Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon et l’antisémitisme

Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon et l’antisémitisme
Publié le 3 janvier 2024
Depuis les massacres du Hamas le 7 octobre 2023, la perception de l’antisémitisme dans le paysage politique français a profondément changé : il ne serait plus l’affaire de l’extrême droite mais celle de l’extrême gauche. En réalité, il serait plus juste de dire que ce mal a désormais deux foyers dans notre vie politique : un foyer à l’extrême droite et un autre foyer à l’extrême gauche. Ils ne puisent pas toujours dans les mêmes répertoires et n’ont pas exactement les mêmes sociologies.
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Marine Le Pen aurait fait le ménage au Rassemblement national : l’antisémitisme n’y aurait désormais plus cours… Autour d’elle, à l’instar de Jordan Bardella le 5 novembre dernier, on hésiterait encore quelquefois à dénoncer publiquement l’antisémitisme de son père – condamné à de plusieurs reprises par la justice à ce titre –, mais pour l’essentiel la mue serait réalisée. Le 12 novembre dernier, en appelant à marcher contre l’antisémitisme, Marine Le Pen aurait ainsi parachevé son long travail de dédiabolisation, tandis que Jean-Luc Mélenchon et les siens refusaient de se joindre au cortège.

Dans le même temps, la macule de l’antisémitisme aurait changé de camp : ce serait désormais le problème de l’extrême gauche et singulièrement celui des Insoumis. A l’exception de quelques-uns (dont François Ruffin, Clémentine Autain, Alexis Corbière, Raquel Garrido…), les responsables de LFI ont refusé de décrire le Hamas pour ce qu’il est : un mouvement terroriste islamiste qui aspire à la fois à la destruction d’Israël et à l’élimination des juifs. En cherchant à ménager un électorat supposé polarisé par la question israélo-palestinienne, Jean-Luc Mélenchon aurait choisi le camp de l’ambiguïté et de la compromission, accompagnant du même coup l’expression de plus en plus sonore d’un « nouvel antisémitisme » sur les réseaux sociaux et dans les manifestations : il ne serait plus question ici des théories raciales du premier XXe siècle et des crimes commis en leur nom avec la collaboration du gouvernement de Vichy, ni du négationnisme des années FN, mais d’un antisémitisme confondant « juifs », « Israéliens », « colonialistes » et « sionistes », et réactivant un certain nombre de clichés issus des plus anciennes traditions anticapitalistes de gauche.

Ce qui se dessine en creux depuis le 7 octobre dernier, c’est une théorie du transfert selon laquelle le problème de l’antisémitisme en France aurait soudain basculé de l’extrême droite à l’extrême gauche. Le schéma en est simple : comme dans des vases communicants, pendant que le RN se vide de ses vieilles passions antisémites, LFI s’en remplit. Défendue par le RN, relayée sur les plateaux de CNews et dans d’autres talk-shows politiques, cette construction est en réalité erronée. Nous n’avons pas un problème qui aurait migré d’une formation politique à une autre : nous avons en réalité deux problèmes. Pour le dire autrement : l’antisémitisme se maintient dans les rangs de l’extrême droite sous les apparences d’un changement de discours, tandis qu’il trouve à l’extrême gauche, avec les inconséquences et le cynisme de Jean-Luc Mélenchon, un nouvel accès en politique.

1. La mue en trompe-l’œil du Rassemblement national 

La mue du Rassemblement national sur la question de l’antisémitisme est-elle aussi claire qu’on le prétend depuis bientôt trois mois ? L’examen de la situation conduit à des conclusions assez différentes : non seulement le RN est loin d’avoir réalisé son aggiornamento sur ce point, mais le changement qu’il revendique relève pour partie d’un calcul politique. Surtout, ses sympathisants demeurent, dans le paysage politique national, les plus sujets aux préjugés antisémites.

Oublis et falsifications
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Le changement de cap serait difficilement contestable si l’on se contentait d’en juger par les récentes prises de position de sa patronne et candidate incontestée, Marine Le Pen. N’a-t-elle pas obtenu l’exclusion de son père, Jean-Marie Le Pen, du parti qu’il avait lui-même fondé, sur le motif de son antisémitisme, en août 2015 ?

Depuis, Marine Le Pen s’est efforcée d’envoyer d’autres signes dans la même direction. Ainsi, à peine installé à l’Assemblée nationale, son groupe parlementaire essayait de conquérir la présidence des groupes d’études sur le VIH et l’antisémitisme ; on se souvint à cette occasion que Jean-Marie Le Pen avait comparé les personnes séropositives à des « lépreux modernes » et demandé la mise à l’écart des « sidaïques » dans des « sidatoriums », multipliant les échos à la vieille rhétorique antisémite. Autre temps, autres mœurs : le récent appel de sa fille à la marche contre l’antisémitisme le 12 novembre 2023 à Paris et sa participation personnelle à cette mobilisation ont bouclé la boucle, d’une certaine façon.

Plus encore qu’un changement de cap, c’est d’abord un changement de génération : contrairement à leurs devanciers, les nouveaux dirigeants du parti d’extrême droite n’ont pas fait leur éducation politique dans la France de l’Occupation ou de l’immédiat après-guerre, ils n’ont pas directement trempé dans les cercles collaborationnistes, le culte du Maréchal, les icônes de Jeanne d’Arc, les lectures de Maurras et la lutte (éventuellement armée) pour l’Algérie française. Si tout cela fait partie d’un héritage qui connaît de nombreuses rémanences et dont, on va le voir, ils rechignent à faire lucidement l’inventaire, leurs référentiels historiques et leur expérience politique sont le plus souvent d’une autre nature.

Le parti de Marine Le Pen est-il pour autant blanchi de son noir terreau ? Peut-on vraiment, comme le suggèrent nombre d’éditorialistes, tourner la page et passer à autre chose ? En réalité, la rupture demeure largement inachevée, comme le soulignait récemment Jean-Yves Camus. Marine Le Pen n’a jamais réalisé l’aggiornamento explicite de sa formation politique sur ce point. Lors du colloque organisé en octobre 2022 à l’Assemblée nationale pour le cinquantième anniversaire de la création du FN en 1972, aucune contribution historique sérieuse ne fut consacrée à ses multiples compromissions avec le négationnisme ou le procès catholique du « peuple déicide ».

Loin de s’atteler à ce devoir d’inventaire, Marine Le Pen met un soin particulier à maquiller la réalité historique. Quand on lui fait observer qu’en 1972, lors de la fondation du parti, d’anciens SS français de la division Charlemagne, d’anciens miliciens et autres chroniqueurs de Radio Vichy entouraient Jean-Marie Le Pen, elle crie au « mensonge historique » et fait valoir qu’ « il y avait aussi Georges Bidault, le successeur de Jean Moulin ». La vérité est que Georges Bidault adhéra au FN, comme quelques autres anciens résistants, sur la question de l’Algérie française et qu’il le quitta au bout de quelques jours après s’être aperçu que ceux auprès de qui il s’était assis avaient souvent choisi le camp d’en face sous l’Occupation.

On se souvient également que le 27 janvier 2012, jour de la commémoration internationale de la libération des camps de la mort, Marine Le Pen était allée danser au palais de la Hofburg à Vienne, à l’invitation du FPÖ pour le bal annuel des corporations étudiantes autrichiennes, réunion rituelle d’associations néonazies et pangermanistes. En réponse à la polémique qui avait suivi, elle n’avait eu que la rhétorique la plus relativiste à proposer : « les Français savent mon aversion pour tous les totalitarismes, qu’ils soient nazi, communiste ou mondialiste, ce dernier étant pourtant soutenu par l’ensemble du système que je combats ». Les historiens du nazisme et du stalinisme apprécieront la pertinence du parallèle entre « mondialisme » et « totalitarisme ».

