La politique de cohésion européenne : une histoire de compromis

La politique de cohésion européenne : une histoire de compromis
Publié le 6 mai 2024
  • Professeur des Universités en aménagement de l\'espace et urbanisme à l\'université Grenoble Alpes.
Au cœur du projet et du budget européen, la politique de cohésion de l’Union européenne (UE) met en œuvre le principe de solidarité entre les Etats-membres. En mars dernier, la Commission européenne a publié son 9e rapport sur la politique de cohésion. Ce rapport permet de faire le bilan de cette politique, de pointer ses insuffisances et de faire des recommandations sur son évolution. Le géographe Frédéric Santamaria, de l'Université de Grenoble, spécialiste des inégalités territoriales et du développement en Europe, revient dans cet entretien sur l’histoire, la philosophie et les enjeux de la politique de cohésion européenne.
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Entretien avec Frédéric Santamaria, professeur des Universités en aménagement de l’espace et urbanisme à l’université Grenoble Alpes.

D’après le rapport publié par la Commission européenne, depuis 2004 et l’élargissement de l’UE, on observe une convergence économique des régions les moins développées. En effet, alors que la moyenne du PIB par habitant de ces régions correspondait à 52% de la moyenne de l’ensemble de l’UE en 2004, elle atteint presque 80% en 2023. Pour ces régions les moins développées, le taux de chômage est passé de 13% à 4% entre 2004 et 2023. Cette convergence s’explique par une hausse de la productivité et donc de la compétitivité de ces régions. Sur le plan social, les taux de pauvreté diminuent et la qualité des systèmes de santé progresse dans les régions les moins développées. Cependant, certains indicateurs dépeignent la persistance d’un écart important notamment concernant le chômage et l’éducation des jeunes, ou l’impact de l’inflation et de la hausse des prix de l’énergie.

Cependant, le phénomène de convergence est inégal à travers l’UE. Si les régions d’Europe centrale et orientale ont connu un fort phénomène de rattrapage, certaines régions d’Europe du Sud et régions désindustrialisées des pays développés connaissent un décrochage social et économique. De plus, à l’échelle des régions, on note l’existence de fortes disparités, surtout dans les pays de l’Est où les régions capitales et les centres métropolitains concentrent le développement économique et social.

A l’échelle européenne, sur la période 2014-2020, la politique de cohésion a permis une hausse de compétitivité à travers l’approfondissement du marché unique, la création de 370 000 emplois et une amélioration de la gouvernance des Etats-membres.

Cependant, les impacts du changement climatique et de son adaptation, la transition digitale et les questions migratoires risquent d’accentuer les inégalités existantes au sein de l’UE. Ainsi, la politique de cohésion doit aider les régions les plus vulnérables face à ces nouveaux défis, en permettant un développement plus homogène à l’échelle régionale. Pour cela, l’amélioration de la capacité de gouvernance des régions les moins développées est essentielle, de même qu’une approche qui intègre davantage les acteurs locaux et la société civile dans les décisions.

L’objectif initial de la politique de cohésion de l’UE : compenser les inégalités territoriales

Quel est l’objectif de la politique de cohésion à sa création ?

LGC

Créée au sein de la Communauté Économique Européenne (CEE) sous le nom de politique régionale, l’objectif de ce qui deviendra la politique de cohésion est de compenser les inégalités entre les différentes régions en Europe. Cette politique prend véritablement corps avec la création du Fonds Européen de Développement Régional (FEDER) en 1975. Le marché commun de l’UE se traduit par l’absence de droits de douanes et les différentiels de concurrence entre les régions peuvent exacerber les inégalités de développement entre des pays européens. Les régions les mieux dotées peuvent supporter l’insertion dans le marché commun, tandis que certaines souffrent de cette concurrence généralisée. Ainsi, la politique de cohésion est pensée en lien avec le projet d’un marché commun en Europe. C’est un système de compensation territorial pour réduire les inégalités liées à la mise en place du marché commun.

