Les cercles du pouvoir à Moscou

Les cercles du pouvoir à Moscou
Publié le 15 avril 2024
  • Journaliste, correspondant pour plusieurs médias français à Tbilissi
Le pouvoir poutinien est-il fragilisé par l’échec de son offensive contre l’Ukraine et l’enlisement de la guerre ? La rébellion de la milice Wagner contre le Kremlin trahit-elle une fébrilité des suppôts du pouvoir ? L’assassinat de Navalny laisse-t-il entrevoir la peur d’un pouvoir contesté dans les profondeurs du pays ? Peu d’informations sont disponibles sur le fonctionnement réel des élites russes. De nombreux indices laissent cependant penser que le régime reste stable, consolidé au fil des années par des systèmes de dépendances mutuelles et de contrôles réciproques.
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Les sanctions imposées à la Russie ont pour objectif de pousser des membres des cercles dirigeants russes à faire pression sur le Kremlin pour qu’il mette fin à la guerre en Ukraine, qu’il en retire ses troupes. Aucun signe ne va dans ce sens actuellement à Moscou. Personne ne s’attendait à ce que les sanctions produisent des effets en quelques mois. On sait que les sanctions fonctionnent lorsqu’elles ciblent une personne ou un groupe d’individus précis. Et à condition que les pays qui imposent les sanctions restent unis. Cela dit, ce n’est pas parce ces sanctions n’atteignent pas directement le but qu’on a pu se fixer qu’elles sont sans effet. Agathe Demarais montre dans ses travaux qu’au-delà des objectifs affichés, les sanctions ont de multiples effets réels, bien que souvent invisibles. Et c’est fort possible que ce soit le cas en Russie. En 2016, par exemple, Igor Setchine, le patron du géant pétrolier public russe Rosneft, a vigoureusement essayé de négocier une levée des sanctions avec l’équipe de campagne de M. Trump, ce qui montre bien que c’est une préoccupation majeure pour le pouvoir russe.

La résilience des élites russes

Comment expliquer la résilience des cercles du pouvoir ? Quand on étudie les 100 personnalités les plus puissantes et influentes de Russie1, on n’observe qu’une seule défection depuis février 2022 : celle d’Anatoli Borissovitch Tchoubaïs qui n’était pas l’homme le plus puissant ni le mieux inscrit au cœur des cercles dirigeants russes actuels, même s’il y jouait un rôle important. D’après les échos qu’on peut recueillir auprès de journalistes russes ayant accès aux cercles du pouvoir russe, ou aux soi-disant « oligarques », il apparaît que la majorité d’entre eux sont opposés à cette guerre. Par exemple, Andreï Kostine, le patron de la très puissante banque VTB se disait en privé ravagé par la décision d’envahir l’Ukraine à grande échelle. Ce qui ne l’empêche pas, par ailleurs, de servir le régime dans son ambition martiale. Le secteur économique voit la guerre d’un très mauvais œil mais il se résigne. Tandis que ceux qui ne sont pas des hommes d’argent en tant que tels, les hommes des structures de force (siloviki) et les patrons de partis politiques sont plutôt les faucons. Medvedev étant peut-être la caricature de cette tendance en Russie depuis février 2022.

Pour comprendre la résilience du régime, il faut en revenir à sa généalogie. La manière dont le régime Poutine a encadré les élites est vraiment au cœur de la construction de son pouvoir, dès les premiers temps de son règne commencé en 2000. Dès le début, il a porté une attention continue au contrôle des élites. Un des actes fondateurs du régime de Poutine est la mise au pas de l’oligarchie, et sa destruction en tant que telle, avec la condamnation et l’arrestation en 2003 de Mikhaïl Khodorkovski, première fortune de Russie à l’époque. La rhétorique anti-oligarchie s’est maintenue depuis mais le contrat du pouvoir avec les oligarques est clair : Poutine favorise leurs affaires en échange de leur allégeance. Il a mis en place une « flat tax » de 13 %, un code du travail taillé sur mesure pour le patronat, la mobilité transnationale des capitaux, etc. Depuis, l’élite apparaît très stable. Ces dernières semaines, Poutine parle de créer une « nouvelle élite ». Les sources russes avec lesquelles j’ai échangé interprètent cette déclaration avant tout comme déclaratoire car il n’est pas du tout certain que Poutine soit en mesure de créer une nouvelle élite qui serait issue de la guerre, de l’héroïsme militaire. Il n’est pas certain du tout non plus qu’il en ait envie. C’est plutôt un coup de communication de sa part.

