, 7 novembre 2023).

La faute à une méthode privilégiant un outil quantitatif inopérant face aux contradictions non levées d’une ambition législative à finalités multiples. Ce n’est donc pas le caractère top-down de l’affaire qui pose problème. Les vrais sujets de la qualité des terres et de l’aménagement des espaces périurbains auraient pu trouver à se nourrir de préoccupations inédites sur l’affectation des sols. Encore eut-il fallu que des outils ad hoc s’élaborent, avec le concours des expertises locales

Les zones à faibles émissions (ZFE)

L’histoire officielle des ZFE apparaît de prime abord moins alambiquée que celle du Zan. Plusieurs grandes agglomérations françaises dépassent régulièrement les seuils de pollution atmosphérique autorisés par les normes européennes. La France est d’ailleurs rappelée à l’ordre à ce sujet à la fois par l’Union européenne et le Conseil d’État. D’où l’injonction à mettre en place des périmètres d’interdiction d’accès des véhicules les plus polluants au centre de ces métropoles.

Ce dossier est devenu l’exemple paradigmatique de la difficile alliance entre transition écologique et justice sociale, les ZFE pénalisant a priori les habitants des périphéries, très majoritairement captifs de l’automobile, et plus encore les plus défavorisés d’entre eux, sans moyens financiers pour s’équiper de voitures moins polluantes. D’où les assouplissements initiés par le gouvernement à l’été 2023 pour mettre en œuvre la loi ; nécessaire souplesse pour certains, reculade éhontée pour d’autres, l’ombre des gilets jaunes planant sur les discussions (voir la série d’articles de La Grande conversation sur ce sujet des ZFE).

Le modèle technique des ZFE n’est pas inédit. Des zones à trafic limité existent depuis des décennies dans les villes historiques italiennes afin de réduire la place de la voiture dans l’espace public. L’objectif de baisse de la pollution atmosphérique apparaît plus tard : pour l’Europe en 1995 avec la zone environnementale de Stockholm, pour la France en 2015 avec la Zone de circulation restreinte de la Ville de Paris. C’est la loi d’orientation des mobilités de 2019 qui va rendre obligatoire l’instauration d’une ZFE, là où les valeurs limites de pollution de l’air sont dépassées. Ces seuils résultent de directives européennes sur la qualité de l’air ambiant, régulièrement actualisées. L’Europe, en la matière, se préoccupe d’objectifs, pas de moyens. Mais le dispositif ZFE s’est progressivement installé comme solution par mimétisme technique, au point que le législateur français a pu en faire sa prescription exclusive, occultant ainsi d’autres outils d’interventions.

On rappellera à ce propos que les plans de déplacements urbains (PDU) – procédure de planification transversale – ont été relancés par la loi sur l’air et l’utilisation rationnelle de l’énergie de 1996, transposition d’une directive européenne. Ces PDU couvraient un large champ d’actions. C’est ainsi dans le cadre de son PDU que Nantes a instauré en 2012 une zone à trafic limité, au nom de l’apaisement de la circulation. Et la loi Grenelle 2 de 2010 a autorisé la création de péages urbains, à l’instar de celui de Londres mis en place en 2003.

Les objectifs comme les moyens peuvent se conjuguer au pluriel ! Mais l’argumentaire politique opère un formatage réducteur des problèmes et solutions. Que nous dit-il ? La pollution de l’air tue. Cet enjeu majeur de santé environnementale, de nature régalienne, légitime que l’État impose une solution aux collectivités locales concernées, la ZFE. Elle est d’autant plus pertinente qu’elle encourage l’accélération de l’électrification du parc automobile, stratégie cardinale du gouvernement pour la décarbonation des mobilités. Autrement dit, la voiture à moteur thermique est la cause de pollutions délétères, remplaçons-là au plus vite par la voiture électrique.

Une autre histoire aurait pu se raconter. Il y a évidemment un problème majeur de santé publique, lié à des polluants toxiques d’origines multiples : les véhicules mais aussi souvent le chauffage résidentiel, parfois l’industrie. Et pour ce qui concerne les véhicules routiers, les moteurs certes mais aussi (et probablement surtout) l’usure des pneumatiques et des freins (microparticules). Ce simple élargissement de la problématique change manifestement la donne ! Quant aux solutions, n’auraient-elles pas pu être confiées aux collectivités locales ? Un objectif commun pour les grandes villes : réduire les niveaux de pollution de l’air, et des solutions locales, à la fois au regard des diagnostics sur les sources de pollution mais aussi dans les types de mesures élaborées, par des concertations inédites impliquant les divers niveaux de la gouvernance locale.