Frédéric Santamaria

Du point de vue de leurs objectifs, y-a-t-il une grande différence entre cette politique européenne de cohésion et ce qu’était la tradition française d’aménagement du territoire ?

LGC

Pour y répondre de manière scrupuleuse, il faudrait faire un travail d’archives très précis. Dans son Histoire de la politique de cohésion, Jean-François Drevet montre l’influence du modèle français au moment de l’élaboration de la politique régionale. En effet, l’objectif de compenser des inégalités territoriales au niveau régional est au cœur de la philosophie de l’aménagement du territoire en France. Le choix de l’échelle régionale permet de considérer le contexte propre à chaque portion du territoire, et doit produire un rééquilibrage des niveaux de richesse entre les différentes régions. On retrouve cette même philosophie dans l’objectif initial de la politique régionale.

Frédéric Santamaria

L’objectif initial de la politique de cohésion européenne est donc de permettre une convergence entre les différentes régions d’Europe. Qu’entend-on par ce terme de convergence ?

LGC

Ce mot est employé dans des contextes très différents. Par exemple, dans le cas de l’Union européenne, on parle de convergence économique mais aussi institutionnelle. La politique de cohésion s’intéresse à la convergence entre revenus qui, elle-même, peut être appréhendée à travers deux phénomènes différents.

Premièrement, on peut mesurer la convergence par l’évolution de la moyenne des écarts de revenus entre les différentes régions de l’UE. Avec cette méthode, on constate une réelle convergence jusqu’à la crise financière et économique de 2008. A partir de là, les inégalités repartent à la hausse avant de se stabiliser dans la période récente. Le rapport de la Commission européenne sur sa politique de cohésion, paru en 2024, montre qu’il existe, encore aujourd’hui, un phénomène de convergence entre les régions.

Deuxièmement, la convergence peut être mesurée à partir des différences d’intensité d‘augmentation du revenu entre les régions. Concrètement, on regarde si les régions les plus pauvres augmentent leurs revenus plus rapidement que les régions les plus riches qui continuent elles-mêmes de voir leur revenu augmenter. C’est aussi une forme de convergence même si l’écart ne se comble pas.

Frédéric Santamaria

Les convergences régionales en Europe

            Les deux cartes ci-dessous représentent ces deux modes d’évaluation de la convergence. Sur la Figure 1, les régions en vert ont un PIB par habitant supérieur à la moyenne de l’UE tandis que les régions en rose ont un PIB par habitant inférieur à cette moyenne. Or, on note que la majorité des régions françaises et espagnoles ont des pourcentages proches des régions de l’Est, ce qui témoigne d’un phénomène de convergence économique. Sur la Figure 2, les régions en vert ont connu une croissance du PIB par habitant supérieure à la moyenne de l’UE, et celles en jaune inférieure. La nuance dans les couleurs représente la croissance du PIB en comparaison avec la croissance nationale. On observe un phénomène de convergence très net avec une augmentation plus importante du PIB par habitant dans les régions les moins développées.

Source : Commission européenne, Ninth report on economic, social and territorial cohesion, 2024

Les inégalités entre les pays sont uniquement appréhendées à travers le revenu, via la mesure du PIB par habitant. Y-a-t-il des réflexions pour trouver d’autres indicateurs ?

LGC

Le PIB par habitant est un indicateur simple, traditionnellement utilisé au niveau national. C’est donc l’indicateur utilisé par tous les responsables politiques, et celui qu’ils ont le plus l’habitude de manipuler. Pour autant, c’est un indicateur très sommaire qui ne dit rien de la qualité de vie dans les différentes régions européennes, comme le montre Laurent Davezies dans ses travaux. Certes, la qualité de vie n’est pas sans lien avec la production de richesses, mais c’est très réducteur. De plus, cet indicateur suscite des phénomènes de distorsion dans les résultats observés. A titre d’exemple, la région avec le plus haut PIB par habitant est le Luxembourg, avec une différence considérable par rapport aux autres régions européennes, en raison du décompte au niveau luxembourgeois d’une richesse largement produite ailleurs en Europe. Pour autant, ces chiffres reflètent principalement les avantages fiscaux procurés par le Luxembourg. Ainsi, concevoir la politique de cohésion à partir de ce seul indicateur pose de réelles questions sur le plan conceptuel et vis-à-vis des décisions politiques qui en découlent.