Dès le début des années 2000, le pouvoir prend en main les élites régionales et les puissances d’argent. Entre 2010 et 2020, on assiste à une consolidation de ces élites avec l’ascension des compagnons de route de Poutine, notamment ses camarades de judo et d’une façon plus générale son cercle de Saint-Pétersbourg. Il fait d’eux des milliardaires. Ensuite, on atteint ce que beaucoup d’observateurs des cercles dirigeants ont qualifié d’état d’équilibre. A titre d’exemple, entre 2005 et 2021, 38 personnalités restent présentes dans le top 100 des personnes les plus influentes de Russie. De même, 14 des 20 membres du top 20 des personnes les plus influentes en Russie sont présentes dans le top 100 depuis 2005.

Les cercles

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La résilience tient beaucoup au caractère inclusif et diversifié de cette élite. On y retrouve des ex-oligarques qui ne sont pas des hommes de Poutine mais qui viennent de l’ère Eltsine (Vladimir Potanine, Mikhaïl Fridman, Mikhaïl Prokhorov, Roman Abramovitch, Viktor Vekselberg…) et qui restent encore aujourd’hui parmi les premiers du classement des fortunes privées de Russie. Eux survivent en servant le régime, à la demande de ce dernier ou de leur propre initiative. Certains vont financer par exemple des sociétés militaires privées dans le cadre de la guerre en Ukraine, « offrir » des infrastructures sportives à l’occasion des JO d’hiver de Sotchi de 2014 ou de la coupe du monde de football de 2018, tenter de contribuer à influencer d’une façon ou d’une autre le vote en faveur de M. Trump lors de la présidentielle américaine de 2016 (ce serait le cas selon diverses enquêtes journalistiques d’Oleg Deripaska à travers l’affaire Manafort ou de Dmitry Rybolovlev, oligarque qui vit à Monaco, ou encore de Vagit Alekperov, patron de Lukoil qui a approché la société Cambridge Analytica à l’époque), ou de soutenir de leurs deniers des partis politiques dans des pays où Moscou défie les positions géopolitique de l’Occident (Viktor Vekselberg aurait apporté son soutien financier à l’ANC en Afrique du Sud (manière pour Poutine d’avoir des amis sur un continent dont on sait combien il est important pour la Russie aujourd’hui).

Un autre cercle important est constitué par les proches de Poutine, ceux qui ont accès au « corps » comme ils le disent dans une formule très « religieuse ». Ce sont les compagnons de judo de l’adolescence comme les frères Rotenberg ou Youri Kovaltchouk qui est peut-être un des hommes les plus puissants de Russie aujourd’hui encore. Celui-ci aurait passé une partie de la période de confinement pendant la pandémie de la Covid seul avec Poutine dans une résidence autour de Moscou. Il a certainement participé à la reconstruction idéologique qui a poussé Poutine à relancer la guerre en Ukraine. Son frère, Mikhaïl Kovaltchouk, est un homme très influent dans les institutions scientifiques du pays et notamment dans le nucléaire. Nous savons combien cela est important pour M. Poutine, qui pense que les questions comme l’intelligence artificielle sont essentielles pour construire la puissance russe de demain.

Tous les patrons des sociétés d’Etat font aussi partie de cette élite poutinienne, surtout dans la mesure où l’on assiste à une étatisation croissante du pays depuis deux décennies : Igor Setchine, le patron de Rosneft, Alexeï Miller, celui de Gazprom, ou encore, Sergueï Tchemezov, vieux camarade de Poutine de l’époque où il servait en RDA (à Dresde) et qui dirige tout le complexe militaro-industriel, composé de milliers d’entreprises. Tchemezov a placé des affidés partout dans l’appareil d’Etat, dans l’administration présidentielle, les ministères, les régions.

Les « Piterski », les gens de St Petersbourg, la ville natale de Poutine ont un rôle important. Ce sont les vieux compagnons de route de Poutine en qui il a confiance quoi qu’ils fassent, pour peu qu’ils soient absolument loyaux. Outre Setchine et Miller, on retrouve dans cette catégorie des gens avec qui Poutine a travaillé très tôt comme Medvedev, des gens avec des profils parfois plus « libéraux » comme Alexeï Koudrine qui a été longtemps le ministre des Finances, l’homme de la rigueur, de la tenue des comptes russes. Il a quitté un poste officiel parce qu’il était contre des nationalisations. Igor Setchine, l’homme à la porte de Poutine qui organisait les rendez-vous est aujourd’hui un des grands magnats du pétrole sur la scène mondiale.