Comme dans tous les musées familiaux, il y a l’histoire qu’on assume et celle qu’on cache, voire qu’on travestit. On le voit, loin de regarder le passé en face, le RN mène aujourd’hui une opération de réécriture de son histoire, dans laquelle l’amnésie cotoie la falsification.

En outre, le parti de Marine Le Pen compte encore dans ses rangs quelques figures embarrassantes. Ainsi Frédéric Boccaletti, député RN de la 7e circonscription du Var, est connu pour avoir tenu, à Toulon, une librairie spécialisée dans les ouvrages antisémites et négationnistes, établissement baptisé Anthinéa en hommage à l’ouvrage éponyme de Charles Maurras, le théoricien antisémite de l’Action française. De même, Caroline Parmentier, députée RN de la 9e circonscription du Pas-de-Calais, a été pendant 31 ans journaliste puis rédactrice en chef du journal ultra-catholique d’extrême droite Présent sous l’autorité notamment de feu Jean Madiran dont les déclarations antisémites sont bien connues.

Il ne faut pas non plus négliger la part de calcul politique qui accompagne le changement de cap des responsables du RN.Comme le déclarait Louis Alliot en 2017 dans les colonnes de Libération, « Il faut être clair sur la dédiabolisation. Celle-ci ne concerne que notre présomption d’antisémitisme. Pas l’islam, pas l’immigration : là-dessus, à la limite, il n’est pas mauvais d’être diabolisé ». On ne peut être plus transparent : se défaire de la macule antisémite, c’est faire sauter la dernière digue qui limite encore la respectabilité du RN. Mais, pour cela, il n’est pas nécessaire de mettre fin aux divers répertoires de la xénophobie cultivés par le parti, à commencer par la haine des immigrés et la stigmatisation des musulmans. Au contraire, on peut même charger ces derniers de la responsabilité du « nouvel antisémitisme ». Coup double : non seulement on n’est plus antisémite, mais on peut déplacer la macule sur le dos de ses ennemis ! Et même coup triple puisque Jean-Luc Mélenchon a désormais choisi le déni, endossant à son tour les insignes du parti infréquentable.

En somme, la fin de l’antisémitisme au sein de l’état-major RN ne signifie pas la fin du racisme dans cette organisation. Au contraire, le comportement de Marine Le Pen et de ses lieutenants depuis le 7 octobre dernier invite implicitement leurs sympathisants à reporter leurs griefs et leurs ressentiments sur les musulmans et les immigrés, et à convertir la vieille monnaie antisémite dans la nouvelle monnaie islamophobe. Car, on va le voir à présent, cette vieille monnaie est encore largement en circulation chez les sympathisants RN.

L’électorat et les sympathisants RN restent le siège principal des préjugés antisémites

Au-delà des trajectoires personnelles et des discours politiques, la rupture du RN avec l’antisémitisme est en effet encore moins évidente quand on considère ses sympathisants et son électorat. C’est ce que montrent les données de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). Selon son rapport 2022, c’est bien dans les rangs de l’électorat RN que les préjugés antisémites sont en effet les plus répandus. Autrement dit, ce n’est pas parce que Marine Le Pen a modéré son discours que ses électeurs sont devenus plus modérés.

Les données de la CNCDH

Ainsi, si 18% des Français jugent que « les Juifs ont trop de pouvoir en France », ce sont 24% des sympathisants RN qui l’affirment (+6 points). Et l’écart se creuse encore quand on détaille le contenu des stéréotypes antisémites hélas trop bien connus. 38% des Français pensent que « les Juifs » se distinguent par « un rapport particulier à l’argent ». Un score effrayant mais qui est largement surpassé chez les sympathisants RN : parmi eux, plus d’un sur deux en sont convaincus (54%, +16). De même, 36% de nos concitoyens estiment que « pour les Français juifs, Israël compte plus que la France », contre, là encore, 54% des sympathisants RN (+18) qui considèrent les Juifs comme une puissance vendue à l’étranger. Enfin, si 15% des Français pensent que l’on « parle trop de l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale», ce sont 24% des sympathisants RN (+9) qui n’hésitent pas à s’en désoler.

Les rédacteurs du rapport de la CNCDH soulignent également que, si « l’opinion est majoritairement en faveur d’une lutte vigoureuse contre l’antisémitisme (73% tout à fait ou plutôt d’accord fin 2022) », c’est chez les sympathisants d’extrême droite que cette demande est la plus faible (29%, -44 points), tandis qu’elle s’établit à 64% à l’extrême-gauche (-9 points).

Les sympathisants RN détonnent d’autant plus que, même si les préjugés antisémites sont encore répandus dans notre pays, la population dans son ensemble voit croître son niveau général de tolérance. Les rapporteurs de la CNCDH soulignent en effet un net accroissement de la tolérance à l’égard des juifs en longue période dans notre pays. Leur indice longitudinal de tolérance (ILT) est en effet passé, les concernant, de 56% au début des années 1990 à 70% en 2022 (+14 points en 33 ans) contre respectivement 40% à 58% pour les musulmans (une croissance plus forte encore mais à un niveau beaucoup plus bas).

Les données de la Fondapol

Les éléments d’enquête réunis par la Fondapol dans l’édition 2022 de sa radiographie de l’antisémitisme en France, n’aboutissent pas à des conclusions très différentes. Il est à noter que cette enquête suit un tout autre protocole que la précédente : elle se base sur 1) un échantillon représentatif de la population générale (1509 personnes), 2) un échantillon de personnes se déclarant de culture ou de confession juive (521 personnes), 3) un échantillon de personnes se déclarant de culture ou de confession musulmane (501 personnes).

Dans cette enquête, 26% de l’échantillon général adhèrent à l’idée que « Les juifs ont trop de pouvoir dans le monde économique et la finance ». Cette moyenne cache naturellement d’importantes disparités : l’adhésion à ce préjugé est plus prononcée chez les plus de 65 ans (33%, +7 pts), les ouvriers (33%, +7 pts) et ceux qui ont une « bonne image » des antivax (37%, +11 pts). Mais c’est encore chez les électeurs de Marine Le Pen de 2017 qu’elle culmine : 39% (+13 pts par rapport à la moyenne) contre 33% pour ceux de Jean-Luc Mélenchon (+7 pts par rapport à la moyenne mais -6 par rapport aux électeurs de Marine Le Pen), 28% pour ceux de François Fillon (+2 et -11 pts), 21% pour ceux d’Emmanuel Macron (-5 et -18) et 18% pour ceux de Benoît Hamon (-8 et -21). En somme, les électeurs de droite et d’extrême gauche adhèrent davantage à ce préjugé historique antisémite que les électeurs macronistes et socialistes, mais ce sans commune mesure avec les électeurs du RN.

Ce sont donc encore et toujours les électeurs du RN qui tiennent ici le haut du pavé. Certes, ceux de Jean-Luc Mélenchon arrivent en seconde position, mais le reste de la gauche (les électeurs de Benoît Hamon et, en 2017, une partie de ceux d’Emmanuel Macron) représente clairement la partie la moins antisémite du spectre politique. Les rédacteurs du rapport de la Fondapol font certes observer que la prégnance de ce préjugé antisémite est en décrue à l’extrême droite par rapport à 2014 alors qu’elle paraît plutôt stable à l’extrême gauche sur la même période. Mais cette tendance positive ne change rien au fait que les électeurs RN sont les plus réceptifs aux préjugés antisémites.

