Ce que la guerre change pour le renseignement

Ce que la guerre change pour le renseignement
Publié le 30 janvier 2024
Les services secrets américains avaient bien annoncé l’attaque russe contre l’Ukraine. Mieux : ils ont rendu publiques les données permettant à chacun de vérifier la fiabilité de l’information. Les Ukrainiens ont ensuite bénéficié de l’aide des services occidentaux pour faire face à l’armée russe et se sont emparés des méthodes les plus en pointe du renseignement. La guerre en cours marque plusieurs évolutions majeures du monde du renseignement. Tour d’horizon des mutations en cours.
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Pierre Gastineau : La guerre russe contre l’Ukraine est lourde d’enseignements en termes d’évolution du renseignement, que ce soit au niveau stratégique, tactique ou technologique. L’utilisation du renseignement par les Etats-Unis a fondamentalement changé avec cette guerre, avec une stratégie de publicisation presque industrielle du renseignement. On se souvient de l’usage détourné du renseignement mené par les États-Unis en 2003 quand ils voulaient justifier l’intervention en Irak. La crédibilité de Washington avait, depuis cette date, été largement entamée, y compris vis-à-vis de ses alliés. Dès avant le déclenchement de la guerre en février 2022, les Etats-Unis ont adopté une stratégie nouvelle de médiatisation du renseignement, en déclassifiant des éléments bruts. Ils n’ont pas seulement partagé leurs analyses consolidées, comme en 2003, mais directement des données brutes, de l’imagerie issue des satellites d’observation, des écoutes, etc, en laissant chacun en tirer les conséquences. Ils ont ainsi adressé des documents à leurs alliés mais aussi au Congrès, afin de convaincre leur propre opinion. Les services de renseignement américains ont ainsi communiqué des documents déclassifiés aux commissions de renseignement du Congrès, en sachant que ces éléments se retrouveraient rapidement ensuite dans la presse. On n’avait jamais observé auparavant une stratégie développée à une telle échelle, partant de la directrice du renseignement national, Avril Danica Haines, et aboutissant dans les médias, afin de soutenir une position analytique et politique consensuelle.

Un effet positif de cette stratégie de publicisation, une retombée positive qui, je pense, n’avait pas été forcément prévue au départ, est que les communautés de journalistes et les communautés en ligne d’enquêteurs en sources ouvertes (open source intelligence, OSINT) ont pu s’emparer de ces données pour les recouper avec leurs propres sources. Cela a créé une situation nouvelle de « résilience informationnelle » qui a permis, au bout du compte, de lutter en particulier contre la désinformation russe. La propagande russe était ainsi confrontée à une vérification des faits (factchecking) appuyée sur des données telles que de l’imagerie satellite ou des interceptions, et non sur les analyses venues « d’en haut », officiellement ou non. On a ainsi assez échappé, au moins en Europe, à une confrontation qui aurait tourné à la rivalité des narrations – la narration russe contre la narration américaine.

Car il faut voir la politique qui se glisse derrière les outils utilisés, comme par exemple l’imagerie. Ainsi, en réalité, via un système complexe de licences données à leurs opérateurs de satellites, les États-Unis gardent un contrôle total sur les images de haute résolution que leurs opérateurs peuvent diffuser au public. En l’occurrence, pour l’Ukraine, ils ont laissé disponible de l’imagerie de très haute résolution, accessible via de nombreux services en ligne comme Google Earth, avec des taux de revisite d’image très fréquents, qui peuvent permettre de bien voir les évolutions du terrain et démentir les propagandes, notamment russes, sur ce qui se passait réellement, pour documenter un bombardement ou un massacre.

Un très bon exemple en miroir de cette stratégie de médiatisation par l’imagerie est d’observer, a contrario, ce qui se passe à Gaza. Vous avez sur ce conflit très peu d’images et, surtout, aucune image américaine. Faites le test sur Google Earth, plus vous zoomez sur Gaza, plus vous n’aurez plus que des rares images de l’opérateur européen Airbus…et plus aucune de l’Américain Maxar. L’observation par satellite du territoire israélien est même régulée par le Congrès américain : le Kyl–Bingaman Amendment (KBA) prévoit en effet depuis 1997 l’interdiction pour les opérateurs américains de diffuser des images d’Israël et des bordures dont la résolution serait trop qualitative, pour faire simple. Ce manque d’images satellite de haute résolution se retrouve ensuite dans la couverture médiatique. Alors que vous aviez des enquêtes journalistiques basées sur des images satellite de façon quasi permanente sur la guerre en Ukraine, celles-ci sont rares sur la guerre à Gaza.