Et il y a aussi les vieux compagnons du KGB qui sont une partie de l’entourage de Poutine. Je pense à Sergueï Narychkine, le patron des services extérieurs (SVR), l’homme qu’on avait vu humilié le 21 février, qui aurait fait une partie de ses études avec Poutine. Également des gens qui ont rencontré Poutine au cours de sa carrière au KGB. Alexandre Bortnikov, l’actuel chef du FSB ou Aleksandr Bastrykine, qui est à la tête du Comité d’enquête, qui diligente les enquêtes contre les ennemis du régime. Puis, il y a des gens de Dresde, Sergueï Tchemezov disais-je, sibérien qui avait une formation d’ingénieur dans le domaine des minerais. Au KGB à Dresde, il était chargé de vérifier que tout se passe bien dans l’envoi de minerais d’uranium depuis la RDA vers la Russie. Et puis Nikolay Tokarev qui dirige Transneft, la société d’Etat qui gère les oléoducs.

On trouve ensuite les vrais entrepreneurs, qui n’ont jamais été à proprement parler des oligarques, qui viennent du monde de l’entreprise et qui ont dû s’appuyer sur l’Etat : Vagit Alekperov notamment, ou Leonid Mikhelson, la patron de Novatek.

Enfin, il y a les purs politiques : Viatcheslav Volodine, le président de la Douma, Dimitry Medvedev, aujourd’hui n°2 du Conseil de sécurité, Andreï Tourchak, président de Russie Unie. Il y a aussi les bureaucrates comme Dmitry Kozak, actuellement dans l’administration présidentielle qui a été un homme clé sur les questions de Moldavie, de séparatisme et pour organiser les Jeux Olympiques.

Le groupe plus important, enfin, sont les siloviki, les hommes issus des structures de force. Dans le classement des 100 personnes les plus influentes de Russie sur lequel je me suis appuyé pour mon étude de l’IFRI, 14 d’entre elles occupaient des postes de siloviki : chef du FSB, du GRU… 27% d’entre eux ont une formation de silovik mais occupent un poste dans une entreprise, de fonctionnaire civil etc… C’est le cas de Sergueï Tchemezov, le patron de Rostec, de Youri Borissov, qui dirige Roscosmos ou encore de personnalités moins connues mais très puissantes comme Aleksandr Kharichev et Andrey Yarine, qui travaillent au sein de la très importante Direction de la politique intérieure de l’administration présidentielle. Ceux-ci jouent, auprès du chef de cette Direction Sergueï Kirienko, un rôle clé pour le maintien du régime et les réélections de M. Poutine et des autres dirigeants politiques du pays, au niveau fédéral comme régional. Ce sont des gens qui ont aussi la main sur une partie de la sphère médiatique. Cette colonne vertébrale des siloviki se renforce à la faveur de la guerre.

Ce qui est fondamental dans cette résilience, c’est le rôle des siloviki qui sont les gardiens de la ligne du régime. Si quelqu’un fait un écart, ils sont à la manœuvre et le sanctionnent. Ce sont des proches de Poutine qui s’assurent que tout le monde suit les règles du jeu et reste loyal au régime. C’est le cas d’une personne comme Guennadi Timtchenko. Leonid Mikhelson, patron de Novatek, a été attaqué au début des années 2000 par Gazprom qui avait l’intention de mettre la main sur ses gisements de gaz. Constatant qu’il était isolé, Mikhelson a pensé qu’il lui fallait un allié qu’il trouvera dans Timtchenko. Il va inviter celui-ci à prendre des parts dans son capital. Il a ainsi trouvé un protecteur (krisha) et une voie de communication avec le Kremlin, lequel était rassuré en ayant un œil dans ses affaires.

Des signes de tension

L’affaire Prigojine prouve que quelque chose tanguait tout de même au sein de l’élite. Pourquoi Prigojine a-t-il osé faire ce qu’il a fait ? Il n’était pas fou et naviguait mieux que personne dans les cercles du pouvoir. Quand il a créé la société paramilitaire Wagner, il a affronté des gens dans le système qui avaient les mêmes ambitions que lui. S’il a pris des risques en envoyant ses hommes contre Moscou le 23 juin 2022, c’est qu’il pensait avoir des garanties. On l’a vu parler dans la base de Rostov avec Vladimir Alekseïev, le numéro deux des très puissants services de renseignements militaires et qui a eu un rôle très ambigu ces jours-là. Prigojine pensait probablement qu’il avait des soutiens du côté du ministère de la Défense, Sergueï Sourovikine, Mikhaïl Mizintsev, Mikhaïl Teplinski… Cela dit beaucoup de choses sur la manière dont fonctionne l’élite russe. Ces gens-là sont arrivés au plus haut niveau du ministère de la défense à l’époque de l’ancien ministre Anatoli Serdioukov, écarté en 2012. Ils gagnaient beaucoup d’argent grâce à leur position. Le jour où Sergueï Choïgou est arrivé à la tête de ce ministère, il a placé ses hommes à lui aux postes clés pour s’enrichir. Ceux qu’il a écarté ont poussé Prigojine sans trop se montrer, à la faveur de la guerre en Ukraine et des revers que l’armée russe y a subis. Pour eux, la question n’était en rien idéologique, ni liée à la conduite de la guerre. Ils voulaient montrer l’incompétence du clan Choïgou pour recouvrer leurs positions de l’époque Serdioukov. Ces gens-là n’ont pas été punis – ils ont été écartés certes mais pas puni comme Prigojine.

