Les systèmes de santé peuvent-ils sauver des vies sans mettre la terre en péril ?

Les systèmes de santé peuvent-ils sauver des vies sans mettre la terre en péril ?
Publié le 19 février 2024
  • Directeur du département des résultats et de l’initiative santé-climat, Unitaid
Les intrications entre climat et santé sont complexes. Elles concernent non seulement les risques sanitaires engendrés par le réchauffement climatique mais aussi le fait que le système de santé dans son ensemble, consommateur de médicaments, d’instruments, d’énergie, est lui-même producteur de pollutions. Une empreinte carbone qu’il lui appartient de réduire s’il veut continuer à sauver des vies sans mettre en péril la santé mondiale. Vincent Bretin a coordonné la stratégie Climat et Santé d’Unitaid, une structure fondée en 2006 par plusieurs pays dont la France, hébergée par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et qui finance l'accès à la santé dans les pays à faibles revenus. Il expose ici les solutions qui permettraient d’inverser la tendance.
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Chaque année, le secteur mondial de la santé sauve des millions de vies grâce à des médicaments innovants, des diagnostics et des outils préventifs. Et chaque année, ces mêmes produits de santé salvateurs émettent des millions de tonnes de CO2 dans l’atmosphère, contribuant ainsi à mettre en danger l’habitabilité de la planète. Si certains effets du changement climatique sur la santé des populations sont bien connus, comme le développement de certaines maladies vectorielles et les effets des vagues de chaleur sur certains publics, l’impact du secteur mondial de la santé sur le changement climatique ainsi que les risques que le réchauffement fait peser sur les chaînes d’approvisionnement en produits de santé sont en revanche moins bien compris. L’attention portée à ces questions est cependant en croissance, comme on l’a vu lors de la vingt-huitième Conférence des Parties (COP28) — la première COP à consacrer une journée entière à la santé. Réalisée en prévision de cette conférence, une étude d’Unitaid portant sur dix catégories principales de produits de santé a examiné ces impacts et risques, ainsi que ce que les sociétés peuvent faire à ce sujet.

Le secteur de la santé représente environ 4,6 % des émissions mondiales nettes de carbone — soit davantage que l’industrie mondiale du transport maritime. Les systèmes de santé sont responsables de 3 % à 10 % des émissions nationales de CO2 selon les pays (Pichler et al., 2019 ; Eckelman et al., 2018 ; HCWH, 2019) ; en France, les émissions de gaz à effet de serre du secteur de la santé ont été estimées par le Shift Project à environ 8 % des émissions nationales, atteignant entre 40 et 61 mégatonnes d’équivalents CO2 (MtCO2e) en 2021 (Shift et al., 2023). 

Le paradoxe est donc qu’un secteur qui s’efforce de maintenir les gens en bonne santé, non seulement contribue également au problème, mais en outre tarde à prendre sa part dans la lutte contre le changement climatique.

Sur un autre plan, les tests, médicaments, dispositifs et instruments que les professionnels de santé utilisent chaque jour sont exposés à des risques liés au climat : le changement climatique est la source potentielle de perturbations des chaînes d’approvisionnement, en cas par exemple d’événements météorologiques extrêmes, mais aussi du fait d’évolutions des schémas de précipitations fragilisant les sites de production. En outre, les températures croissantes et les vagues de chaleur peuvent entraîner la dégradation de certains médicaments.

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Ces enjeux multiples des liens entre climat et santé commencent à être bien documentés dans la littérature, comme cela a été d’ailleurs déjà rapporté dans La Grande Conversation à partir d’une revue de littérature proposée par Zeynep Or et Anna-Veera Seppänen, chercheuses à l’IRDES.