Il est également à noter que, parmi les causes perçues de l’antisémitisme dans notre pays, « les idées d’extrême gauche » n’arrivent qu’en cinquième et dernière position, que ce soit dans l’échantillon général (13%), dans l’échantillon de personnes de culture ou confession musulmane (13%) ou dans l’échantillon de personnes de culture ou confession juive (20%), loin derrière « le rejet et la haine d’Israël » (respectivement 53%, 46% et 62%), les « idées islamistes » (48%, 46%, 45%), « le complotisme et les théories du complot » (37%, 46%, 35%) et… les « idées d’extrême droite » (36%, 49%, 28%).

Les variables prédictives de l’antisémitisme

Naturellement, les données statistiques présentées jusqu’ici – comme celles qui suivront – sont insuffisantes à déceler des causalités. Lorsqu’on dit que les sympathisants de telle ou telle famille politique sont plus ou moins réceptifs à tel ou tel préjugé, on observe une corrélation ou une résonnance particulière et pas une causalité. Or, il est possible que des variables cachées expliquent la porosité au préjugé considéré beaucoup plus fortement que la préférence politique (ou la confession) déclarée. Par exemple, le niveau de diplôme, le revenu, la localisation… Ainsi, lorsqu’on dit « les sympathisants RN » ou « les personnes de confession ou culture musulmane » sont plus réceptives aux préjugés antisémites, cela ne signifie en rien que c’est parce qu’elles sont « sympathisants du RN » ou « de confession musulmane ». Pour mieux évaluer le poids de chacun des facteurs, il faut procéder à des régressions logistiques et contrôler les autres variables, c’est-à-dire raisonner « toutes choses égales par ailleurs ». C’est ce que propose le rapport de la CNCDH (mais pas celui de la Fondapol).

Concernant l’antisémitisme, les auteurs du rapport de la CNCDH arrivent à plusieurs conclusions.

  • La première est que certaines variables ne présentent aucun caractère prédictif de l’antisémitisme. C’est en particulier le cas du genre : contrairement à une idée répandue, les femmes ne semblent pas aujourd’hui moins réceptives aux préjugés antisémites que les hommes.
  • La deuxième est que trois variables présentent au contraire un caractère prédictif saillant : la situation sur l’échelle gauche-droite, la situation économique perçue et la religion. En d’autres termes, plus on se situe à droite et plus on a le sentiment de « vivre moins bien qu’il y a quelques années », plus on est susceptible d’être réceptif aux préjugés antisémites. Pour ce qui concerne la religion, elle joue en plusieurs sens : 1) le fait d’être catholique non pratiquant joue en faveur d’une plus grande réceptivité aux préjugés antisémites (alors qu’une pratique du catholicisme plus intégrée à l’Eglise et au culte joue au contraire en faveur d’une plus grande tolérance) ; 2) le fait d’être musulman, on y reviendra plus loin, joue également en faveur d’une plus grande porosité aux préjugés antisémites.
  • La troisième est que deux autres facteurs ont une incidence moins importante que les précédents mais néanmoins très significative : l’âge et le niveau de formation. Plus on est âgé et moins on est diplômé, plus la sensibilité aux préjugés antisémites grandit.

Le pouvoir explicatif de la situation sur l’échelle gauche-droite appelle aujourd’hui une attention particulière : si elle est très cohérente avec la forte pénétration des préjugés antisémites chez les sympathisants et électeurs RN, c’est-à-dire dans une population moins acquise à la culture égalitaire et plus sensible aux thèses autoritaires et à une forme d’ethnocentrisme, elle semble contredite par l’observation, comme on va le voir plus loin, d’une ambiguïté croissante, voire de la pénétration de ces préjugés chez les sympathisants et électeurs d’extrême gauche. Ce point s’explique, nous semble-t-il, par la différence des préjugés antisémites concernés, d’une part, et par la signification réelle du vote de nombreux électeurs musulmans en faveur de LFI, de l’autre. C’est ce que la suite va nous permettre de mieux comprendre.

2. L’antisémitisme à l’extrême gauche

Il ne fait aucun doute que l’état-major des Insoumis et la majorité de leur groupe parlementaire ont choisi de jouer avec le feu depuis les massacres du 7 octobre dernier. Les déclarations de Danièle Obono décrivant le Hamas comme un simple « mouvement de résistance » ou celles de David Guiraud lors d’une conférence de presse à Tunis sont de tristes pièces d’anthologie dans ce domaine.

Faits et virages

Aveuglée par ses passions politiques ou tentée par de sombres calculs, la majorité des Insoumis n’a pas vu ou pas voulu voir que la violence barbare du Hamas avait pris une forme inédite dans l’histoire du conflit israélo-palestinien. Qu’elle avait marqué un virage dont nul, parmi les humanistes, ne peut se rendre complice à quelque degré que ce soit, pas même au nom de la défense du peuple palestinien. Cette violence et sa sordide théâtralisation au moyen de vidéos insoutenables diffusées sur les réseaux sociaux portent la signature d’une rupture : celle d’un mouvement désormais gangrené par la folie djihadiste, sa cruauté et son goût du sang. Les 1 200 victimes abattues parfois à leur domicile et devant leurs parents, les 240 otages, les humiliations publiques méthodiquement filmées et rediffusées sur les chaînes du monde entier, tout cela rappelle les méthodes de Daech. Que ce changement de répertoire ait été alimenté par la rage et le ressentiment nés des injustices évidentes endurées par les Palestiniens ne justifie rien, et certainement pas les coupables euphémismes des Insoumis. Rien n’empêchait ces derniers de reconnaître la véritable nature du Hamas et de ses massacres tout en continuant à condamner fermement la politique de Benyamin Nétanyahou en Cisjordanie et en dénonçant les bombardements massifs de la bande de Gaza ainsi que le supplice imposé aux populations de ce territoire. Cette position aurait sans doute trouvé des adversaires mais elle se serait hissée à la hauteur du tragique de la situation sans trahir leurs engagements. Ce n’est malheureusement pas le chemin qu’ils ont choisi.

Les arguments politiciens de la direction de LFI pour ne pas se rendre à la marche contre l’antisémitisme du 12 novembre dernier n’abusent d’ailleurs personne. « Je trouverais incongru de participer à une manifestation de cette nature en présence du RN », déclarait Manuel Bompard pour justifier son absence et celle de ses camarades. Les Insoumis n’avaient pourtant pas ces raisonnements contournés en mars 2018 lorsque, contre l’opinion du CRIF, ils avaient décidé de prendre part, en compagnie de Marine Le Pen, à la mobilisation en hommage à Mireille Knoll

Ce contexte a réveillé de mauvais souvenirs chez de nombreux observateurs. Notamment cette interview de juillet 2020 lors de laquelle Jean-Luc Mélenchon répond à une journaliste qui l’interroge sur le comportement des policiers dans les manifestations de Gilets jaunes (« Est-ce que les forces de l’ordre doivent être comme Jésus sur la croix, qui ne réplique pas ? ») : « Je ne sais pas si Jésus était sur la croix, mais je sais qui l’y a mis : ce sont ses propres compatriotes ». Comment s’expliquer cette soudaine résurgence de l’image du « peuple déicide » propre à l’antijudaïsme chrétien ? 