On parle de « sistema » : un système dans lequel tout le monde se tient avec plus ou moins de compromission. Ce système est une sorte de tissu où chacun est lié à travers les avantages qu’on se donne les uns les autres, par la promotion des uns et des autres à des postes importants et souvent fructueux. Poutine serait la garantie de tout cela, une sorte de clé de voute de la « sistema ». C’est un régime qui semble très uni, c’est pour cela qu’il n’y a pas de défection et rien n’indique, pour le moment, qu’il serait proche de craquer. Mais cette « élite » est évidemment pleine de tensions, de rivalités, de lutte d’intérêts.

La vraie opposition n’est pas entre les libéraux et les étatistes, même si c’est souvent ce qui transparaît dans les médias. Elle a quelque réalité. Mais la fracture qu’on perçoit en ce moment, c’est entre les siloviki, les gens des structures de forces qui se croient tout permis, et les autres. Quelques indices le prouvent. C’est ainsi que certains observateurs interprètent l’émergence du parti « Nouveau peuple » il y a cinq ans qui se présente comme assez libéral, défenseur de la petite entreprise et qui est entré au parlement (financé en sous-main par Kovaltchouk notamment). Kovaltchouk aurait ainsi réagi contre les attaques des siloviki. La présence de ce parti à la Douma lui donne une forme de protection, un levier du moins. Une longue enquête, publiée par Novaïa Gazeta, rappelle qu’en deux ans, il y a eu 180 nationalisations dont 40 grosses entreprises – des gens ont perdu leur entreprise du jour au lendemain sur une décision, notamment, des siloviki qui occupent les postes clés au parquet général ou au Comité d’enquête. Il s’agit notamment des entreprises qui sont liées directement ou indirectement au secteur de la défense et de la guerre. Sous couvert de patriotisme, on en profite pour écarter un certain nombre de gens et l’élite se sent alors menacée.

Il y a assez peu de raisons de croire pour l’heure qu’il y aura une révolution de palais initiée au sein l’élite russe. Des revers militaires, comme à l’été 2022, ou, bien plus, une défaite militaire pourraient bien sûr faire bouger les choses. Certaines fractures apparaissent. L’affaire Prigojine en est une impressionnante illustration : ses troupes arrivent à 200km de Moscou sans être arrêtées. Pourquoi ?

Au cours de l’année 2022-2023, après le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine, une suite d’accidents malheureux a frappé des proches du pouvoir : fenêtres ouvertes, chutes dans des escaliers, accidents domestiques… Comment expliquer cette série noire ? S’agissait-il de règlements de compte tout à fait marginaux ou le signe d’une fébrilité au sein des élites ?

La Grande Conversation

On dénombre en effet plus d’une dizaine de cas qui ressemblent fort à des assassinats. Il ne s’agissait jamais d’oligarques, plutôt des gens qui occupaient des postes importants notamment dans le domaine de l’énergie ou des hauts fonctionnaires, des personnes qu’on avait placées dans les conseils d’administration. La prudence reste de mise, les informations sont rares. Quand on a pu y voir plus clair, dans un des cas par exemple, les disparitions semblaient plutôt liées à des affaires immobilières, des règlements de compte. Pourquoi à ce moment-là précisément ? Est-ce parce que la guerre a mis du jeu dans le système et que certains en ont profité pour mettre la main sur des actifs à ce moment-là ? Est-ce parce que des secteurs ont été infiltrés par les services extérieurs étrangers et qu’il fallait leur envoyer des signaux ?

Régis Genté

Au cours de l’année 2022-2023, après le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine, une suite d’accidents malheureux a frappé des proches du pouvoir : fenêtres ouvertes, chutes dans des escaliers, accidents domestiques… Comment expliquer cette série noire ? S’agissait-il de règlements de compte tout à fait marginaux ou le signe d’une fébrilité au sein des élites ?