Ces déclassifications massives ont, en parallèle, pour effet de réduire la défiance qui s’était installée en 2003 puis avec les révélations de Wikileaks puis d’Edward Snowden sur la surveillance de masse, entre les communautés du renseignement et les communautés journalistiques. C’est visible aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en France, où les grands quotidiens nationaux de ces pays se réalignent progressivement sur des sources autorisées du renseignement.

On voit donc un intérêt nouveau du public en général mais aussi de ces communautés actives de vérification des données sur les réseaux sociaux pour les données issues du renseignement, même s’il s’agit parfois de données sans intérêt réel nouveau ou trouvables par ailleurs, mais qui retiennent l’attention du public simplement parce qu’elles sont estampillées « renseignement ». Un bulletin météo estampillé DGSE – estampillé CIA, n’en parlons pas ! – fera toujours plus de clics qu’un bulletin Météo France, même s’ils annoncent le même temps pour le lendemain.

On doit d’ailleurs s’attendre à ce que cette stratégie de publicisation des données de renseignement soit prochainement aussi largement utilisée vis-à-vis de la Chine. Des rapports déclassifiés sur la corruption au sein du PCC ou sur le travail forcé au Xinjiang doivent être prochainement transmis par la communauté du renseignement aux commissions du renseignement du Sénat et de la Chambre des représentants aux Etats-Unis. L’exécutif américain considère donc que la stratégie qu’il a adoptée à l’occasion de la guerre russe contre l’Ukraine est utile et réplicable sur d’autres dossiers internationaux.

On pourrait voir aussi dans les prochaines Cop sur le climat, des stratégies de « renseignement climatique » consistant à dévoiler les retards de certains Etats par rapport à leurs engagements. Il est assez facile de montrer à partir de données de satellites d’observation ou d’autres techniques qu’une usine émet des gaz à effet de serre et de mettre ainsi la pression sur un gouvernement qui mentirait.

LGC : Après ces évolutions stratégiques et tactiques, que peut-on dire de la manière dont la guerre en Ukraine change le renseignement en termes technologiques ?

Pierre Gastineau : L’autre évolution majeure liée à cette guerre concerne la fusion de données c’est-à-dire la capacité de créer des plateformes capables d’agréger tous types de données de toutes origines. On appelle ces plateformes « agnostiques » parce qu’on peut y rassembler des données d’imagerie venues d’opérateurs différents, de technologies différentes (optiques, radars, etc), des données issues de vidéos prises par drones, etc. On peut ensuite faire travailler ces données ensemble et leur donner du sens. De plus en plus grâce à des outils de machine learning. Ces plateformes multi capteurs offrent un très précieux continuum d’informations depuis la prise de vue satellite jusqu’aux opérateurs de terrain. Pour tous les services de renseignement du monde, la capacité à rassembler ainsi l’information à partir des sources les plus variées est considéré depuis une dizaine d’années comme la prochaine étape décisive de progression de la qualité du renseignement.

Les Ukrainiens, parce qu’ils sont sous pression, en position de combat et qu’ils ont des alliés bienveillants, ont fait des progrès considérables dans le domaine. Aujourd’hui, comme on l’a documenté chez Intelligence Online, les services de renseignement ukrainiens travaillent en permanence à être capables d’agréger tous les capteurs dont ils disposent (et ils sont très nombreux du fait des larges soutiens techniques occidentaux) sur une même plateforme.

Les Ukrainiens ont développé ces outils parce qu’ils ont des ingénieurs, parce qu’ils sont aidés sur ce segment technologique par les Etats-Unis mais aussi parce qu’ils recevaient des Occidentaux tellement d’informations redondantes qu’ils ont été obligés de mettre en place des outils permettant de synthétiser tout ce qui leur arrivait.