On se souvient également qu’en octobre 2021, il avait expliqué, toujours sur BFM, qu’Eric Zemmour « n’est pas antisémite » puisqu’il « reproduit beaucoup de scénarios culturels [du judaïsme] : ‘on ne change rien à la tradition’, ‘on ne bouge pas’, « oh mon dieu, la créolisation, quelle horreur !’… Tout ça, ce sont des traditions qui sont beaucoup liées au judaïsme. Cela a ses mérites, cela lui a permis de survivre dans l’histoire ». Comment s’expliquer là encore cette réactivation des poncifs antisémites sur le thème d’une communauté fermée sur elle-même, cultivant l’entre-soi et réfractaire à toute forme d’intégration ?

On se souvient encore que Taha Bouhafs, candidat aux législatives de 2022, investi par LFI avant de devoir renoncer à se présenter suite à des accusations de violences sexuelles, avait appelé sur Twitter à « la libération de la Palestine de la mer jusqu’au Jourdain », slogan historique du Hamas figurant dans sa charte depuis 2017 pour exiger la destruction pure et simple d’Israël. Ou encore que certains députés LFI avaient rendu hommage au travailliste britannique Jeremy Corbyn en fermant les yeux sur le passif de ce dernier en matière d’antisémitisme, lui qui qualifiait parfois « d’amis » le Hamas et le Hezbollah.

A chacun de ces épisodes, on pourrait bien sûr opposer des séquences où, au contraire, le leader de la France insoumise et ses proches se sont élevés contre l’antisémitisme comme après l’attentat de Mohamed Merah en 2012 ou lors de l’affaire Mireille Knoll, comme on vient de le rappeler. Le problème est que ce qui pouvait apparaître alors comme une ambivalence intermittente s’est clairement intensifié depuis le 7 octobre. Le fil X (ex-Twitter) du leader de la France insoumise est depuis cette date le lieu de plusieurs dérapages dont il est difficile d’imaginer, dans un tel contexte, qu’ils ne soient pas consciemment contrôlés.

Le 22 octobre, à l’occasion d’une manifestation pro-palestinienne à Paris, il tweete une photo de manifestation accompagnée de ce message : « Voici la France. Pendant ce temps Madame Braun-Pivet campe à Tel Aviv pour encourager le massacre. Pas au nom du peuple français ! » L’analyse de Pierre Birnbaum dans Le Monde a parfaitement mis à jour les clichés antisémites qui sous-tendent cette étrange déclaration : 1) la France et les Français sont ici, à Paris, avec les manifestants et non à Tel Aviv ; 2) Madame Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée nationale, n’est donc pas la France, mais une nouvelle figure de ce « juif errant » qui « campe » en terre étrangère et trahit le pays qui l’a nourrie. Cette image du campement fait partie du répertoire classique des antisémites du XXe siècle : Edouard Drumont accusait ainsi « la race juive », « race de nomades », de « ne pouvoir vivre dans aucune société organisée » et de tout détruire autour d’elle « quand elle a installé son campement quelque part ». Pierre Birnbaum rappelle également que Maurice Bedel décrivait Léon Blum comme « le président du conseil venu d’une race errante camper en Ile-de-France par un hasard qui l’eût aussi bien mené à New York ».  

Le 4 novembre, toujours à l’occasion d’une manifestation pro-palestinienne à Paris, Jean-Luc Mélenchon s’en prend aux médias qu’il accuse de minorer la participation à cette mobilisation : « Quelques centaines de personnes écrit Libération, un millier dit BFM. Même propriétaire même mensonge. En fait les rues sont pleines de Bastille à Nation. Les soutiens inconditionnels du massacre mentent pour rien. » Qui est donc ce mystérieux propriétaire qui finance le mensonge et les supposés « soutiens inconditionnels du massacre » ? Le leader des Insoumis cible manifestement ici Patrick Drahi, le PDG du consortium luxembourgeois Altice, qui se trouve être d’origine marocaine, de nationalité franco-israélienne et de confession juive. Une cible idéale en somme, à l’intersection des mondes de l’argent, du pouvoir, des médias et du cosmopolitisme, ce carrefour des imaginaires où se croisent la colère insoumise contre la finance internationale et les stéréotypes antisémites : décrits comme « fourbes et menteurs » depuis la nuit des temps, les juifs ne sont-ils pas censés occuper des positions privilégiées dans le monde économique et médiatique ? Pour la petite histoire, Jean-Luc Mélenchon semble ignorer que Patrick Drahi n’est plus propriétaire de Libération depuis 2020. D’où vient donc que le seul homme d’affaires interpelé ici soit Patrick Drahi et non Bouygues (TF1), Bolloré (Canal+), Dassault (Le Figaro) ou Bertelsmann (M6), tous propriétaires de médias dans lesquels la couverture de la manifestation ne fut guère plus généreuse ?

Il est difficile de prêter à un homme connu pour sa culture et son goût des mots l’innocence et la candeur que réclament pour lui ses défenseurs. Le 7 octobre apparaît bien comme un tournant stratégique dans l’expression du leader de la France insoumise.

Comptes et mécomptes électoraux

Si l’on veut trouver une forme de rationalité à ce tournant, c’est-à-dire si l’on fait l’hypothèse – peut-être discutable – qu’il n’est pas uniquement guidé par des passions idéologiques ou par une forme de réflexe gauchiste anti-impérialiste, il y a au moins deux façons de le faire. Selon la première, Jean-Luc Mélenchon serait essentiellement animé par la volonté d’être et de rester le seul candidat « anti-système ». En se saisissant des massacres du 7 octobre comme il l’a fait, il aurait ainsi préféré le risque d’apparaître infréquentable dans certains milieux à celui de se dissoudre dans un moment d’unité nationale et finalement d’abdiquer toute singularité. C’est l’obsession du clivage et de la différenciation conflictuelle qui prévaudrait ici, en écho aux thèses défendues par des auteurs comme Chantal Mouffe ou Ernesto Laclau. Selon ces théoriciens du « populisme de gauche », le « peuple » ne se déduit pas d’une structure sociale préexistante, elle-même organisée par des conditions objectives ou des classes distinctes ; il se découvre et se constitue dans et par le conflit. C’est le conflit lui-même qui fait advenir une communauté politique de combat (« nous ») et lui désigne ses ennemis (« eux »). Pour cela, la règle est simple : pas de quartiers, pas de compromis, pas de pause. Cette lecture populiste de la présente séquence repose toutefois sur un calcul qui n’est rationnel qu’à la condition que les pertes ne soient pas supérieures aux gains, ce qui est loin d’être démontré.

La seconde rationalisation consiste à interpréter le choix des responsables Insoumis comme le résultat d’un calcul électoraliste de facture beaucoup plus classique. En refusant de qualifier le Hamas de mouvement terroriste et de se joindre à la marche contre l’antisémitisme du 12 octobre, Jean-Luc Mélenchon et ses lieutenants auraient simplement cherché à ménager leur électorat de confession musulmane, comme le suggère le politologue Rémi Lefebvre, et peut-être également une partie de la jeunesse diplômée des centre-ville qui a assez largement soutenu le candidat Insoumis en 2022. Les propos antisémites proférés dans cette période ne seraient alors rien d’autre qu’une façon de flatter une population supposée elle-même pénétrée de préjugés antisémites ou d’un antisionisme capable de virer à l’antisémitisme. C’est l’explication la plus souvent avancée dans le débat public ces derniers mois. Si elle paraît probable, on va voir cependant que le calcul sur lequel elle repose est loin d’être infaillible. Examinons-la de plus près.

Les choix de l’électorat musulman depuis 15 ans

Selon une enquête réalisée en avril 2022 pour le journal La Croix, le candidat Insoumis à l’élection présidentielle a en effet capté 69% des suffrages musulmans, soit 25 à 30 points de plus qu’en 2017 ! C’est ce facteur qui explique que, dans les communes les plus multiculturelles (et les plus pauvres) situées à la périphérie des grandes villes, les scores de Jean-Luc Mélenchon aient atteint des niveaux stratosphériques, comme à Trappes (60,6%), Garges-lès-Gonesse (62,1%) ou encore Saint-Denis (61,1%).