Frédéric Santamaria

La politique de cohésion face à des nouveaux enjeux : l’élargissement de l’UE et la recherche de compétitivité

Comment la politique de cohésion de l’UE a-t-elle évolué ?

LGC

La politique de cohésion de l’UE actuelle est un compromis entre un projet historique appliqué à une nouvelle Europe, et de nouveaux objectifs liés à l’évolution de l’ordre économique mondial.

Avec les élargissements de l’UE de 2004 puis 2007, l’Europe n’est plus aussi homogène économiquement qu’en 1975. Ainsi, les inégalités territoriales se sont intensifiées et l’objectif de compensation de ces inégalités doit s’adapter à cette nouvelle géographie. Désormais, la compensation se fait en priorité vers les régions marquées par un “retard de développement”. D’après le rapport de la Commission, la politique de cohésion investit en moyenne 297 euros par habitant par an dans les régions les moins développées, contre 117 euros en moyenne pour l’ensemble de l’UE.

            A ce projet historique s’est ajouté un nouvel objectif de la politique de cohésion de l’UE. Au début des années 2000, dans un contexte de concurrence internationale, les élites politiques ont commencé à s’inquiéter de la perte de compétitivité de l’Europe. C’est pourquoi les fonds de la politique de cohésion ont aussi été utilisés pour soutenir des potentiels de développement et donc promouvoir la compétitivité de l’économie européenne. Selon le rapport de la Commission européenne de 2024 cet objectif de compétitivité a été intégré au sein de la politique de cohésion. En l’état, toujours selon ce rapport, les investissements de la politique de cohésion permettent un retour sur investissement positif et donc une augmentation de la compétitivité européenne. D’après les modélisations macro-économiques exposées dans le rapport, les programmes de cohésion 2014-2020 et 2021-2027 pourraient augmenter le PIB européen de 0,9% d’ici 2030. En effet, chaque euro investi dans cette politique de cohésion devrait générer 1,3 euros de PIB supplémentaire d’ici 2030. Ainsi, les fonds de la politique de cohésion participeraient de cet objectif de soutien à la compétitivité du continent. A l’image de l’UE, l’histoire de la politique de cohésion est donc une histoire de compromis et de mélanges entre projets historiques et défis contemporains.

Frédéric Santamaria

Comment expliquez-vous l’évolution de cette politique de cohésion vers une recherche de plus de compétitivité ?

LGC

Tout d’abord, cette évolution s’explique par de grands événements politiques. L’élargissement de l’Union européenne a transformé les objectifs de la politique de cohésion. De plus, la place de l’Europe au sein de l’économie internationale a été une préoccupation croissante pour les Etats membres. Ainsi, la recherche d’une plus grande compétitivité européenne colore l’ensemble des politiques de l’UE. Ces préoccupations sont partagées par les différents Etats et se retrouvent dans le mode opératoire de la politique de cohésion.

Ensuite, cette évolution est le résultat de négociations qui ont lieu régulièrement entre les États. Il existe des rapports de force entre les pays contributeurs nets ou bénéficiaires nets. Or, la posture des Etats diffère en fonction de leur capacité à financer la politique de cohésion et donc à peser sur les discussions. Les grands objectifs de la politique de cohésion résultent d’un consensus, mais qui peut être longuement discuté en interne. Cette recherche du consensus conduit à mêler différents objectifs au sein de la politique de cohésion ce qui peut conduire à des oppositions entre les pays dits « frugaux » (Pays-Bas, Danemark, Suède, Autriche) et les pays du Sud de l’Europe.