Le rapport publié par Unitaid en novembre 2023, intitulé « From milligrams to Megatons » (des milligrammes aux mégatonnes) apporte sa pierre à ces connaissances en pleine croissance en proposant une analyse documentée de dix produits clés de l’offre de santé mondiale sous un angle climatique et environnemental : des médicaments contre le VIH, la tuberculose et le paludisme, ainsi que des moustiquaires pour se protéger du paludisme, des diagnostics pour la tuberculose et de l’équipement d’oxygène. Ce sont des outils vitaux représentatifs de la plupart des produits utilisés dans la santé mondiale. Pour chaque produit, l’étude a évalué l’ensemble des risques et impacts liés au climat et à l’environnement. L’évaluation couvrait huit étapes de la chaîne de valeur, de l’acquisition des matériaux princeps jusqu’à la fin de vie et aux déchets ; six types d’impacts liés au climat et à la nature, des émissions de CO2 à la pollution de l’eau ; et neuf types de risques liés au climat, comme les inondations ou la chaleur extrême.

Des milligrammes aux mégatonnes d’empreinte carbone

Le premier enseignement concerne les quantités absolues de CO2 émises dans l’atmosphère par ces dix chaînes d’approvisionnement : 3,5 MtCO2e chaque année, principalement par la fabrication, le transport et les déchets. Par exemple, une dose quotidienne du schéma thérapeutique à base de dolutégravir, la meilleure thérapie antirétrovirale au monde pour les personnes vivant avec le VIH, ne contient que 650 milligrammes de principe actif. Multiplié par les dizaines de millions de personnes qui suivent ce traitement pendant des années, le nombre passe à plus de 7 000 tonnes métriques de principe actif par an. Ce poids massif lui-même se compose de trois ingrédients distincts, nécessitant chacun quatre à cinq réactions chimiques séquentielles, avec de nombreux intrants, solvants et énergie utilisés à chaque étape. En raison de ce processus énergivore, la production de chaque kilogramme de principe actif émet 314 kilogrammes de dioxyde de carbone (CO2). Dans l’ensemble, en tenant compte de toutes les sources d’émissions, il apparaît que les 650 milligrammes quotidiens deviennent 2,7 MtCO2e par an — l’équivalent des émissions annuelles de la ville de Genève.

Empreinte environnementale

Le deuxième constat concerne l’empreinte environnementale et la pollution chimique. Les dix catégories de produits étudiées ont des conséquences sérieuses sur la nature, comme la libération de déchets chimiques toxiques au moment de la fabrication et l’impact lié aux déchets des dispositifs médicaux. Par exemple, la nouvelle classe de moustiquaires — l’un des outils les plus efficaces et abordables utilisés pour protéger les familles contre le paludisme — devrait générer 57 000 tonnes de déchets plastiques chaque année d’ici 2030. Sans solutions de recyclage, la plupart de ces moustiquaires sont soit jetées dans des décharges non gérées, soit incinérés — polluant l’air, le sol et l’eau.

Source : Unitaid, 2023

Le rapport d’Unitaid montre que l’enjeu des émissions est concentré en amont dans la chaîne de valeur, aux étapes énergivores de transformation des matières premières. L’impact sur la biodiversité, quant à lui, principalement causé par des déchets non gérés, s’apprécie sur l’ensemble du cycle de vie du produit : il concerne à la fois l’amont et l’aval. Enfin, chaque étape des chaînes de valeur des produits est exposée aux risques climatiques, qui les fragilisent et peuvent créer des dommages à la fois en amont, dans les territoires où la production est géographiquement concentrée, et en aval, en perturbant l’accès aux soins.

Des chaînes d’approvisionnement vulnérables

En troisième lieu, l’étude s’intéresse à la résilience des chaînes d’approvisionnement, et révèle des risques sérieux liés au climat, mettant en péril l’accès au médicament. Cette facette n’est presque jamais analysée alors qu’elle est cruciale.