LGC

On dénombre en effet plus d’une dizaine de cas qui ressemblent fort à des assassinats. Il ne s’agissait jamais d’oligarques, plutôt des gens qui occupaient des postes importants notamment dans le domaine de l’énergie ou des hauts fonctionnaires, des personnes qu’on avait placées dans les conseils d’administration. La prudence reste de mise, les informations sont rares. Quand on a pu y voir plus clair, dans un des cas par exemple, les disparitions semblaient plutôt liées à des affaires immobilières, des règlements de compte. Pourquoi à ce moment-là précisément ? Est-ce parce que la guerre a mis du jeu dans le système et que certains en ont profité pour mettre la main sur des actifs à ce moment-là ? Est-ce parce que des secteurs ont été infiltrés par les services extérieurs étrangers et qu’il fallait leur envoyer des signaux ?

Régis Genté 

Sergueï Kirienko, que vous avez cité, a créé une formation pour futurs technocrates censés approvisionner la réserve présidentielle. Est-ce un outil pour réunir une nouvelle classe de technocrates à la russe ? Assiste-t-on à un phénomène de reproduction de cette nouvelle « nomenklatura » ? Quelle est sa relation avec l’ancienne nomenklatura soviétique ?

LGC

Cela fait partie des tentatives de bureaucratiser l’Etat, ce qui caractérise ce pouvoir. Kirienko dirige l’UVP, la direction de la politique intérieure de l’administration présidentielle, un très gros cabinet au cœur du pouvoir en Russie – plus important que le gouvernement. Avant lui, Volodine le dirigeait – il dirige maintenant la Douma – et, encore avant, Vladislav Sourkov. C’est un poste très important, un des postes clés pour tenir le régime, assurer les élections, ne pas laisser monter les oppositions, nommer les gouverneurs… Kirienko souhaite former de nouveaux fonctionnaires qu’il pourra contrôler une fois placés. Il est lui-même très bureaucrate, dans sa manière de se comporter et dans son apparence physique. Il connaît très bien le territoire puisqu’il a dirigé Rosatom, l’entreprise du nucléaire russe et avait donc une vraie politique régionale. Avec cette initiative, il met en œuvre sa vision de l’État russe bien administré, absolument en ligne avec l’exécutif. Il développe des techniques de management et d’évaluation des fonctionnaires venues du monde occidental de l’entreprise. Cette stratégie cherche à corriger une vision traditionnelle de la Russie comme puissance pauvre, toujours inefficace, minée par la corruption.

Certaines des personnes au pouvoir en Russie aujourd’hui sont issues de la nomenklatura soviétique. Mais des gens comme Setchine, Rotenberg ou Poutine lui-même n’ont pas un pédigrée très élevé. D’autres sont issus de l’ancienne nomenklatura comme le chef de l’appareil présidentiel actuel, Anton Vaïno. Il a des origines baltes, il est le fils d’un apparatchik secrétaire général de l’Estonie. Mais il s’agit plutôt d’une exception. On entend régulièrement parler de créer une « nouvelle noblesse », selon l’expression utilisée par Nikolaï Patrouchev, qu’on considère souvent comme le numéro deux du régime actuel, devant les officiers du FSB. Des héritiers commencent à apparaître et occupent des places très stratégiques : deux des fils de Patrouchev sont importants, l’un est ministre de l’agriculture et l’autre, qui a une formation de KGBiste, s’est retrouvé à gérer les projets arctiques à Gazprom Bank. Le fils de Kirienko dirige depuis deux ans le Facebook russe (VKontakte) et était le patron des télécoms. C’est un poste très important avec l’évolution des générations et la perte de vitesse des médias traditionnels. Ces dernières semaines, des rumeurs annonçaient qu’un des fils Kovaltchouk pourrait prendre la tête d’une des grandes corporations d’état Gazprom ou Rosneft. Il a finalement atterri dans l’administration présidentielle.

Régis Genté 

Est-il possible de comploter dans un régime où chaque cercle a besoin des autres et où tout le monde se surveille ? Est-ce qu’assez de gens peuvent se faire confiance dans un même groupe pour monter un complot ? Même un homme puissant tout seul ne pourrait pas mener une équipe qui renverserait le pouvoir.

LGC

J’ai en effet tendance à penser qu’un complot est impossible en Russie. L’affaire Prigojine est très intéressante cependant car, officiellement, il a fait avancer ses troupes pour déloger Choïgou et Valery Gerasimov. Il semblerait, selon des sources relativement fiables, que Prigojine visait plutôt Poutine – même si cette hypothèse semble surprenante. Le 23 juin, Poutine, malgré des signaux, ne comprend que 24h à l’avance que Prigojine est en train de monter une mutinerie. Il n’a alors que 24h pour déminer cette action. Le général Sergueï Sourovikine, qui était dans le Donbass, a été quasi ramené de force dans la base de Rostov pour faire une déclaration peu spontanée pour demander à Prigojine de mettre fin à sa mutinerie, suivie d’une apparition du numéro deux du GRU Vladimir Alekseïev – alors que Prigojine faisait leur éloge en permanence et qu’ils lui parlaient souvent. Cette vidéo a été mise en ligne une dizaine de minutes avant le début de la mutinerie prouvant l’urgence de la gestion de cette crise. Pourquoi Sergueï Sourovikine n’est-il pas encore mort ? C’est un mystère. Est-ce que c’est parce qu’il y a trop de monde derrière lui ? Est-ce qu’un de ces jours on va apprendre qu’il est tombé de la fenêtre ? Lui et d’autres généraux russes qui flirtaient avec Prigojine ont été mis de côté, mais pas puni comme Prigogine l’a été. L’armée est-elle si vitale actuellement qu’elle est à l’abri des représailles ?