Les raisons qui ont conduit une grande majorité des citoyens musulmans à plébisciter le candidat de la France insoumise, en particulier dans ces quartiers, sont cependant beaucoup plus instrumentales que ne le pensent Jean-Luc Mélenchon et ses amis. C’est en réalité beaucoup plus un vote de barrage qu’un vote d’adhésion ou de conviction. Certes, les bas revenus et les locataires de logements HLM sont surreprésentés dans l’électorat musulman des banlieues qui ont le plus voté LFI, des caractéristiques sociodémographiques qui semblent en forte résonnance avec l’offre politique des Insoumis. Mais ces mêmes caractéristiques n’ont pas toujours conduit ces électeurs vers l’extrême gauche. Pour preuve, depuis 15 ans, les citoyens musulmans ont porté leurs suffrages successivement sur des candidatures très différentes.

  • En 2007, ils votent à 71% à gauche dont seulement 10% pour la gauche de la gauche. Vincent Tiberj et Sylvain Brouard y voient d’abord un rejet massif du virage identitaire et « anti-musulman » de Nicolas Sarkozy.
  • En 2012, au premier tour de l’élection présidentielle, selon l’IFOP, 80 % des électeurs musulmans votent à gauche, et c’est encore le candidat du Parti socialiste qui rafle la mise : 21 % pour le Front de gauche contre 57 % pour Hollande (et 2 % pour les Verts). Aucune autre catégorie de la population n’a aussi massivement voté en faveur du candidat PS. Selon l’IFOP, c’est un gain de 1.5 point du corps électoral pour Hollande, soit l’équivalent de son avance sur Nicolas Sarkozy. Difficile de ne pas y voir d’abord, là encore, un réflexe « anti-Sarko » (le contexte de la campagne a clairement joué dans ce sens : polémique sur la viande hallal, débat sur l’identité nationale, loi sur le voile intégral, etc.).
  • En 2017, selon un sondage IFOP-Le Pèlerin, au premier tour de l’élection présidentielle, les musulmans votent à 54% à gauche, tout en inversant la hiérarchie habituelle entre gauche et gauche radicale (37% pour Mélenchon, cette fois-ci). Mais Emmanuel Macron, alors perçu comme libéral sur les questions de société, capte près d’un quart de leurs voix (24%, 9 points de plus que Bayrou 2007). Et au second tour, les électeurs musulmans votent à 92% pour lui. Un score aussi élevé laisse peu de place au doute : c’est encore une fois un vote de barrage mais contre Marine Le Pen, cette fois-ci.

Au final, le choix électoral d’une grande majorité des électeurs musulmans s’est porté depuis 15 ans sur des offres assez différentes, qui vont de la gauche radicale au centre-droit en passant par un centre-gauche de tonalités variables (populaire-autoritaire avec Ségolène Royal, plus classiquement social-démocrate avec François Hollande), poussé à chaque fois par la forte hostilité des formations politiques de droite traditionnelle et d’extrême droite. Autrement dit, leurs suffrages se sont concentrés d’abord sur celles et ceux qui pouvaient faire perdre les candidats clairement conservateurs et/ou xénophobes ou limiter leur emprise.

De même en 2022, le succès de Jean-Luc Mélenchon dans l’électorat musulman doit plus au fait qu’il passe alors auprès de ce public pour l’antidote à Zemmour et Le Pen qu’au féminisme exigeant de son parti, à sa lutte contre l’homophobie ou à son plaidoyer en faveur d’une planification écologique intransigeante, autant de sujets sur lesquels une grande partie de l’électorat de confession musulmane se trouverait certainement beaucoup plus distant, voire hostile. Son succès tient aussi au rejet important d’Emmanuel Macron parmi cet électorat, peu satisfait du glissement vers la droite du président sortant tout au long de son premier quinquennat. La véritable clé de leur préférence pour LFI, c’est encore et toujours la peur des autres candidats beaucoup plus que l’adhésion claire et déterminée aux thèses des Insoumis. C’est ce qui explique leur positionnement sur l’échelle gauche-droite et ce qui résout en partie la contradiction apparente relevée plus haut à propos des régressions logistiques de la CNCDH.

Car cet électorat a bel et bien peur. L’enquête de la Fondapol sur l’antisémitisme citée plus haut documente fort bien cette insécurité ; cela a été peu remarqué, y compris par la Fondapol elle-même qui préfère ne pas s’étendre sur ce sujet. Quand les enquêteurs demandent aux personnes de chacun des trois panels s’il leur est déjà arrivé de se sentir menacées à raison de leur appartenance religieuse, ils aboutissent à ces résultats : 9% de réponses positives dans le panel général, 37% dans le panel de personnes de culture ou confession juive, et… 48% dans le panel de personnes de culture ou confession musulmane ! Même jeu sur les menaces à raison de l’origine ethnique : 8% de réponses positives dans le panel général, 22% dans le panel de personnes de culture ou confession juive, et… 40% dans le panel de personnes de culture ou confession musulmane !

La même enquête révèle également que 21% des enquêtés éprouvent de l’antipathie à l’égard des musulmans, le deuxième score le plus élevé derrière les Roms (34%) et loin devant « les Noirs » (9%), « les étrangers en général » (9%), « les homosexuels » (7%), « les Asiatiques » (6%), « les Juifs » (5%) ou « les protestants » (4%). Elle révèle encore que 42% des Français partagent l’opinion selon laquelle « l’islam est une menace pour l’identité de la France» (85% chez les sympathisants RN, 70% chez les LR, 41% chez les sympathisants d’Emmanuel Macron et même encore 34% chez les PS…).

Par ailleurs, s’agissant des faits antimusulmans recensés par le Service central du renseignement territorial (SCRT), la CNCDH soulignait en 2022 une évolution préoccupante : selon ses analyses, alors qu’entre 2019 et 2022, la baisse globale des faits de nature raciste était de 17%, les faits antimusulmans, eux, avaient connu une hausse de 22%. Il est à noter que les faits « anti-Arabes » (210 en 2022), c’est-à-dire ne présentant pas de caractère antireligieux explicite ou objectif, ne sont pas comptabilisés parmi les faits antimusulmans (188) par le SCRT mais dans la catégorie « autres faits racistes et xénophobes ».

Il n’est pas contestable que de très nombreux Français de confession ou de culture musulmane se sentent particulièrement menacés en raison de leur religion et de leur origine. Et le niveau d’antipathie qu’ils suscitent chez leurs concitoyens autant que l’acharnement du RN et d’une bonne partie des LR à leur endroit ne leur donne pas vraiment tort. Ces chiffres traduisent assez bien le niveau d’insécurité et de stigmatisation ressenties par cette partie de l’électorat, quels que soient d’ailleurs le niveau et la forme de sa pratique religieuse.

Rien de très surprenant ici : une abondante littérature a documenté ces dernières décennies les diverses discriminations dont sont victimes non seulement les musulmans mais plus largement les populations issues de l’immigration nord-africaine, ainsi que la méfiance qu’ils inspirent à nombre d’employeurs, de bailleurs, de policiers, etc. Le récent rapport de Hakim El Karoui sur l’intégration des enfants d’immigrés a également souligné les puissants mécanismes de cantonnement géographique de ces populations dans des ghettos urbains, et de leurs enfants dans des établissements scolaires où ils ont très peu de chances de croiser ceux de la classe moyenne. Il y a, au total, de nombreuses raisons de déplorer le sort qui leur est fait et de militer, comme le font de nombreux Insoumis, en faveur d’une société plus juste et plus inclusive. Une ouverture et une empathie suffisamment rares désormais dans notre paysage politique pour que les électeurs musulmans l’aient plébiscitée en 2022.  

