Publié le 4 octobre 2023
  • Ancien chercheur en sociologie électorale, cofondateur de Datactivist
  • Ancienne directrice d’Etalab et experte du numérique, enseignante à SciencesPo Paris
L’analyse des résultats des consultations électorales se faisait jusqu’à présent par commune, une échelle fine dans l’organisation territoriale française mais néanmoins imparfaite. Après des années de demandes, la possibilité de descendre au niveau du bureau de vote est désormais accessible. En quoi cette évolution peut-elle nous permettre de mieux comprendre les comportements électoraux des Français ?
Écouter cet article
00:00 / 00:00

Avant l’été, une petite révolution s’est produite dans le domaine de la donnée électorale, qui est pourtant passée relativement inaperçue.

A la fin du mois de juin dernier, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), en lien avec le ministère de l’Intérieur et des Outre-mer et Etalab (le service en charge de l’ouverture des données publiques), a mis à disposition en “open data” les données permettant de reconstituer les contours des quelque 69 000 bureaux de vote français.

Cette publication, sur la plateforme nationale data.gouv.fr, d’un fichier reliant les adresses géolocalisées et anonymisées des électeurs à leur bureau de rattachement, a alors ouvert des possibilités d’analyse jusqu’ici inédites : il est ainsi désormais possible, bien plus aisément qu’auparavant, d’avoir une vue précise du zonage électoral et de ses évolutions et de mettre en regard les résultats des élections avec des caractéristiques sociodémographiques à une échelle infra-communale.

Les chercheurs en sociologie et géographie électorales s’intéressent depuis longtemps à ces usages, mais n’ont pu le faire que dans des dimensions limitées. La publication récente de la somme de Julia Cagé et Thomas Piketty, Une histoire du conflit politique, est d’ailleurs le signe d’un regain d’intérêt scientifique pour l’analyse de données électorales agrégées, mais montre aussi la limite des données qu’on pouvait mobiliser jusqu’à présent : en travaillant à la maille communale, ces chercheurs utilisent des données à la fois bruitées (du fait des très nombreuses toutes petites communes dans lesquels les résultats sont peu significatifs) et trop imprécises (dans les villes où leur matériau ne rend pas justice à l’hétérogénéité interne, socio-économique et politique, de ces territoires). 

Une perspective nouvelle pour la compréhension fine de la sociologie du vote au-delà des grandes villes

Abonnez-vous à notre newsletter

La diffusion de ce jeu de données, accompagnée de programmes informatiques facilitant le croisement avec d’autres caractéristiques (niveau de vie, âge de la population, etc.) constitue une réelle avancée : les contours des bureaux de vote ne pouvaient jusqu’alors être reconstitués par les chercheurs que de manière parcellaire (par exemple en contactant chaque préfecture, mais toutes ne donnaient pas suite) et souvent très coûteuse (le programme de recherche Cartelec, pionnier dans le domaine, représentait plusieurs centaines de milliers d’euros).

Nous disposons donc désormais des moyens de cartographier et d’analyser finement les comportements de vote sur l’ensemble du territoire.

Cela permet notamment de mieux comprendre les différences de vote susceptibles d’exister par quartier au sein d’une commune, dans les 6800 communes contenant plusieurs bureaux. Si la recherche universitaire s’est intéressée depuis longtemps à la dynamique spatiale et sociologique des votes à l’intérieur des grandes villes, c’est sans doute au sein des villes de taille moyenne, entre 10 000 et 100 000 habitants, que les progrès les plus importants pourront être accomplis. Cela est d’autant plus bienvenu que les enjeux sociopolitiques y sont majeurs.

Au-delà des usages académiques, la disponibilité de ces données rend possible bien d’autres usages. On pense bien sûr à la presse locale, qui s’en saisira sans aucun doute au lendemain de chaque scrutin (savoir comment ont voté les gens dans leur quartier est une motivation majeure pour les lecteurs). Mais il est probable que de nombreux autres usages non anticipés émergeront, par exemple dans le domaine du géomarketing, tant les rapports à la consommation et à la politique s’entremêlent aujourd’hui.

Près de dix ans de poussées successives pour la mise à disposition complète de ces données en open data

Ces résultats sont le fruit d’une longue épopée, des premiers projets de recherche visant à reconstituer les périmètres des bureaux de vote à la fin des années 2000 à la publication de code et d’outils open source permettant de les visualiser sur une carte, en passant par un avis favorable de la Commission d’Accès aux Documents Administratifs en 2020. En 2015, une avancée notable avait été réalisée avec la publication par le Ministère de l’Intérieur, sur data.gouv.fr, des données des résultats des élections par bureau de vote depuis 1999 (alors qu’elles étaient jusqu’alors agrégées à la maille communale uniquement), mais on ne pouvait toujours pas les associer à des découpages géographiques précis.

Les pessimistes regretteront qu’il ait fallu tant de temps et de ténacité pour arriver à ce résultat ; les optimistes y verront un exemple probant de la manière dont la société civile peut conduire l’administration à s’ouvrir davantage. Retenons en tout cas que, dans le monde réel, l’ouverture des données nécessite parfois que des sollicitations répétées s’exercent sur l’administration et que celle-ci s’ouvre à la collaboration avec les réutilisateurs potentiels de ses données. Souhaitons que cette culture du dialogue continue de se développer ! 

Ces données sont un matériau d’une richesse incroyable pour les chercheurs, mais aussi les journalistes, les partis politiques et les militants, et plus largement toute la société civile. La France est ainsi désormais l’un des pays, peut-être le pays au monde, dans lequel l’information électorale disponible est la meilleure en termes de granularité géographique.

Une percée démocratique dont nous avons bien besoin. De nouveaux territoires à explorer s’ouvrent pour la sociologie électorale, à nous de nous en saisir.

Envie de contribuer à La Grande Conversation ?
Venez nourrir les débats, contredire les études, partager vos analyses, observations, apporter un éclairage sur la transformation du monde, de la société, sur les innovations sociales et démocratiques en cours ou à venir.

Joël Gombin

Laure Lucchesi