Régis Genté 

Le rôle de Poutine que vous décrivez consiste à tenir l’équilibre entre les différents groupes au pouvoir, d’être le garant de la stabilité dans un système instable de rivalités. Quelqu’un d’autre a-t-il les mêmes capacités ?  Quelqu’un qui aurait les mêmes caractéristiques que lui serait-il capable de lui succéder ?

LGC

Cela dépendra du moment où la question de la succession se posera. Admettons que, dans un ou deux ans, la situation empire pour les Russes sur le front, que Poutine soit malade et qu’il faille vraiment passer à la transition… Ils peuvent alors laisser un Tchemezov par exemple placer un de ses hommes au Kremlin, lui qui courtise quelque peu les milieux plus libéraux et qui est actionnaire de Novaïa Gazeta (journal du prix Nobel de la paix).

Dans une interview à RBK, un média russe qui s’affiche comme vaguement libéral (tout en faisant pleinement partie du régime), Tchemezov a accusé Sobianine, le maire de Moscou, de s’attaquer à des manifestants. Sobianine est pressenti comme un des successeurs possibles de Poutine, avec un profil bureaucrate/technocrate. Tchemezov s’adresse à une partie « libérale » de l’opinion, en partie parce qu’il est à la tête du complexe militaro-industriel, lié aux nouvelles technologies. Dans ces domaines, il faut quand même un peu de liberté et de créativité.

Ekaterina Schulmann, une des grandes sociologues russes, montrait que certains sondages en 2020 dressaient un portrait de qui devra être le successeur, selon les desiderata des citoyens russes. Il faudrait quelqu’un de plutôt jeune, plutôt intelligent, plutôt issu des régions, si possible sans parcours ou profil de silovik. Cependant Poutine est dans une phase de durcissement aujourd’hui. La mort de Navalny est vraiment le signe d’un régime qui est en train de se durcir. Certains profils pouvaient être envisagés pour succéder à Poutine en 2020 comme Alexeï Dioumine qui a été un de ses gardes du corps, issu de la troisième agence de sécurité très importante en Russie (FSO) qui a été son homme de confiance. En 2020, c’était un présidentiable. Il a un peu les mêmes caractéristiques que Poutine, il a un profil de silovik, il est plutôt jeune, il a un ancrage régional – c’est très important en Russie (Gorbatchev, Eltsine, Sobianine viennent de régions). Dioumine semblait cependant assez proche de Prigojine et il est possible qu’il ait été proche du GRU ou des gens qui étaient dans le complot – ce qui l’écarte de la succession. Un des noms qui ressort en ce moment c’est le premier ministre actuel, Mikhail Michoustine. C’est un technocrate plutôt spécialiste des questions de finance, mais il a également dirigé les impôts en numérisant tout dans ce domaine. Ainsi, il est devenu une sorte de silovik. C’est quelqu’un qui connaît très bien la machine et qui pourrait être un arbitre du jeu politique, comme Poutine l’est aujourd’hui.

Certains entrepreneurs semblent hostiles à Poutine, comme Pavel Dourov, fondateur de Telegram et de Vkontacke. En 2011-2012, au moment où Poutine a repris la présidence après l’interim de Medvedev, des manifestations contre le pouvoir se sont développées. Dourov décide à ce moment de changer les paramètres de VKontakte pour permettre aux opposants, derrière Navalny, d’échanger des messages, organiser leur mouvement etc. Ce qui a aidé les mobilisations à se développer, au point d’inquiéter le pouvoir. Ce moment va marquer le durcissement du régime. Le mandat de 2012 est un vrai acte de rupture, similaire à celui que nous sommes en train de vivre en ce moment. L’aide offerte par Dourov fait penser qu’il est favorable aux manifestants. Or, Dourov déclare à l’époque, avec beaucoup d’ironie, dans les médias qu’il ne se préoccupe pas des manifestants. Il se présente uniquement en homme d’affaires qui voit de l’argent à gagner. Il vient vraiment de l’élite, son père est un grand spécialiste de Rome, auteur de livres sur Caligula. Ce sont des grands intellectuels qui ont fréquenté les meilleures écoles et son frère a fréquenté une grande école des mathématiques d’où sort le grand mathématicien Grigori Perelman. Dourov pense que pour faire bouger les gens dans le monde, il faut leur parler de liberté – même si elle n’existe pas – il faut leur faire croire qu’ils se battent pour s’émanciper de quelque chose. Quand il était étudiant, il a créé des sites webs qui seront les ancêtres de VKontakte et Telegram. Il se dit libertarien comme beaucoup en Russie. Par exemple, sur Telegram, comme tout est libre, il affirme que même les djihadistes ont le droit de communiquer. Il a changé d’avis depuis. On avait pu voir qu’il avait fait des concessions au moment des attentats en France, où il a accepté dans certains cas d’ouvrir ses comptes pour les services russes au cas où il y aurait du danger terroriste en Russie.