Contextualisation et créativité… On aurait ainsi pu espérer que le dossier ZFE, revu et corrigé en conséquence, soit l’occasion d’enfin penser la question des déplacements à l’échelle des régions urbaines, et pas seulement des agglomérations centres, et d’initier une transformation structurelle du système automobile (réduction des usages solitaires pour les voitures classiques et promotion des très petits véhicules).

Les RER métropolitains

Des problèmes entremêlés et la solution d’un outil générique, calculette aveugle aux enjeux territoriaux, tel est le schéma de fabrique du Zan. Pour les ZFE, un duo problème / solution en prêt-à-porter, récusant les capacités de maîtrise du sur-mesure par les instances locales. Le dossier des RER métropolitains (RERM) prolonge cette typologie : une solution toute faite, par transfert sans filet d’un modèle parisien aux métropoles de province, pour un problème aux contours indéterminés, les déplacements dans les périphéries urbaines, et un enjeu plus global de décarbonation de la mobilité.

En novembre 2022, Emmanuel Macron présente comme grande ambition nationale la mise en place de RER dans 10 métropoles françaises. Les observateurs sont surpris par cette annonce. Pourtant, cette idée d’utiliser les « étoiles » ferroviaires existantes autour des grandes agglomérations pour améliorer les conditions de déplacements dans les périphéries urbaines se développe à bas bruit depuis quelques temps déjà dans les hautes sphères. En mai 2019, la SNCF organise à Bordeaux, en partenariat avec la Région Nouvelle-Aquitaine et Bordeaux Métropole, un colloque : « Réseaux et territoires, le ferroviaire au cœur des mobilités régionales et métropolitaines ». La ministre des Transports de l’époque, Elisabeth Borne, demande à cette occasion à SNCF Réseau de préparer un schéma directeur national des RER métropolitains. En décembre 2019, La loi d’orientation des mobilités fixe l’objectif de doubler la part du ferroviaire dans les grands pôles urbains et de désaturer les nœuds ferroviaires. Sa présentation grand public mentionne l’investissement dans un plan RER pour les métropoles. En octobre 2020, SNCF Réseau rend sa copie, le schéma directeur des étoiles ferroviaires et services express métropolitains.

L’affaire est dans le sac ! Deux collectivités, Bordeaux et Strasbourg, ont déjà pris les devants, partenariats entre métropoles et régions aidant. D’autres se découvrent un intérêt inédit pour ces projets de RER, jusqu’alors au mieux marginalement portés par quelques associations ou élus ferrovipathes, comme à Toulouse ou Nantes. A Nice, Lille, Marseille, le moment médiatique du RER fait resurgir d’autres projets ferroviaires, et l’amalgame s’opère entre les dossiers.

In fine, la plupart des grandes agglomérations semblent vouloir « ne pas rater le train », alors que des sources inédites de financement s’élaborent ; et qu’elles peinent à élaborer des stratégies de décarbonation des mobilités quotidiennes compatibles avec les aspirations de leurs habitants. Les régions, pour leur part, ont construit une bonne part de leur légitimité sur les TER. Les RER métropolitains créent un deuxième souffle bienvenu.

Quant à l’opinion publique, informée par une presse quotidienne régionale friande de concret, elle apprécie la solution du grand projet (nouvelle étape du développement des transports collectifs après les tramways et métros) et la promotion du ferroviaire. (Le surinvestissement symbolique dont jouit le rail en France reste à ce jour inexpliqué, sauf à penser que nous avons tous et toutes des grands-parents cheminots… mais l’éclaircissement du mystère n’est pas le thème de cet article).