En terme d’innovation, ils ont aussi choisi dès le début de la guerre une forme d’« uberisation » du renseignement, en développant très rapidement des applications installées sur les téléphones portables des officiers de renseignement puis, rapidement, des citoyens Ukrainiens qui le voulaient, pour faire remonter en temps réel leurs observations de terrain. Un citoyen géolocalisé pouvait ainsi envoyer la photo de la plaque d’immatriculation d’un véhicule qui lui paraissait suspect ou signaler des mouvements de troupe…

Les services ukrainiens travaillent à être capables de traiter cette masse d’information et de la rapprocher des autres sources d’informations. Ils ne se sont pas contentés de recueillir les renseignements que leurs fournissent leurs alliés mais ils ont développé leurs propres outils, au point de disposer d’aujourd’hui de systèmes plus opérants que ceux de nombreux de pays occidentaux. Ce ne sont sans doute pas les plus performants mais au moins ils marchent et ils sont constamment mis à jour. Et ce, dans des temps et des finances contraintes qu’il serait drôle, ou cruel, de mettre en regard des délais et des budgets déployés dans les pays occidentaux pour développer des produits similaires. Des petites entreprises privées se sont développées autour de cette activité de traitement des données, au point d’apparaître comme des proto-versions low cost de Palantir, l’entreprise américaine de traitement de données qui équipe les services américains et de nombreux européens.

Dans quelques années, ces entreprises seront inéluctablement présentes à l’export sur les marchés des industries de renseignement. Du fait de la guerre, de ses budgets contraints, et quelle que soit l’issue du conflit, l’Ukraine devrait être en mesure de proposer à l’export des systèmes intéressants de fusion de données peu chers, à la manière de ce qu’Israël a été dans le cyber dans les années 2000 ou la Turquie l’a été dans les années 2010 pour les drones. L’Ukraine pourra vendre des compétences en la matière, qui en plus auront subi l’épreuve de la guerre (« combat proven »). Ils ne rivaliseront pas avec Palantir en technologie pure mais de nombreux Etats seront intéressés par ces outils de plateformisation de renseignement à bas coût.

LGC : A l’époque de la guerre froide, chacun gardait son renseignement pour soi, pour ne pas révéler aux autres ce qu’ils arrivaient à recueillir et ne pas susciter de mesures défensives. L’avantage que retirent les Etats-Unis de la publicité de ces informations n’est-il pas limité par l’inconvénient de révéler ce à quoi ils peuvent accéder ?

Pierre Gastineau : Depuis la guerre froide, les sources de renseignement ont considérablement changé. On distingue plusieurs sources de renseignement : le renseignement humain, le renseignement d’interception, le renseignement d’imagerie. Plus récemment se sont ajoutés le renseignement en source ouverte et désormais de source commerciale, c’est-à-dire des lots de données commerciales achetées, par exemple aux réseaux sociaux, etc. Pendant la guerre froide, effectivement, on ne révélait pas les informations dont on disposait, par peur de mesures de rétorsion et surtout afin de protéger ses sources humaines qui auraient pu être trahies par le renseignement publié.

D’ailleurs, on s’est demandé au début de la guerre si les Etats-Unis avaient une « taupe » au Kremlin, qui transmettait ces informations sur les intentions de Vladimir Poutine en Ukraine. En réalité, cette question est peu opérante dans la stratégie de publicisation. Si les Etats-Unis avaient eu une ou plusieurs sources humaines dans les premiers cercles du pouvoir à Moscou, les déclassifications ne les auraient néanmoins que peu mises en danger, car ces dernières contiennent des données acquises autrement (images, écoutes, etc) qui, déclassifiées, ne mettent en danger personne. Elles ne coutent pas cher en termes de protection des sources à divulguer. Le mode d’acquisition du renseignement, massivement par des technologies, permet la publicisation, une technique effectivement inconcevable dans le contexte de la guerre froide faite de sources sur le terrain qui prennent des risques. L’acquisition de renseignement est aussi facilitée dans le cas russe par le fait que la Russie est un Etat quasi-failli où la sécurité des opérations est très faible et, surtout, où tout s’achète : les données de passeports aussi bien que d’autres données régaliennes. Donc même si les intentions venaient de sources humaines, vous pouvez blanchir celles-ci dans la masse de données techniques. La tendance serait même plus à faire croire urbi et orbi qu’on ne fait plus que du renseignement issu de sources technologiques afin de se dégager des marges de manœuvre en matière de renseignement humain…

LGC : Les Russes ont-ils aussi adopté cette technique de divulgation des données brutes de renseignement ?