L’étude analyse par exemple la chaîne d’approvisionnement de la thérapie antipaludique à base d’artémisinine, un médicament antipaludique vital utilisé par des centaines de millions de personnes chaque année. A chaque étape, cette chaîne est exposée à de multiples risques liés au climat. D’abord, la culture de la plante princeps Artemisina annua, qui produit l’un des principaux ingrédients du médicament, est sensible aux conditions climatiques. Ensuite, la plupart des sites de fabrication sont concentrés dans deux régions de l’Inde qui sont exposées à des risques d’inondation. Enfin, des chaleurs élevées exposent le produit final à des risques de dégradation

Réduire les pollutions des systèmes de santé

Si les constats peuvent surprendre, les solutions, elles, sont classiques. Le rapport d’Unitaid décrit 20 solutions techniques qui pourraient rendre ces produits plus résilients au changement climatique tout en réduisant les émissions correspondantes jusqu’à 70 %.

Bonne nouvelle : 40 % des émissions actuelles de CO2 pourraient être réduites sans augmenter le coût de production, permettant ainsi d’apporter d’importants changements tout en conservant des produits abordables. Il est encourageant de constater que la mise en œuvre complète de solutions « neutres sur le plan financier » à travers ces dix chaînes d’approvisionnement permettrait de se rapprocher des objectifs de l’Accord de Paris visant à réduire les émissions de 43 % d’ici 2030. Beaucoup de ces solutions sont bien documentées. D’autres sont plus innovantes mais néanmoins très prometteuses. Prenons l’exemple de la chimie verte, qui englobe un large éventail d’innovations permettant de rendre les processus chimiques plus durables. En appliquant de tels principes à plusieurs médicaments essentiels utilisés pour le traitement de la tuberculose, les chercheurs ont pu réduire l’utilisation de matières premières de 55 à 66 % et augmenter les rendements de 18 à 43 %. Ce type d’approches permet non seulement de réduire les émissions de CO2, mais peut également réduire les déchets dangereux et générer des gains d’efficacité économique — une solution clairement gagnant-gagnant. On peut citer également, au-delà de l’étude d’Unitaid, le remplacement des gaz propulseurs des inhalateurs et des gaz d’anesthésie, qui ont un fort potentiel d’effet de serre, par des alternatives non gazeuses ou bas-carbone. Le National Health Service (Service de santé national britannique), très en avance sur ces enjeux, considère qu’une grande majorité des émissions liées à ces produits pourraient être atténuées, sans affecter les patients, en augmentant l’utilisation des inhalateurs à poudre sèche (-374  ktCO2e par an), en réduisant l’utilisation des inhalateurs à gaz par l’innovation et l’adoption des nouveaux alternatifs à bas-carbone (-403 ktCO2e par an) et en transformant la pratique de l’anesthésie (-195 ktCO2e) (NHS England, 2020)

 « Greener NHS » : le modèle anglais

La stratégie la plus exhaustive de réduction des impacts environnementaux à l’échelle d’un système de soins a été mise en œuvre par le NHS England (Roschnik et al., 2019, NHS England, 2022). Celle-ci a défini et mis en place, depuis 2008, des mesures couvrant l’ensemble du système de santé, en s’appuyant sur un suivi continu des émissions. Cette approche globale a permis de réduire l’empreinte carbone « directe » du NHS de 30% entre 2010 et 2020 (calculé d’après NHS England 2020). Depuis 2020, le déploiement du projet « Greener NHS » fait du système de santé britannique le premier à s’être engagé politiquement à atteindre la neutralité carbone en 2040 pour son périmètre principal et en 2045 pour son périmètre élargi (NHS England, 2020). Pour ce faire, le NHS s’appuie sur un large spectre de leviers incluant la rénovation des bâtiments pour réduire la consommation d’eau et d’énergie, l’investissement dans les modes de transport plus propres, la formation et l’incitation des professionnels de santé à des pratiques de soins plus écologiques, et l’alignement des fournisseurs sur les engagements de neutralité carbone.