Enfin, historiquement, la politique de cohésion était moins dépendante des États puisqu’elle était majoritairement financée par des ressources propres, c’est-à-dire des taxes sur les produits entrants ou des amendes de l’UE. Aujourd’hui, 75% du budget de la politique de cohésion vient de la contribution des Etats. Cela explique aussi la divergence d’intérêts entre les Etats en fonction de leur implication financière.

Frédéric Santamaria

Le rapport de force entre États contributeurs et États bénéficiaires semble être renouvelé avec la perspective d’entrée de l’Ukraine dans l’UE. L’ensemble des pays aujourd’hui bénéficiaires deviendraient contributeurs nets étant donné l’écart de richesse très fort avec l’Ukraine. Si on maintient la politique de cohésion et la Politique Agricole Commune (PAC) telles qu’elles existent aujourd’hui, l’Ukraine absorberait une grande part des sommes.

LGC

En effet, l’entrée de l’Ukraine dans l’UE entraînerait inévitablement des formes de déséquilibres. Les fonds de l’UE, dont ceux de la politique de cohésion, sont attribués en fonction de la richesse relative d’un pays par rapport à l’ensemble européen. Or, l’entrée de l’Ukraine dans l’UE va de facto faire baisser la moyenne du PIB par habitant européen. Certains pays vont donc passer au-dessus des moyennes qui leur permettent aujourd’hui de bénéficier des fonds de l’UE. C’est un système de vases communicants. C’est pourquoi, d’après le rapport de la Commission européenne, l’entrée de l’Ukraine ou des pays des Balkans dans l’UE n’est souhaitable que si le phénomène de convergence est engagé dès la phase de négociations.

Au-delà de cette richesse relative, le débat budgétaire se pose aussi en termes absolus. Aujourd’hui, la politique de cohésion représente 344 milliards d’euros sur une période de sept ans pour l’ensemble des pays de l’UE. Rapportées au budget de l’Etat français, ces sommes sont très faibles. Pourtant, la politique de cohésion est la politique d’intervention dans laquelle l’UE met le plus d’argent. Pendant longtemps, la majorité des investissements allaient à la PAC. Aujourd’hui, le budget de la PAC est à peu près à égalité avec celui de la politique de cohésion. Ils représentent chacun 30% du budget accordé aux politiques d’intervention de l’UE. Cependant, le budget total de l’UE est relativement faible comparé aux budgets des Etats-membres. L’UE a même mis en place un système légal pour que l’ensemble des dépenses de l’UE soient plafonnées à 1% du PIB européen. Le PIB européen est autour de 15 000 milliards d’euros, ce qui est une base considérable. Il n’empêche, il faut s’interroger sur les déséquilibres budgétaires entre les Etats et l’UE. Cette question budgétaire dépend de l’état des finances publiques mais aussi de choix politiques pour définir les attributions respectives des Etats et de l’UE.

Frédéric Santamaria

Diriez-vous que le FEDER est dans une dynamique croissante par rapport aux autres politiques de l’UE ?

LGC

Il y a eu une période d’augmentation très importante des fonds de la politique de cohésion. Aujourd’hui, on observe plutôt une stabilisation en valeur absolue et une baisse en valeur relative, tout comme pour la PAC, au profit des politiques sectorielles. Ces politiques sectorielles touchent, par exemple, aux enjeux de sécurité, mais aussi de l’enseignement supérieur avec le programme Erasmus ou de la recherche. Si la PAC et la politique de cohésion représentent encore 60% du budget de l’UE, cette part a tendance à diminuer.

Frédéric Santamaria

Le choix de l’attribution des fonds ou comment concilier deux logiques contradictoires

Au moment de l’élargissement de l’UE, l’enjeu de rattrapage économique faisait écho à un double objectif politique. Les pays entrants avaient l’espoir d’être entraînés par le dynamisme économique européen, et ainsi d’atteindre cet objectif de convergence. Pour les pays anciennement dans l’UE, le rattrapage économique était un moyen de répondre à une peur, plus implicite, de concurrence et de dumping social interne à l’UE. La crainte de concurrence interne est-elle aussi forte aujourd’hui ?