Présence des préjugés antisémites chez les sympathisants et les électeurs de LFI

Cette situation d’insécurité et de stigmatisation ne doit cependant pas masquer d’autres réalités. En particulier, ce n’est pas parce qu’elles sont stigmatisées et discriminées que ces mêmes populations ne sont pas elles-mêmes réceptives aux préjugés antisémites. Vincent Tiberj et Sylvain Brouard l’avaient souligné dès 2005 dans des travaux consacrés aux Français issus de l’immigration : « La surreprésentation de ces attitudes [misogynes et antisémites] est avérée puisque 33% des nouveaux Français peuvent être qualifiés de conservateurs en matière de mœurs (contre 14% à l’échelle de l’électorat général) et autant d’antisémites (contre 18% dans l’électorat général) ». Si, dans les données qu’ils utilisent, la plus grande partie des musulmans ne présente aucun de ces préjugés, « l’intensité de l’implication religieuse joue incontestablement un rôle dans la formation et la persistance de ces attitudes : 70% des musulmans fréquentant régulièrement des lieux de prière sont conservateurs en matière de mœurs et 46% font preuve d’un fort préjugé antijuif ». Les auteurs notaient également que le niveau d’antisémitisme dans cette population diminuait avec l’ancienneté en France et le niveau de diplôme – l’une des variables prédictives de l’antisémitisme dans les analyses de la CNCDH, comme on l’a vu.

17 ans plus tard, l’échantillon de personnes se déclarant de culture ou de confession musulmane dans l’enquête de la Fondapol aboutit à des conclusions assez cohérentes, quoique plus sévères, quant à la pénétration des préjugés antisémites. 51% de cet échantillon approuvent l’idée selon laquelle « Les juifs ont trop de pouvoir dans le monde économique et la finance » (+25 points par rapport au panel général). 54% jugent que « les juifs ont trop de pouvoir dans le domaine des médias » (+30 pts), 53% considèrent que « les juifs sont plus riches que la moyenne des Français » (+23 pts), 42% sont convaincus que « les juifs ont trop de pouvoir dans le domaine de la politique » (+23 pts). Et 15% déclarent éprouver de l’antipathie à l’égard des juifs (+11 pts).

On notera que ces données dessinent un antisémitisme lié au fantasme de la forte intégration des juifs dans les circuits du pouvoir. C’est un antisémitisme pénétré de ressentiment, l’antisémitisme du pauvre en quelque sorte, à l’égard d’une communauté perçue comme usant et abusant de positions économiques supposées privilégiées. Il croise de cette façon le répertoire ancien de l’antisémitisme anticapitaliste présent de longue date dans une partie de la gauche radicale.

Comme on l’a vu dans les régressions logistiques de la CNCDH, la religion n’est pas la seule variable explicative de la sensibilité aux préjugés antisémites : le sentiment de se trouver dans une situation économique défavorable, le fait d’avoir un faible niveau de formation jouent également un rôle majeur. Mais la majorité des Français de culture ou confession musulmane cumulent ces caractéristiques. Il est assez évident que leur préférence pour le vote LFI accroît statistiquement la porosité moyenne des électeurs et sympathisants de ce parti aux préjugés antisémites les plus classiques. Et dans certains cas dans des proportions supérieures à ce que l’on observe chez les sympathisants RN. C’est le cas de deux d’entre eux dans l’enquête de la Fondapol : « Les Juifs utilisent aujourd’hui dans leur propre intérêt leur statut de victimes du génocide nazi pendant la Seconde Guerre mondiale » (47% des sympathisants LFI contre 39% des sympathisants RN) et « Les Juifs sont très unis entre eux » (81% contre 76%).

Conscients de ces réalités, Jean-Luc Mélenchon et ses lieutenants auraient interprété les événements du 7 octobre comme un moment charnière. Faisant le pari que cet électorat musulman qui leur avait accordé ses faveurs prendrait fait et cause pour le Hamas contre Israël et peut-être même contre « les juifs » dans leur ensemble, ils auraient choisi d’euphémiser leurs condamnations des massacres, voire de pousser leurs affidés sur la pente savonneuse d’une haine indiscriminée d’Israël et d’exciter le ressentiment de certains musulmans, comme l’a montré le récent tweet de Jean-Luc Mélenchon au sujet de la journaliste Ruth Elkrief.

On peut naturellement se demander s’il y avait un intérêt réel à ménager cet électorat. Comme on l’a montré plus haut, l’offre politique contemporaine ne lui laisse en réalité guère d’alternative. On peut même considérer que c’est, pour LFI, un électorat quasi-captif. Peut-être les Insoumis craignaient-ils qu’il ne s’éloigne de la vie politique ? Ou bien pensaient-ils pouvoir mobiliser un réservoir d’abstentionnistes dans cette catégorie, notamment chez les plus jeunes ? Cette stratégie électoraliste ne va en tout cas pas de soi. Encore moins si l’on tient compte du fait que les gains hypothétiques attendus pourraient être compensés, voire surpassés par les pertes qu’elle était susceptible d’engendrer dans d’autres segments de la population. Bref, si c’est bien la motivation qui a présidé aux choix de Jean-Luc Mélenchon et des siens, elle est loin d’être aussi rationnelle qu’elle en a l’air.

D’autant que, contrairement à l’intuition commune, le conflit israélo-palestinien n’a peut-être pas la centralité qu’ils lui prêtent, ni dans la population générale ni dans leur propre électorat, en tout cas si l’on se base sur les données collectées avant le 7 octobre par les enquêtes les plus complètes. Quand on interroge les Français sur ce sujet, comme l’ont fait les enquêteurs de la CNCDH, une large majorité renvoie dos à dos les deux parties au conflit, estimant que les responsabilités sont partagées. On ne compte que 17% des Français qui pensent que « les Israéliens » portent « la plus grande responsabilité dans la poursuite du conflit », et 4% qui imputent cette responsabilité « aux Palestiniens ». Mais, au total, près des deux tiers (62%) refusent de départager les deux camps, une majorité dont les auteurs du rapport nous apprennent qu’elle est « à des niveaux globalement très stables depuis 2018 ». Ces moyennes cachent toutefois des disparités importantes selon la sensibilité politique. Ainsi, les sympathisants RN sont plus nombreux que la moyenne à imputer la responsabilité du conflit aux Palestiniens (11%) ; à l’évidence, du côté de Marine Le Pen, quand on a le choix entre accabler des juifs ou des musulmans, on choisit les musulmans ! Quant aux sympathisants des partis de gauche radicale (LO, NPA, LFI, PCF), ils sont beaucoup plus nombreux à imputer la responsabilité à Israël (45%). Ce chiffre est naturellement très élevé, mais il souligne en creux que, même dans cette partie du spectre politique, la mise en accusation d’Israël n’est pas majoritaire. Qu’en est-il exactement des électeurs musulmans qui ont voté LFI en 2022 ? L’enquête de la Fondapol ne permet pas de trancher ce point. Certains éléments issus de l’enquête de la CNCDH autorisent toutefois à douter d’une relation directe entre l’antisémitisme et la lecture du conflit israélo-palestinien dans cette partie de la population.

