Le nouveau discours tenu par le chancelier Olaf Scholz sur les responsabilités européennes et internationales de l’Allemagne, pour tenir compte du changement global d’époque (« Globale Zeitenwende ») peut-il laisser une place privilégiée à la coopération franco-allemande ou la France apparaît-elle trop affaiblie, d’un point de vue économique et politique, pour faire fonctionner ce tandem ?
La Grande Conversation
La notion de « Zeitenwende » (changement d’époque) était plutôt orientée vers l’intérieur, destinée à une audience allemande. Le chancelier social-démocrate Olaf Scholz pressentait qu’avec la guerre en Ukraine, le mantra « Wandel durch Annäherung » (le changement par le rapprochement) entretenu pendant des décennies en direction de Moscou était obsolète et que le SPD devait abandonner des éléments centraux de son programme. L’illusion d’une nation entière, qui voulait empocher un dividende de la paix après 1990, en vertu de l’obligation morale de ne plus jamais faire la guerre (« Nie wieder Krieg! »), s’est ainsi effondrée. Les Verts l’avaient compris plus tôt, dès les guerres de Yougoslavie et d’Irak. Les Allemands ont très bien suivi, le noyau dur d’un pacifisme nationaliste s’est déplacé vers les extrêmes de la gauche et de la droite et n’est pour l’instant pas en mesure d’obtenir une majorité.
Ce qui n’a pas disparu pour autant, c’est la politique étrangère et de sécurité hésitante, un héritage des chancelleries Schröder et Merkel. Il faut bien voir que l’orientation aveugle vers la Russie, y compris la dépendance croissante vis-à-vis du gaz russe, s’est accompagnée d’un désarmement de fait et d’un affaiblissement de la Bundeswehr, qui ne peut guère remplir ses missions de défense du territoire ni ses obligations vis-à-vis de l’OTAN. La raison d’être de la République fédérale a toujours été son succès économique en tant que nation exportatrice, qui se résumait à une sorte de diplomatie du « carnet de chèques », le co-financement de l’intervention des autres. Le désastre des missions internationales soutenues par l’ONU en Afghanistan et au Mali n’a pas aidé à considérer l’Allemagne comme une puissance militaire. Non, l’Allemagne ne peut pas assumer le rôle de nation leader en Europe, et elle ne veut jouer ce rôle que de manière rhétorique
Claus Leggewie
Olaf Scholz, dans son discours sur le « changement d’époque » devant le Bundestag a utilisé l’expression de « souveraineté européenne » défendue par le Président français Emmanuel Macron. Cependant, elle ne signifie sans doute pas la même chose des deux côtés du Rhin. Comment l’expression est-elle comprise en Allemagne et qu’implique-t-elle d’un point de vue pratique ?
La Grande Conversation
Cela fait penser à la vieille querelle entre « gaullistes » et « atlantistes » dans les années 1950 et 1960. D’Adenauer à Kohl, tous les gouvernements allemands se sont alignés sur les Etats-Unis. Même le rejet de la politique néoconservatrice des Américains en Irak est demeuré une coalition négative de Schröder et Chirac, sans déboucher sur une européanisation déterminée de la politique de sécurité. Les avances d’Emmanuel Macron sont tombées dans l’oreille d’un sourd à Berlin, chez Merkel mais aussi chez Scholz, qui a repris la formule de la souveraineté européenne, les approches sont restées plutôt marginales et symboliques. Cette abstinence nous a justement mis dans la situation d’impuissance imposée par la nouvelle situation géopolitique. Il est clair que les déclarations fracassantes de Macron sur la « mort cérébrale » de l’OTAN et ses avances à la Chine n’ont pas aidé. Mais sa déception vis-à-vis de Berlin est tout à fait compréhensible.
Claus Leggewie
La fragilisation du modèle industriel exportateur allemand, à la fois en raison de la crise de l’énergie déclenchée par la Russie, des mesures protectionnistes américaines et de l’attitude de moins en moins coopérative de la Chine, ouvre une phase d’incertitudes économiques pour l’Allemagne mais aussi pour ses premiers partenaires économiques (les Européens !). Comment l’Allemagne peut-elle créer du consensus à l’échelle européenne sur les priorités économiques et financières de l’UE ?