LGC

Cette crainte est essentielle et explique en partie une autre évolution de la politique de cohésion : l’ouverture de ses fonds aux régions les plus favorisées. L’Union Européenne classe les pays selon leur niveau de développement, mesuré par le PIB par habitant : les “régions les moins développées” sont en dessous de 75% du PIB par habitant moyen de l’UE ; les “régions en transition” entre 75 et 100% ; les “régions les plus développées” au-delà de 100%. Or, à partir de 2007, les “régions les plus développées” ont pu accéder aux fonds de la politique de cohésion.

Cette décision était défendue sur le plan économique. Le rapport d’André Sapir publié au milieu des années 2000 marque un tournant sur cette question d’attribution des fonds européens. Il préconise d’investir dans des régions en capacité de valoriser cet argent. Cette proposition a permis de justifier l’ouverture de ces fonds vers les régions les plus développées de l’UE.

Frédéric Santamaria

Cette ouverture des fonds vers des régions plus riches ne vient-elle pas remettre en cause l’objectif de réduction des inégalités ? Est-ce un choix qui fait l’objet de débats encore aujourd’hui ?

LGC

C’est un débat ancien, qui revient à chaque négociation des fonds européens et qui oppose deux logiques fondamentalement différentes. D’un côté, la logique de compensation des inégalités vise à offrir le même niveau de services et équipements sur l’ensemble du territoire européen. Ce principe de solidarité implique souvent des investissements qui suscitent une perte monétaire mais un gain en termes d’équipements, d’infrastructures, de santé ou d’éducation. L’autre logique consiste à investir le peu d’argent disponible dans des territoires en mesure de le valoriser. C’est l’idée défendue par le rapport Sapir, qui repose sur le concept d’effet multiplicateur. L’objectif est de valoriser la ressource publique. Or, les espaces capables de valoriser cet argent sont les régions les plus développées. Ainsi, il y a une contradiction entre ces deux logiques.

Pour trouver un compromis, la majorité des investissements ont été fait dans les pays d’Europe centrale et orientale, relativement moins développés. Cependant, au sein de ces pays, ils sont allés prioritairement dans les régions centrales capables de valoriser cet argent. De ce fait, on a accentué les inégalités régionales au sein de ces pays. En effet, les quatre pays pour lesquels les inégalités régionales sont supérieures à la moyenne de l’UE sont la Hongrie, la Tchéquie, la Bulgarie et la Roumanie. On observe aussi les résultats de cette politique en regardant les 20 régions les plus riches d’Europe en termes de PIB par habitant. En 2021, la région de Prague arrive 5e, la région de Varsovie, à égalité avec celle de Bucarest, 12e, la région de Budapest 14e et la région de Bratislava 17e. A côté de cela, on a Bruxelles-capitale en 4e, l’Ile-de-France en 8e et la région de Stockholm en 10e. Ainsi, les régions capitales sont relativement proches en termes de PIB par habitant. Cela illustre ce choix d’investir, que ce soit l’UE ou les Etats eux-mêmes, dans des espaces déjà susceptibles de valoriser cet argent. Il est donc nécessaire d’adopter une lecture à plusieurs échelles pour comprendre l’état des inégalités en Europe.

            Cet enjeu de l’échelle pose aussi des enjeux politiques, notamment sur la place des pays d’Europe du Sud. En effet, les pays les plus développés bénéficient relativement peu de cette politique de cohésion. Le niveau de richesse de l’Espagne par exemple est presque équivalent à celui de la France, et les contextes socio-économiques sont comparables. Il n’empêche, depuis la crise de 2008, on assiste à un décrochage d’un certain nombre de régions en Espagne, mais aussi en Italie, et à la hausse des inégalités régionales. De même, la Grèce a été particulièrement impactée par la crise de 2008 et beaucoup des régions européennes les plus pauvres se situent dans ce pays. Ainsi, à l’échelle européenne, il existe un phénomène de rattrapage pour les régions centrales d’Europe centrale et orientale, mais aussi des phénomènes de déclin dans certaines régions d’Europe du Sud. 