Qu’est-ce qui cloche alors dans ce programme de RERM ? Il serait trop facile de s’étonner de la connivence entre l’État et l’opérateur ferroviaire pour faire monter la mayonnaise ; de rappeler la tradition circulatoire des élites technico-administratives entre Ville de Paris, RATP, SNCF et administrations centrales ; de railler l’oxymore terminologique employé : réseau express régional métropolitain…

Là encore, quel est le problème à traiter ? L’organisation des déplacements au sein des grands territoires métropolitains, particulièrement dans les espaces périurbains et pour les liaisons entre centres d’agglomération et périphéries. Peut-il y avoir une solution unique pour toutes les métropoles françaises ? Assurément non. Chacune a ses spécificités : depuis les densités des tissus urbains jusqu’à l’organisation des réseaux de villes dans son hinterland. Et les mesures potentiellement efficaces s’avèrent multiples, depuis les cars express jusqu’à la voiture partagée. Un RER métropolitain y trouve-t-il sa pertinence technico-économique ? Dans quelques cas seulement, parce qu’il faut un nombre important de voyageurs pour qu’un RER serve à quelque chose. Or les territoires concernés se prêtent rarement à la massification des flux. Et les lignes ferroviaires héritées du passé ne suivent pas toutes les axes récents d’urbanisation.

Prenons l’exemple de la Nouvelle-Aquitaine, avec des chiffres certes approximatifs mais qui fixent des ordres de grandeur. Les TER y déplacent actuellement entre 60 000 et 90 000 passagers par jour, dont environ la moitié en Gironde, soit moins de 1% des plus de 5 millions de déplacements effectués quotidiennement ; l’épaisseur du trait de crayon sur l’histogramme. Les prévisions de trafic envisagent, à la louche la plus optimiste, un doublement de la fréquentation. 15 à 20 000 usagers supplémentaires (effectuant un aller-retour quotidien). A raison d’un milliard d’euros en investissement, en chiffre rond, cela fait cher le nouvel usager des transports collectifs : au mieux (hypothèse haute d’accroissement du trafic et hypothèse basse des coûts) un investissement de 50 000 euros par nouvel usager. Et ce sans compter les coûts d’exploitation, sachant que la Cour des Comptes s’offusque régulièrement des chiffres concernant les TER. Aujourd’hui, la Région dépense pour ses TER 300 millions d’euros en contribution d’exploitation annuelle. A productivité constante, chaque usager supplémentaire aura besoin de plusieurs milliers d’euros par an de subvention publique pour son aller-retour quotidien.

Dans ce dossier RERM, une autre curiosité interroge. Le RER renvoie à une image parisienne de transport collectif structurant, rapide, fréquent, « diamétralisation » des lignes supportant des flux de plusieurs centaines de milliers de voyageurs par jour. Le RER francilien transporte près de trois millions de personnes. Il y a deux zéros à supprimer pour descendre aux échelles régionales. Les écarts d’ordre de grandeur sont pires encore en ce qui concerne le nombre de passagers intéressés par la diamétralisation des lignes, ce que les parisiens ont longtemps appelé l’interconnexion à la station Châtelet – Les Halles. En Gironde, la transformation des lignes de TER Bordeaux – Libourne et Bordeaux – Arcachon en une seule ligne Arcachon – Libourne, sans terminus à la gare Saint-Jean de Bordeaux, touche un nombre de voyageurs n’ayant plus à faire de correspondance si faible que personne n’ose en dévoiler le chiffre…

L’avenir dira ce qu’il adviendra de ce grand projet national, qui avait a priori plein de bonnes raisons de hérisser les collectivités territoriales : une injonction présidentielle, une demande à peine voilée d’argent frais de la part de la SNCF, un schéma parisien comme modèle provincial, le gommage des spécificités locales… Une proposition de loi a été examinée en cet été 2023, pour donner corps à un label de « service express régionaux métropolitains » et, surtout, trouver les milliards nécessaires en mobilisant le mécanisme de financement du Grand Paris Express. Les transferts continuent : La SGP – Société du Grand Paris deviendrait la SGP – Société des Grands Projets !

Dans un pays décentralisé, sur ce genre de sujet, l’ambiance serait à « penser local, agir local ». Dans notre France encore jacobine, un « penser global, agir local » trouve parfois sa justification ; un « solutions locales, problématiques nationales », comme l’a formalisé la ministre déléguée aux Collectivités territoriales (Dominique Faure, Le Monde, 24 août 2023). Pour les RER métropolitains, on en reste au « penser national, agir national ».