Il convient donc d’avoir une confiance très modérée dans les convictions de Dourov. En même temps, c’est quand même quelqu’un qui a du pouvoir – la politique russe se fait beaucoup sur Telegram. Le pouvoir russe a bien essayé de fermer Telegram mais ça a été une catastrophe parce que toute une partie de l’économie s’appuie sur cette application, dans des secteurs comme la vente de billet d’avions par exemple. C’est un lieu qui est très utile. Poutine est loin de tout contrôler, il y a aussi beaucoup de mise en scène de son pouvoir. Il fait croire qu’il a du pouvoir, il ne l’a pas toujours – même s’il est extrêmement puissant.

Régis Genté 

Concernant le réseau de pouvoir en dehors des frontières russes, il a beaucoup été question des liens avec les oligarques ukrainiens et biélorusses. Que peut-on en savoir ?

LGC

Bidzina Ivanichvili en Géorgie est un bon exemple d’un oligarque qui est encore redevable à l’égard de la Russie. C’est ce qui explique grandement le virage pro-russe de la Géorgie qui a longtemps été la tête de pont de l’Occident dans la région. Aujourd’hui, on assiste à un retour assez impressionnant de la Géorgie dans la sphère russe.

En ce qui concerne les oligarques ukrainiens, Rinat Akhmetov, homme le plus riche d’Ukraine, ne semble pas complètement libéré du Kremlin non plus même si, avec la guerre en Ukraine, il est obligé de choisir son camp. Le doute subsiste cependant sur ces hommes qui ont construit leur fortune avec les Russes. Nombreux sont tenus par des intérêts directs avec la Russie, comme Bidzina Ivanichvili ou Dmytro Firtach. Ce dernier, par exemple, l’homme du transit gazier à travers l’Ukraine, doit sa position et sa fortune à ses liens avec la mafia post-soviétique. Vladimir Plahotniuc qui a longtemps dirigé la Moldavie, sous couvert d’être pro-occidental, était en réalité assez sérieusement tenu par la Russie.

Régis Genté 

Qui sont les milieux « experts », ces gens qui sont liés aux nouvelles industries, aux nouvelles technologies ? Quels sont les liens de cette contre-élite avec l’élite du pouvoir, qu’ils soient oligarques ou silovikis ? Un million de Russes ont quitté le pays depuis la guerre, et une partie appartient à ces contre-élites qui pourraient jouer un rôle en cas de changement.

LGC

Le poutinisme investit le domaine intellectuel. Le secteur des nouvelles technologies est suivi de près. Poutine veut être pionnier sur les questions d’intelligence artificielle, sur les nouvelles technologies. Pour Poutine, la puissance dépend d’un secteur numérique fort, dans le sillage de la Chine. On sent que cette contre-élite est prise en compte, on s’en méfie mais on travaille avec elle parce que le pouvoir a besoin d’intelligence, de savoir des choses.

Il y a eu beaucoup de bagarres ces dernières années pour essayer de réduire voire d’étrangler les contre-pouvoirs dans les universités. Dans l’université, pour pouvoir exister, il fallait la protection de parrains, Koudrine notamment, ancien ministre des Finances qui avait la conviction qu’il fallait libéraliser le pays pour le rendre plus puissant. C’est lui qui a fait venir Poutine à Moscou en 1996. Koudrine est quelqu’un de très intelligent, très éduqué, il a monté un think tank après avoir quitté le gouvernement. La sœur de Mikhaïl Prokhorov, oligarque dans le minerai et l’énergie, est une grande intellectuelle du pays qui a sa maison d’édition et qui essaie de survivre dans les rares espaces de liberté qui subsistent.