Répondre aux impacts du changement climatique sur la santé

On l’a dit, le rapport d’Unitaid explore deux aspects critiques et mal compris du changement climatique en ce qui concerne l’impact des produits de santé et de leurs chaînes d’approvisionnement sur l’environnement, et leur résilience aux risques climatiques. Mais Unitaid, dans sa stratégie Santé et climat, alerte également sur un troisième enjeu crucial : l’impact du changement climatique sur les causes, l’émergence et la diffusion des maladies, ainsi que sur les populations.

La préoccupation centrale, bien documentée, concerne les maladies vectorielles et les arboviroses, comme l’article sur la lutte contre les moustique l’a illustré  dans ces mêmes colonnes. Rappelons qu’en France, depuis 2010, le nombre de départements métropolitains colonisés par le moustique tigre a été multiplié par 10. À l’échelle mondiale, on voit par exemple le paludisme se propager maintenant dans de nouvelles régions, de nouveaux environnements et par de nouveaux vecteurs, et on estime que 2 milliards de personnes pourraient être exposées à la dengue du fait du changement climatique.

À ces risques s’ajoutent des effets de deuxième ou troisième ordre du changement climatique sur la santé. Ainsi, si l’on prend l’exemple de la grossesse, il faut prendre conscience que les fortes chaleurs, la précarité nutritionnelle, l’eau de qualité dégradée (ou salinisée) ou encore la diffusion des maladies infectieuses vectorielles sont autant de conséquences du changement climatique qui représentent des risques spécifiques pour les femmes enceintes.

Face à ces défis, si la santé et l’équité doivent être préservées, cela impliquera des évolutions profondes : les parties prenantes et les sociétés devront changer, parfois de manière fondamentale, de même que les types de produits de santé. Le pilotage de l’innovation et de la R&D doivent donc être guidés à la fois par les besoins de santé publique et par les enjeux liés au changement climatique.

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La nouvelle Stratégie Climat et Santé d’Unitaid appelle ainsi à développer des produits de santé adaptés aux enjeux climatiques : qui ne soient pas néfastes pour l’environnement, résilients, qui répondent au changement climatique et qui soient adaptés localement et produits régionalement. Les problèmes du changement climatique et de la santé sont interconnectés, et les interventions devraient l’être aussi. Les chercheurs, les industriels, les donateurs, les pays, les ONGs, les communautés et les organisations de santé comme Unitaid doivent élaborer, produire, financer, acheter et plaider en faveur de produits de santé adaptés au climat. Ne pas le faire, c’est d’abord prolonger  les impacts environnementaux négatifs des chaînes d’approvisionnement en produits de santé. C’est aussi prendre le risque que des interventions sanitaires aujourd’hui essentielles  deviennent obsolètes ou inefficaces

Références :

Eckelman, M. J., Sherman, J. D. et MacNeill, A. J. (2018), ‘Life cycle environmental emissions and health damages from the Canadian healthcare system: An economic-environmental-epidemiological analysis’, PLoS Med, 15 (7), e1002623.

NHS England (2020), ‘Delivering a “Net Zero” National Health Service’, (Londres : NHS England and NHS Improvement). 

NHS England (2022) ‘Greener NHS’, [Website], (mis à jour le 1er juillet 2022) <https://www.england.nhs.uk/greenernhs/>

Pichler, P. P., et al. (2019), ‘International comparison of health care carbon footprints’, Environmental Research Letters, 14 (6).

Roschnik, S., et al. (2017), ‘Transitioning to environmentally sustainable health systems: the example of the NHS in England’, Public health panorama, 03 (02), pp. 229-36. 

Shift, et al. (2021), ‘Décarboner la santé pour soigner durablement’, (Paris : The Shift Project), p. 155. 

Shift, et al. (2023), ’Décarboner la santé pour soigner durablement : édition 2023’, (Paris : The Shift Project), p. 177.

HCWH and Arup. (2019). Healthcare’s climate footprint report. https://healthcareclimateaction.org/sites/default/files/2021-05/HealthCaresClimateFootprint_092319.pdf

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Vincent Bretin