Hold-up sur les agendas

Ces trois cas d’étude mettent en évidence, au-delà de classiques jeux d’acteurs, une saturation des agendas locaux par des injonctions supra-locales. Les collectivités territoriales perdent ainsi leur capacité à formaliser et à choisir les problèmes dont elles veulent se saisir et à les hiérarchiser. Donc à faire de la politique (politics).

Et même si ces prescriptions apparaîtraient légitimes (elles le deviendront plus encore à la hauteur des attentes en matière de transition écologique), ce sont alors les solutions, les moyens, les outils qui se voient imposés par la norme juridique (Zan), soutenus par des modèles techniques préexistants (ZFE, RERM) ou favorisés par les financements (aides à l’accélération de l’électrification du parc automobile pour la ZFE, subventions et taxes dédiées aux infrastructures ferrées pour les RER). Là, c’est leur capacité à concevoir et mettre en œuvre des politiques publiques (policies) que les collectivités territoriales voient disparaître.

Plus de politics, plus de policies. Qualifions cette double dépossession de « désemparement », à la fois désorientation et (selon le vocabulaire marin) mise hors d’état de naviguer. Des capacités de gouvernance drastiquement limitées. Osons une question inconvenante : les pouvoirs locaux ne trouvent-ils pas leur compte dans cette situation de perte de contrôle des ordres du jour ? La réponse mériterait une réflexion plus aboutie. Mais quelques hypothèses peuvent être testées. D’abord, l’action publique locale apprécie autant que l’État la mise en avant de solutions, censées garantir un pragmatisme de bon aloi tout autant que la visibilité de l’action politique. Ensuite, face à des sujets compliqués, le transfert de la plainte des citoyens (le blame avoidance, bien documenté par la sciences politique nord-américaine) n’est pas à dédaigner : la faute à l’État, à l’Europe… Une déresponsabilisation bienvenue quand les ambiances locales s’alourdissent.

Enfin, si complaisance il y a de la part des collectivités locales à l’égard de cet État si insidieusement castrateur, n’est-ce pas aussi l’aveu silencieux de leur difficulté intrinsèque à tenir ensemble tous les éléments qui fondent une politique publique locale ? La problématisation d’une question, en lien avec un référentiel global et une contextualisation spécifique ; un objectif évaluable, des moyens en cohérence, des causalités explicites entre problèmes et solutions. A défaut de mobiliser l’ensemble des ingrédients de la recette, les produits en rayonnage deviennent un succédané honorable. Et ce d’autant que mettre en avant des projets/objets plutôt que des politiques publiques facilite grandement la vie publique. En effet, les procédures de consultation publique des grands projets focalisent les avis sur les conditions de leur mise en œuvre beaucoup plus que sur leur pertinence (voir par exemple le dossier de concertation sur le RER métropolitain Bordeaux Métropole/Gironde/Nouvelle-Aquitaine qui s’est cantonné à examiner les aménagements ferroviaires).

Dans le système politico-administratif de la France contemporaine, le pouvoir local n’est pas vraiment de plein exercice. Le processus décentralisateur a bien son rôle dans la difficulté des collectivités territoriales à exercer pleinement leur capacité d’action, mais pas selon la raison généralement invoquée d’une frilosité décentralisatrice. C’est en cantonnant les collectivités dans des transferts de compétences préexistantes pour lesquelles elles seraient seules souveraines que la décentralisation les bride doublement. D’une part, les problèmes inédits ne sont pas gouvernés, faute de se caler dans les catégories en place. D’autre part, les sujets traditionnels (habitat, déplacements, services collectifs, etc.) sont mal traités, victimes de la croyance infondée dans les vertus d’un jardin institutionnel à la française (sans chevauchement de compétences) obérant les efforts de coopération interterritoriale, seule à même d’activer des leviers pertinents et efficaces. Il faut malheureusement reconnaître que les politistes défendant cette analyse s’avèrent beaucoup moins nombreux que les acteurs du monde politique qui souhaitent une énième fois remettre sur l’établi la double obsession du « trop de strates » et le « problème de clarté des compétences », selon les propos d’août 2023 du Président de la République.

Dans l’analyse séquentielle des politiques publiques, la science politique insiste à juste titre sur la première phase dite de la mise sur agenda. C’est en reprenant la main sur ces dimensions cognitives de leurs politiques, à travers une expertise renouvelée, que les collectivités territoriales, réflexives et documentées, trouveront à élargir leurs capacités d’action.

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Jean-Marc Offner