Les poli-technologues, consultants politiques autour du pouvoir sont intéressants également. Ce sont des gens qui n’ont pas d’idéologie, ils servent Poutine mais ils pourraient servir n’importe qui d’autre. Il y avait un débat entre eux qui disait qu’ils devraient peut-être laisser exister Navalny pour faire émerger des débats et moins s’intoxiquer eux-mêmes en termes d’information. Dans quelle mesure faut-il laisser respirer la société pour mieux pouvoir défendre le régime ?

Le départ de nombreux Russes après le déclenchement de la guerre, notamment du secteur des nouvelles technologies, a fait s’élever des voix à Moscou qui disaient « Attention, il ne faut pas les condamner mais créer les conditions de leur retour sinon ils ne reviendront jamais ». La loi a été modifiée pour qu’ils soient moins mobilisables que les autres. En Géorgie, 17% des Russes qui sont venus depuis le début de la guerre sont repartis ces derniers mois, notamment des Russes du secteur des nouvelles technologies qui se sentent plus protégés.

Régis Genté 

Quel est le rôle de Patrouchev, quel est son réel pouvoir, ses perspectives ?

LGC

Patrouchev est souvent considéré comme le numéro 2 du régime, il est très important, c’est un pur idéologue, qui voit partout des « révolutions de couleur » fomentées par la CIA. C’est l’homme des missions spéciales. Si vous voyez Poutine en visite à Pékin, vous êtes à peu près sûr que Patrouchev va faire une visite signalée mais discrète dans les quinze jours qui suivent probablement pour mettre en œuvre ce qui a été décidé. C’est lui qui va à Kaliningrad quand on s’inquiète de la rupture éventuelle du corridor et de l’isolement de la région. C’est lui qui négocie avec la France quand il faut mettre fin au contrat sur les navires Mistral…

Le plus intéressant serait de connaître les relations entre les élites : Patrouchev, Setchine, Kovalchuk… On dispose de peu d’informations. On pense par exemple que Patrouchev a des relations un peu compliquées avec le patron du FSB qui cultive son pré carré. Cependant, le pouvoir de Patrouchev ne devrait pas être surestimé car, en Russie comme ailleurs, avoir le pouvoir c’est avoir accès à des ressources financières, humaines, dans l’administration, dans les services, dans les régions. Patrouchev en a bien sûr dans les services, mais ils sont quand même contrôlés par des gens qui sont plus ou moins ses ennemis. Il n’a pas de ressources financières énormes à sa disposition, il n’a pas de contrôle sur des milliardaires. C’est pourquoi Patrouchev n’est peut-être pas aussi puissant qu’on pourrait le croire et il doit certainement s’affronter aux autres puissants du régime et toutes les décisions ne reçoivent pas forcément son blanc-seing.

Régis Genté 

Que pensez-vous de toutes les rumeurs qui peuvent courir sur la santé de Poutine, sa capacité à maîtriser la situation en Russie ?

LGC

Sur la santé de Poutine, on sait que, quand il voyage, le service fédéral de protection (FSO) collecte ses déjections. J’ai publié en juin 2022 sur ce sujet. C’est important, c’est le signe qu’il a quelque chose à cacher. Un média russe a dénombré les voyages des grands patrons de cliniques de Moscou dans des grands hôtels de Sotchi. Il s’avère qu’ils étaient tous oncologues et spécialistes de la thyroïde. Il s’est rendu compte que les voyages qu’ils ont effectué à Sotchi correspondaient toujours à des périodes où Poutine y était. Par ailleurs, à l’occasion d’une visite dans un hôpital de Moscou, alors que personne ne savait de quoi il souffrait, il avait dit : « Vous savez, il paraît que ça se soigne bien, le cancer de la thyroïde. » Le docteur avait confirmé, en disant que ça se soignait à 98%. C’était un indice assez intéressant.

Pour le reste, il y a énormément de fantasmes. Une chaîne Telegram très connue, Général SVR, est animée par un fantaisiste probablement à la solde du Kremlin, qui raconte tous les matins que Poutine va mourir de son cancer. Pourquoi est-ce qu’il fait ça ? Ce n’est probablement pas de la fantaisie en réalité. Cela sert à pourrir le contexte informationnel. Le jour où il aura vraiment quelque chose, on ne saura plus quoi penser tellement il a dit de bêtises. Il est chargé de préparer le terrain en entretenant une confusion favorable au régime.

Régis Genté 

Est-ce qu’il est déjà considéré dans certaines sphères comme quelqu’un du passé ou est-ce qu’il maîtrise encore suffisamment ce qui se passe ?

LGC

Est-ce que Poutine passe pour quelqu’un déjà du passé ? Poutine a 74 ans, il est surnommé « le vieux » par les gens du régime. Mais nous ne sommes pas dans l’après-Poutine. Personne n’est capable de dire à ce jour combien de temps il restera au pouvoir.

Régis Genté 
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Régis Gente