Frédéric Santamaria

Un certain nombre de travaux de géographie économique montrent qu’il y a des effets d’agglomération spatiale dans la production de richesses : la création d’emplois, le développement d’industries se concentrent dans les zones les plus dynamiques. C’est ce qui explique la concentration spatiale de la richesse et le phénomène de métropolisation. Ainsi, le développement économique n’implique-t-il pas nécessairement des inégalités territoriales, comme on l’observe dans le cas des pays d’Europe de l’Est ?

LGC

Effectivement, il existe une logique d’accumulation et de concentration spatiale des richesses qui a des explications économiques, comme l’existence d’économies d’échelle. Cependant, on aurait tort de percevoir l’objectif de réduction des inégalités régionales comme un absolu à atteindre. Il s’agit plutôt d’une dynamique vers laquelle tendre, même si les différences entre les régions continueront d’exister pour des raisons structurelles.

De plus, il me semble que ce résultat s’explique aussi par des choix politiques et la nouvelle orientation de la politique de cohésion. En raison de l’objectif de hausse de la compétitivité, les fonds se dirigent vers des secteurs économiques attractifs comme la recherche et l’innovation ou les activités industrielles à haute valeur ajoutée. Or, les individus travaillant dans ces secteurs sont relativement plus riches que la moyenne de la population. Ainsi, les inégalités s’accroissent au sein des régions.

On retrouve à travers cette question les deux objectifs de la politique de cohésion. A une échelle européenne, il existe un mécanisme de compensation car les régions des pays d’Europe centrale et orientale restent les plus bénéficiaires de ces fonds. Cependant, au sein des régions, le principe de compétitivité est prépondérant, puisque les fonds sont plutôt concentrés dans les zones déjà en croissance.

Frédéric Santamaria

D’après le rapport de la Commission européenne sur les effets de sa politique de cohésion, il existe un phénomène de convergence entre les régions. Cependant, à l’échelle intra-régionale, il y a une augmentation des inégalités entre les personnes les plus riches et les plus pauvres. Quelles sont les conséquences de ces observations ?

LGC

Concernant la convergence inter-régionale, les résultats sont en effet positifs. Cependant, il faut rester prudent sur la contribution spécifique de la politique de cohésion à ce phénomène multifactoriel. Il ne faut pas surestimer la capacité de cette politique à réduire les inégalités territoriales. De plus, il est difficile de savoir si les citoyens européens ont conscience de cette réduction des inégalités. Dans les enquêtes menées dans le cadre de l’Eurobaromètre, qui mesurent l’appréciation globale des citoyens sur l’action de l’UE, les questions portent rarement sur des politiques spécifiques, comme la politique de cohésion. Donc, il n’y a pas d’indicateur ciblé et régulier sur cette politique.

Sur l’augmentation des inégalités au sein des régions, le rapport l’explique par l’approche fondamentalement territoriale de la politique de cohésion. Le débat est de savoir s’il vaut mieux cibler les territoires pour réduire les inégalités territoriales, ou les individus pour réduire les inégalités sociales. De fait, on peut facilement expliquer que les individus les plus formés, ou travaillant dans des secteurs compétitifs, arrivent à capter cette manne européenne, au détriment des personnes les plus démunies. C’est pourquoi, le rapport recommande de centrer la politique de cohésion sur les individus plus que sur les territoires.

Frédéric Santamaria

Selon vous, doit-on sortir de cette approche territoriale afin d’agir réellement sur les inégalités ?

LGC

L’entrée territoriale est aujourd’hui contestée au niveau européen mais aussi au niveau français. Les critiques sont légitimes mais il me semble qu’elles méritent d’être nuancées pour au moins trois raisons.