Pierre Gastineau : Les services russes de sécurité sont très actifs en matière de construction de narrations alternatives et de campagnes de propagande. Leur problème est précisément qu’ils sont totalement inaudibles au-delà des cercles déjà conquis du fait de leur propre désinformation. On l’a vu par exemple dans plusieurs opérations de piratages et de diffusion de données opérées par la Russie ces dernières années. Les auditoires occidentaux qualifiés sont tellement habitués à la désinformation russe qu’ils n’ont pas prêté le moindre crédit à ces données fuitées, dont certaines étaient pourtant de qualité quant à leur contenu. Mais l’histoire devient l’origine du piratage, et non plus son contenu (ce qui est d’ailleurs rarement le cas dans le sens inverse). Le brouillard de guerre informationnelle, en Europe, se retourne in fine contre eux. Si la Russie voulait un jour adopter cette stratégie de publicisation basée sur des données brutes, elle aurait du mal à se faire entendre. Il faudrait qu’elle trouve des canaux de communication crédibles, en passant par des filtres de confirmation extérieurs. Pour les Etats-Unis, après les mensonges de 2003, il a fallu dix-huit ans pour retrouver du crédit…

LGC : Historiquement, les Américains partagent leurs renseignements au sein d’un cercle précis de pays, les Five Eyes (Etats-Unis, Royaume-Uni, Canada, Australie, Nouvelle Zélande). Quand ils partagent des informations au-delà de ce groupe de pays, c’est du donnant-donnant en fonction de l’utilité stratégique de ce qu’apporte le partenaire. Il semble que les Américains avaient des renseignements d’intention russe qui n’étaient pas complètement « blanchies » par des données techniques. Ils ont déverrouillé beaucoup d’éléments techniques mais ils n’ont pas partagé des données décisives concernant les intentions d’invasion.

Pierre Gastineau : Le renseignement d’origine humaine reste important en Russie, étant donné l’état de déliquescence des institutions dans le pays. L’information s’achète tellement facilement que certains fonctionnaires ou dirigeants de grandes entreprises livrent peut-être même à leur insu des informations à des puissances étrangères. D’autre part, les informations les plus précieuses ont été partagées dans des cercles restreints d’alliés, avec des retenues en fonction des pays de confiance et ceux perçus comme plus perméables à l’influence russe.

LGC : Quelles sont les capacités russes en matière d’imagerie spatiale ?

Pierre Gastineau : Par rapport à l’image de grande puissance spatiale qu’a eu la Russie, elles sont en réalité aujourd’hui assez faibles. Moscou dispose aujourd’hui de très peu de satellites d’observation en état de marche, moins d’une demi-douzaine, et surtout ils apparaissent technologiquement quelque peu dépassés. Ce, même si le Kremlin a compris son besoin sur ce segment, et en a lancé trois nouveaux en toute fin d’année.

C’est aussi pourquoi les forces armées russes dépendent aujourd’hui de plus en plus des industriels chinois en ce domaine. Ces derniers leur fournissent de plus en plus d’imagerie, par l’intermédiaire de leurs entreprises, comme Piesat. Il ne s’agit pas de l’achat de satellites sur étagère, mais d’achats d’images et de leur analyse. Ce qui est étonnant, c’est qu’en Occident, on s’interroge depuis le début du conflit sur le soutien militaire réellement apporté par la Chine à la Russie. Mais il ne faut pas tant chercher du côté des armements, que dans le soutien aux opérations. Dans le domaine de l’imagerie satellite, l’aide chinoise est ainsi visible. Et dans le soutien technologique aussi.

Les forces russes dépendent ainsi de la Chine pour les petits drones qui servent à l’observation tactique. Comme on l’a révélé, l’entreprise chinoise qui produit des drones tactiques utilisés par les deux belligérants a récemment fait une mise à jour de sécurité de son logiciel qui permet de géolocaliser les drones. Or le groupe chinois a fourni la mise à jour aux Russes mais pas aux Ukrainiens, un choix très fort : les soldats russes peuvent suivre à la trace les drones utilisés par les Ukrainiens, mais l’inverse n’est plus possible. Ça ressemble fortement à un engagement dans un camp, non ?

LGC : Comment expliquez-vous la facilité de la dissémination de la désinformation en Afrique ?  

Pierre Gastineau : La désinformation russe trouve un bon accueil en Afrique parce que le terreau y est fertile. On ne peut pas lancer une opération efficace de désinformation ou de déstabilisation si les opinions n’y sont pas prêtes. Le ressentiment reste fort contre nombre d’acteurs occidentaux, en particulier la France. D’ailleurs, dans ses engagements en Afrique, la France s’est essayée elle aussi à la guerre informationnelle. Mais elle s’est fait pincer, ce qui a, au bout du compte, renforcé l’impression locale que tout le monde ment. Pour les services russes, c’est la situation idéale puisque leur objectif n’est pas qu’on les croie mais que personne ne croie plus personne.

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Pierre Gastineau