Organiser la jonction des deux électorats distincts

Ceux qui critiquent le plus violemment Israël sont-ils également porteurs des préjugés antisémites visés plus haut ou bien forment-ils un groupe différent ? Autrement dit, y a-t-il, du point de vue sociologique, une seule ou deux formes d’antisémitisme ? Les rédacteurs du rapport de la CNCDH ont tenté de répondre à cette question. Au terme d’une analyse factorielle (ACP ou Analyse en composantes principales), ils mettent en exergue trois composantes principales dont les deux premières nous intéressent particulièrement : la première renvoie à ce qu’ils appellent le « vieil antisémitisme » et la seconde à des facteurs qui évoquent un « nouvel antisémitisme ». Ces composantes ne sont pas forcément ici le reflet de traditions, de croyances ou d’idéologies structurées : à ce stade, ce sont simplement des univers de réponses statistiquement cohérents.

La première composante (« vieil antisémitisme ») est polarisée par la réceptivité aux stéréotypes les plus anciens (la croyance en un pouvoir occulte des juifs, leur rapport supposé à l’argent, le refus d’y voir des Français comme les autres, leur communautarisme…). Et la seconde (« nouvel antisémitisme »), par les perceptions d’Israël et de ses responsabilités dans la perpétuation du conflit israélo-palestinien ainsi que, dans une moindre mesure, par la critique de la religion juive. L’appellation de « nouvel antisémitisme » appelle à cet égard d’importantes précautions, tant peuvent se mêler ici les critiques légitimes de l’Etat israélien et de la politique qu’il conduit, d’une part, et les expressions plus authentiquement antisémites au sujet de l’Etat hébreu, de l’autre. Sur ce sujet, nous renvoyons au travail réalisé par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste, approuvé successivement par le Parlement européen et par le Parlement français (voir encadré ci-après).

Antisémitisme ou critique d’Israël ? 

Les réponses de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste

La confusion est grande aujourd’hui entre antisémitisme, antisionisme et critique de l’Etat d’Israël. Les experts réunis dans le cadre de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) ont travaillé sur cette question et abouti à une « définition opérationnelle » ou « définition de travail » de l’antisémitisme : « L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs qui peut se manifester par une haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme visent des individus juifs ou non et/ou leurs biens, des institutions communautaires et des lieux de culte. »

Adoptée par les 31 membres de l’Alliance, cette définition a été approuvée par le Parlement européen en juin 2017 et par l’Assemblée nationale française en décembre 2019. Elle a valeur de guide et non force de loi.

Elle s’accompagne d’exemples qui éclairent en particulier la frontière entre la libre critique de l’Etat israélien et de sa politique, d’une part, et des expressions jugées clairement antisémites au sujet de l’Etat hébreu. Selon les travaux de l’Alliance, l’antisémitisme peut ainsi se manifester par « des attaques à l’encontre de l’Etat d’Israël lorsqu’il est perçu comme une collectivité juive » ; « le reproche fait au peuple juif ou à l’État d’Israël d’avoir inventé ou d’exagérer l’Holocauste » ; « le reproche fait aux citoyens juifs de servir davantage Israël ou les priorités supposés des juifs à l’échelle mondiale que les intérêts de leur propre pays » ; « le refus du droit à l’autodétermination des juifs, en affirmant par exemple que l’existence de l’État d’Israël est le fruit d’une entreprise raciste » ; « l’établissement de comparaisons entre la politique israélienne contemporaine et celle des Nazis » ; ou encore « l’idée selon laquelle les Juifs seraient collectivement responsables des actions de l’État d’Israël ».

Les deux univers identifiés par les rédacteurs du rapport de la CNCDH semblent relativement étanches l’un à l’autre : ceux qui adhèrent aux préjugés les plus anciens semblent médiocrement concernés par la critique d’Israël et la dénonciation de sa responsabilité dans le conflit. Inversement, ceux que l’on retrouve du côté du « nouvel antisémitisme » semblent peu sensibles aux stéréotypes classiques. Pour schématiser à l’extrême, ceux qui ont une perception très négative d’Israël ou qui pensent que l’Etat hébreu est l’unique responsable de la perpétuation du conflit sont peu enclins à croire, par exemple, que « Les juifs ont un rapport particulier à l’argent ».

L’intérêt de ce travail réside dans la typologie qu’il permet de mettre à jour. Le « vieil antisémitisme » va en effet de pair avec un faible niveau de formation, une résidence en zone urbaine et plus particulièrement en Ile-de-France, un faible intérêt pour la politique, une vision intolérante et autoritaire du monde (misogyne, homophobe, favorable à la peine de mort, etc.). C’est ce « vieil antisémitisme » qui est le plus marqué chez les musulmans français mais aussi chez les électeurs d’extrême droite, font observer les rédacteurs du rapport. Cette analyse rapproche deux populations a priori très éloignées l’une de l’autre. Le « vieil antisémitisme » réunit d’abord des populations pauvres ou modestes, peu qualifiées et globalement assez éloignées de la politique, qui, au regard des variables considérées ici, se distinguent l’une de l’autre surtout par la religion, ainsi que par un ethnocentrisme anti-immigrés très prononcé chez les sympathisants RN et beaucoup plus rare chez les Français musulmans.

La seconde dimension (« nouvel antisémitisme ») correspond, elle, à un tout autre profil : un niveau de formation et de revenus élevé (Bac + 3, plus de 3000 euros, cadres), un fort intérêt pour la politique, un positionnement de gauche ou d’extrême gauche, des valeurs anti-autoritaires et égalitaires et une fréquente absence d’affiliation religieuse.  

Cette analyse recoupe, dans des termes stylisés, les contours de deux des électorats typiques de LFI en 2022. D’un côté, l’électorat musulman pauvre des quartiers déshérités qui se caractérise par une forme de conservatisme culturel, adhère plus facilement au « vieil antisémitisme » et vote Mélenchon essentiellement par souci de protection. De l’autre, l’électorat diplômé de centre-ville, acquis aux thèses du progressisme culturel, égalitaire et anti-autoritaire, qui vote Mélenchon en 2022 par conviction, se défie des religions et prend le risque, en pourfendant l’extrême droite israélienne, de flirter avec un antisionime radical mêlé d’antisémitisme (« Israël = Nazis », « Libération de la Palestine du fleuve à la mer », « Israël est un Etat raciste », etc.). On est tenté d’ajouter qu’un facteur générationnel joue sans doute aussi sur les représentations de ce second groupe qui, si diplômé soit-il, n’a pas le même référentiel historique que ses aînés sur la Shoah, le nazisme ou la Seconde Guerre mondiale.

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Il n’est pas impossible que le rêve secret de Jean-Luc Mélenchon ait été de consolider la jonction entre ces deux électorats au lendemain du 7 octobre, de faire défiler des citoyens musulmans pauvres venus des « quartiers » sous la bannière de jeunes activistes diplômés acquis à une lecture coloniale du conflit. Mais l’opération est en réalité beaucoup plus compliquée qu’il n’y paraît car, au fond, l’électorat musulman pauvre et peu qualifié est assez éloigné des passions politiques qui électrisent l’électorat diplômé des villes quand bien même celui-ci se rêve en avant-garde éclairée d’un vaste soulèvement populaire.