Premièrement, l’entrée par le territoire n’a pas les mêmes effets selon l’échelle choisie. Au début des années 2000, les fonds de cohésion étaient attribués selon des “zonages d’objectifs” avec des découpages à une échelle très fine. En France par exemple, ce zonage était à l’échelle de la commune. Ainsi, il était possible de piloter territorialement l’attribution des fonds européens de manière assez précise. Or, un certain nombre de réformes de la politique de cohésion ont été menées avec la programmation des fonds 2007-2013. Le pilotage territorial des fonds a été confié à l’échelle régionale. Avec ce maillage territorial bien plus large, certaines régions sont désormais en capacité de capter une partie de la manne européenne. Cela empêche de cibler les territoires, et donc les populations, qui en ont le plus besoin. Ainsi, une approche territoriale peut répondre à des problématiques sociales si elle est pensée à la bonne échelle.

Deuxièmement, l’objectif de compenser les inégalités entre les différents pays a une forte dimension symbolique dans le cadre de l’UE. Les effets concrets de la politique de cohésion sont évalués régulièrement par la Commission européenne ou Eurostat et peuvent être jugés inefficaces ou insuffisants. Cependant, la politique de cohésion, dès sa création, incarne le projet de solidarité entre les territoires et les populations européennes.

Troisièmement, l’approche territoriale est aussi pertinente pour penser les politiques de développement. Pour être efficace, l’action européenne doit être territorialisée à l’échelle locale. Concrètement, il s’agit d’articuler les politiques sectorielles, aussi bien de l’Etat que de l’UE, sur un territoire. L’UE a mis en œuvre différents projets allant dans ce sens ces dernières décennies. En effet, au milieu des années 2000, la Commission européenne a commandé un rapport à l’universitaire italien Fabrizio Barca autour de l’approche place based. Pour sortir d’une logique descendante, le rapport proposait de donner aux territoires locaux la possibilité de proposer des projets de développement et de demander les fonds nécessaires à l’UE. Les Investissements Territoriaux Intégrés (ITI) se sont développés et plusieurs pays, dont la France, s’en sont emparés. Historiquement, le programme Leader lié à la PAC était porté par cette même philosophie d’un développement suscité par des acteurs locaux. A travers ces programmes, l’objectif est de mettre en synergie, à l’échelle locale, des politiques sectorielles et différents fonds de l’UE. La Commission européenne, dans son rapport, invite à approfondir cette approche place based en donnant aux acteurs locaux une plus grande part dans la conception et la mise en place des politiques de développement. Or, c’est l’entrée territoriale qui permet de mettre en place cette logique d’intersectorialité. Dans un territoire, il faut à la fois des logements, des infrastructures de transports, des services de santé. Ainsi, l’approche par le territoire est pertinente à condition de mettre en place des outils de pilotage territorial qui participent à la réduction des inégalités.

Frédéric Santamaria

Cette approche “par le bas” n’a-t-elle pas des limites dans sa mise en œuvre ? En effet, tous les pays européens n’ont pas la même organisation administrative à l’échelle locale. Est-ce un obstacle dans la mise en œuvre de ces politiques territorialisées ?

LGC

Ces dispositifs de développement local n’ont pas été mis en place partout. Selon les pays, les collectivités locales n’ont pas le même pouvoir, ni les mêmes moyens financiers ou techniques. Cela s’explique par différents niveaux de richesses mais aussi par différentes configurations institutionnelles. En France, les collectivités territoriales ont suffisamment de pouvoir pour pouvoir se saisir de ces dispositifs, ce qui n’est pas le cas dans d’autres pays plus centralisés. C’est pourquoi la Commission européenne préconise de développer la qualité de la gouvernance et des administrations européennes afin de permettre une convergence institutionnelle à travers la politique de cohésion. Cependant, cette hétérogénéité institutionnelle est une limite inhérente à la nature de l’UE qui associe des Etats avec des fonctionnements très différents. Le principe de subsidiarité, qui cherche à rapprocher l’échelle de décision des citoyens, s’est donc imposé face à ces différences inter-étatiques au sein de l’UE.

Frédéric Santamaria
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Frédéric Santamaria