La Grande Conversation
Dans les années 1990, l’Allemagne était considérée comme « l’homme malade de l’Europe ». Nous n’en sommes pas là, mais la pression sur le « modèle allemand » est très forte, en raison de la convergence de trois facteurs : le déplacement tectonique de l’économie mondiale, la transition chaotique vers une économie verte et une véritable crise des infrastructures allemandes qui sont en lambeaux en raison d’années de sous-investissement. Même si c’est ce que suggère le ministre allemand des Finances, Christian Lindner, l’Allemagne n’est plus le dompteur de l’Europe financier. A cela s’ajoute l’instabilité croissante du gouvernement de coalition « Ampel » (rouge, jaune, verte), qui s’ajoute à la mauvaise passe française. La France aurait mérité beaucoup plus de solidarité en matière de politique économique et sociale. On peut donc se demander si le vieux tandem pourra donner le ton dans le domaine des énergies renouvelables et d’une économie durable, alors que ce serait bien sûr la première priorité – aborder la grande transformation en tant que tandem écologique. Mais c’est un sujet sur lequel la contradiction est à son comble entre la France et l’Allemagne (nucléaire vs renouvelables). La fermeture des centrales nucléaires en Allemagne et l’ouverture de centrales à charbon est mal comprise côté français.
L’Union européenne est menacée de l’extérieur et de l’intérieur. Elle a été conçue sur le modèle allemand comme une union économique et monétaire, dans l’attente que le libre-échange et la coopération des Etats basée sur le droit international conduisent à une paix éternelle. Cette illusion a été nourrie de manière compréhensible en 1990, tandis que des blocs géopolitiques se formaient autour de l’Europe, pensant de manière totalement opposée en termes de politique de puissance et se positionnant les uns contre les autres. L’Europe a aujourd’hui besoin du soutien américain pour venir en aide à l’Ukraine.
Derrière cela, une crise de la démocratie représentative couve dans les deux pays. La « monarchie présidentielle » de la Ve République est un véritable anachronisme, la lutte actuelle pour les retraites une tragi-comédie au terme de laquelle Marine Le Pen pourrait se poser en deus ex machina. Dans les régions de l’Est de l’Allemagne, le parti nationaliste et identitaire AfD est de plus en plus fort, ce qui indique d’ailleurs que même dans la deuxième génération, la division allemande entre l’Est et l’Ouest n’est pas encore surmontée. Le fait que l’Union européenne soit si divisée sur la politique d’asile et d’immigration bénéficie à l’extrême droite. Elle est prête, comme vient de le dire clairement le chef des Républicains Eric Ciotti, à sacrifier toute l’Union et ses frontières ouvertes à sa phobie migratoire. Alors que le monde se renforce en blocs géopolitiques, l’Europe retombe dans le micro-étatique (Kleinstaaterei).
Claus Leggewie
La guerre d’agression de la Russie contre l’Allemagne change l’équilibre géopolitique européen. La France et l’Allemagne sont critiquées par la Pologne et les pays Baltes pour avoir négligé la menace russe et être restés sourds aux alertes lancées par ces pays. La relation franco-allemande comme « moteur » de l’Union européenne ne va-t-elle pas se trouver marginalisée à l’avenir ? Est-ce grave pour l’Europe ?
La Grande Conversation
Les Polonais et les Baltes ont eu tout à fait raison de critiquer les projets Nordstream et l’ignorance générale du gouvernement comme de la population face aux ambitions clairement affichées de Poutine. C’était une erreur de la politique française, par exemple de François Fillon, de considérer la Russie comme un contrepoids à l’Allemagne forte, ce que l’on voit encore transparaître chez Macron. La Pologne est désormais un facteur important dans l’Union européenne mais aussi, malheureusement, un frein à la poursuite de l’intégration, qui se livre à des ressentiments anti-allemands anachroniques. La Pologne pourrait, grâce au « Triangle de Weimar », compléter et renforcer l’axe franco-allemand et constituer ainsi un relais vers d’autres Etats d’Europe de l’Est qui ont été négligés de manière honteuse au sein de l’UE. La politique allemande comme la politique française (et, encore plus, celle des Britanniques) sont encore bien trop fixées sur des démarches nationales isolées, alors que l’Europe ne peut exister face à la Chine ou aux Etats-Unis que comme une puissance unie. Il suffit d’imaginer ce que signifierait une victoire électorale de Donald Trump – la fin de l’OTAN et du bouclier nucléaire américain sur l’Europe. Il ne doit pas être tabou, ni en France ni en Allemagne, de mettre en place une dissuasion nucléaire commune.
L’alliance espérée de l’Occident libre et démocratique avec une politique basée sur des normes et des règles contre l’autocratie russe et chinoise n’a pas eu lieu. Poutine perdra sans doute la guerre, mais il ne faut pas s’attendre à un changement de régime à Moscou. Il est donc d’autant plus important de savoir comment l’Europe va se comporter avec les nations « non-alignées », notamment l’Inde et les Etats africains, y compris le Brésil, qui lancent à leur tour des « initiatives de paix ».
Claus Leggewie