D’ailleurs, force est de reconnaître que les manifestations pro-palestiniennes n’ont pas été l’occasion de cette jonction rêvée. De fait, elles n’ont pas drainé un large public : la manifestation du 22 octobre réunit 15 000 personnes à Paris, 1 100 à Lyon, 1 000 à Marseille ; celle du 4 novembre, 19 000 personnes à Paris ; celle du 18 novembre, 45 000 personnes en France dont 7 000 à Paris, pour ne citer que les manifestations autorisées (les autres n’ont pas dépassé quelques milliers de personnes). Sans être négligeables, ces manifestations restent d’une envergure très modeste et peinent à mobiliser au-delà d’activistes qui n’habitent ni Garge-lès-Gonesse ni Saint-Denis et qui n’ont parfois jamais mis les pieds à Trappes. Rien de comparable, par exemple, aux mobilisations qui ont eu lieu à Londres (plus de 300 000 manifestants le 11 novembre dernier). Rien de comparable non plus à la violence des rassemblements d’octobre à Berlin où plus de 70 policiers ont été blessés. Il faudrait d’ailleurs s’interroger sur les causes d’un tel contraste entre Paris, Londres et Berlin.

Par ailleurs, on n’a pas vu se former dans les quartiers de banlieues des grandes villes françaises des caisses de solidarité avec les victimes palestiniennes comme on l’avait vu lors du tremblement de terre au Maroc, il y a quelques mois.

Bien sûr, le sort de la Palestine occupe certainement une place importante dans l’esprit de nombreux Français musulmans qui s’identifient volontiers aux Palestiniens et les voient comme des victimes du « double standard » occidental. Bien sûr, ce contexte a certainement poussé des radicaux à commettre des actes antisémites (les décisions de justice permettront de se faire une idée plus précise de leurs profils dans les mois à venir) et des prédicateurs intégristes à enflammer les passions de certains de leurs fidèles. Bien sûr, il a alimenté la machine de propagande djihadiste sur les réseaux sociaux. Mais il n’est pas interdit de penser que d’autres, moins visibles et probablement plus nombreux, ne se soient pas sentis solidaires du Hamas et de ses méthodes tout en déplorant les souffrances infligées aux Gazaouis.

Les positions de l’état-major Insoumis risquent fort d’ailleurs d’avoir semé le trouble dans une bonne partie de son électorat et de ses sympathisants, au-delà de ces segments particuliers. Dans un sondage Ifop pour le JDD du 16 octobre dernier, 74% des sympathisants LFI se déclaraient inquiets de l’augmentation des actes antisémites, et seuls 45% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon en 2022 et 66% des sympathisants LFI lui faisaient confiance pour lutter contre l’antisémitisme. Dans une autre enquête de l’Ifop (pour Sud Radio, le 9 novembre 2023), seul 1% de ses électeurs de 2022 et 4% des sympathisants LFI déclaraient de la sympathie pour le Hamas, et respectivement 48% et 44% de l’antipathie. Enfin, 38% des sympathisants LFI et 41% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon en 2022 considéraient qu’il était justifié qu’Israël cherche à éliminer le Hamas.

Au fond, si les choix du leader des Insoumis après le 7 octobre relevaient d’un calcul de type électoraliste, celui-ci n’était pas seulement sordide : il était peut-être aussi en partie erroné ! Ce qui ne signifie pas, hélas, qu’il ait été sans effet, ni même qu’il ne soit pas en mesure d’en produire de nouveaux à l’avenir.

Conclusion

Les massacres du 7 octobre ont profondément transformé la perception du paysage politique français sur la question de l’antisémitisme. Du côté du RN, les dirigeants du parti de Marine Le Pen ont certainement cherché à lui tourner le dos, mais il leur reste beaucoup de ménage à faire dans leurs rangs et dans leur histoire. En outre, ce n’est pas parce que Marine Le Pen a modéré son discours que ses sympathisants sont eux-mêmes plus modérés : les préjugés antisémites ne sont nulle part aussi développés que chez ses électeurs. Et une bonne part de calcul politique se mêle à ce revirement, l’abandon d’un racisme valant autorisation implicite à en développer un autre. Le RN est entré dans une rhétorique de l’implicite public. Il n’a même plus besoin, pour se faire comprendre, de répéter inlassablement que, selon lui, tous les problèmes du pays découlent de l’islam et de l’immigration (la délinquance bien sûr, mais aussi la chute du niveau scolaire, la concurrence des bas salaires, le mal-logement, la dégradation de l’image de la France, etc.). Jean-Marie Le Pen déclarait volontiers : « Je dis tout haut ce que les gens pensent tout bas ». Sa fille pourrait presque inverser cette maxime : « Je pense tout bas ce que les gens disent désormais tout haut ». La cohésion idéologique de sa constituency historique étant assurée, elle se consacre à séduire des indécis, à discipliner ses troupes et à construire sa crédibilité. Dans cette stratégie, l’abandon officiel de l’antisémitisme est un passage obligé, et la stigmatisation accrue des musulmans et des immigrés, un second bénéfice.

Du côté de LFI, à l’exception notable de quelques figures dont il faut saluer la lucidité et le courage (François Ruffin, Clémentine Autain, Alexis Corbière, Raquel Garrido, notamment), les responsables Insoumis ont manifestement tourné le dos aux valeurs qui devraient être les leurs. Cette faute morale se double sans doute d’une méprise tactique : imaginer que le vote d’une majorité de musulmans en leur faveur en 2022 vaudrait adhésion à leurs idées, d’une part, et que les derniers développements du conflit israélo-palestinien pourraient soulever une vaste mobilisation en leur faveur, de l’autre. Ce faisant, ils ont néanmoins ouvert une voie d’expression, sinon de légitimation, aux préjugés antisémites qui parcourent une partie de leur électorat. Non seulement certaines des déclarations récentes de Jean-Luc Mélenchon sont antisémites mais, par la banalisation des représentations qu’elles véhiculent, elles valent autorisation à le devenir (ou à le rester) pour celles et ceux qui le suivent.    

L’une des conséquences de ce double mouvement est un tragique découplage de la lutte contre l’antisémitisme et de la lutte contre les autres formes de racisme. Marine Le Pen et ses proches adhèrent désormais à une dénonciation de façade de l’antisémitisme pour mieux aiguiser la stigmatisation des musulmans et, plus largement, la xénophobie. Inversement, Jean-Luc Mélenchon et les siens dénoncent l’islamophobie et la xénophobie au prix d’une compromission avec l’antisémitisme. D’un côté comme de l’autre, on parie sur la montée des tensions au détriment des valeurs universalistes héritées des Lumières. Les extrêmes nous poussent aujourd’hui dans une alternative mortifère entre deux façons de détruire le cadre républicain et de compromettre la paix civile.

Au terme de ce rapide examen, deux leçons s’imposent. La première est que rien n’autorise à transférer la question de l’antisémitisme des épaules de l’extrême droite sur celles de l’extrême gauche : elle continue de gangrener les rangs des sympathisants du RN, c’est même là qu’elle se pose encore avec le plus d’acuité ; et elle se pose désormais également à l’extrême gauche. Là où beaucoup voudraient voir une substitution, c’est en réalité une addition.

La seconde est qu’à l’extrême droite comme à l’extrême gauche, le sens de l’Etat et le souci de la cohésion nationale devraient inspirer aux responsables politiques une attitude beaucoup plus courageuse face à leurs électeurs et sympathisants. Les hommes et les femmes politiques ne sont pas de simples produits sur un marché électoral : il leur revient aussi de faire évoluer les consciences et d’organiser une discussion démocratique lucide. Faute de quoi, la délibération ne joue plus son rôle et laisse place aux violences. La multiplication des actes antisémites qui ont atteint des records ces derniers mois en porte témoignage. De même que les expéditions punitives dans le sillage des déclarations incendiaires du président du RN, Jordan Bardella, au sujet du drame de Crépol.

Il y a décidément beaucoup d’irresponsables dans notre vie politique. Beaucoup trop.

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Thierry Pech