Fin de vie : erreurs et errements de la Fondapol

Fin de vie : erreurs et errements de la Fondapol
Publié le 28 mars 2024
Emmanuel Macron a dévoilé le 10 mars 2024 les contours du projet de loi pour une aide à mourir très encadrée. Le texte sera examiné au Parlement à partir du 27 mai. Outre une stratégie de renforcement de l’offre de soins palliatifs, il choisit la voie du suicide assisté : le Gouvernement entend tracer une ligne de crête entre les tenants d’un droit plus ambitieux incluant l’euthanasie, et les conservateurs qui récusent toute aide médicale à mourir. Au nombre de ces derniers, la Fondapol publie deux notes qui critiquent les choix de l’exécutif ; mais les arguments avancés reposent sur une lecture erronée des données et expriment des présupposés idéologiques marqués.
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La tenue d’une convention citoyenne sur la fin de vie à l’hiver 2022 avait suivi de peu la publication sur ce sujet d’un avis marquant du CCNE. Celui-ci, longtemps opposé à toute forme d’aide médicale à mourir, reconnaissait désormais que certains patients souffrent de douleurs réfractaires que les soins palliatifs, seraient-ils dûment accessibles, échouent à soulager. De cette considération pragmatique et étayée par la science, le CCNE inférait qu’il était difficile de tenir plus longtemps son opposition à toute forme d’aide à mourir. Au plan des valeurs, il considérait que le respect de l’« autonomie » tout comme l’impératif de « solidarité » pouvaient se concilier dans une évolution législative ouvrant la possibilité de répondre à la demande des patients incurables qui souhaitent mourir. Examinant alors les mérites comparés de deux formats possibles, le suicide assisté médicalement et l’euthanasie volontaire, il ouvrait la porte à l’idée que le suicide assisté puisse, sous certaines conditions, constituer un chemin éthique. A ce titre, une adhésion affleurait en faveur du modèle législatif d’encadrement du suicide assisté en Oregon.

Les citoyens de la convention, eux, ajoutaient dans leur majorité qu’il faudrait y ajouter la possibilité d’une euthanasie, lorsque le patient qui souhaite terminer sa vie ne veut pas ou ne peut pas commettre lui-même le geste létal. Ils se rapprochaient alors du modèle européen d’aide médicale à mourir tel qu’organisé en Belgique ou en Espagne.

Le projet de loi du Gouvernement qui sera débattu au Parlement ce printemps privilégie, lui, clairement le suicide assisté et cantonne la possibilité d’être aidé quand on ne peut pas commettre soi-même le geste létal à des situations médicales exceptionnelles : en l’état du projet, l’aide à mourir dite « à la française » s’écartera donc du modèle européen et se rapprochera davantage du modèle de l’Oregon.

Raison pour laquelle sans doute la Fondapol s’attache, pour discréditer le projet de loi du Gouvernement, à dépeindre sous les traits les plus sombres ce qui se passe en matière de suicide assisté en Oregon. La parution simultanée le 19 mars 2024 de deux notes de la Fondapol hostiles à l’aide à mourir était l’objet le même jour sur France Inter de la chronique de Dominique Réynié, intitulée « en toute subjectivité ». Il y déclare, reprenant les argumentaires de ses deux auteurs, le juriste Yves-Marie Doublet et la médecin et doctorante en philosophie Pascale Favre, que l’aide à mourir ne se déploie en Oregon que sur le lit de la « pauvreté », du « désespoir » et de la « vulnérabilité » des malades qui la demandent. Mais les chiffres qu’il cite à l’appui de son argumentaire sont positivement erronés.

2.454 décès (et non 3.500)

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Pour critiquer l’aide à mourir, la Fondapol s’appuie, entre autres arguments, sur le profil des patients qui en ont bénéficié en Oregon grâce au Death with Dignity Act mis en œuvre à partir de 1997. Les autorités d’Oregon publient chaque année un rapport complet qui renseigne le profil des patients, les modalités concrètes de leur mort, et identifie les évolutions sur bientôt trente ans.

D’après le rapport 2022, le nombre de patients qui ont effectivement eu recours au suicide assisté depuis l’instauration de cette procédure n’est pas de 3.500, comme l’affirme Dominique Reynié, mais de 2.454. Sur l’année 2022, 246 décès par ingestion volontaire d’une substance létale prescrite ont été enregistrés. Même si leur proportion est en hausse constante au fil des années, vingt-cinq ans après la mise en place du dispositif, ces 246 décès ne comptent toujours que pour 0,6% des décès de l’année.

Des patients aisés (et non des pauvres)

L’argument central que la Fondapol mobilise pour discréditer le dispositif d’aide à mourir en Oregon est qu’il concernerait d’abord les plus pauvres.

Dominique Reynié, reprenant les argumentaires de ses deux auteurs, en veut pour preuve qu’en Oregon « 80% des personnes ayant eu recours au suicide assisté ne bénéficiaient que d’une couverture sociale de base » et « appartenaient aux catégories les plus modestes ». Or c’est là une lecture erronée des données. Le profil socio-démographique des patients décédés depuis 1997 suggère même la réalité exactement inverse.

Tout d’abord, ils sont Blancs à 96% : on n’aura compté que deux patients afro-américains en 25 ans (0.1% versus 13.6% en population générale), 6 patients indo-américains (0.2% versus 1,3%), 30 patients hispaniques (1.5% versus 19%) et 37 patients asiatiques (1.2% versus 6.3%).

De même, le profil socio-éducatif des patients décédés par suicide assisté est lui aussi bien plus favorable que la moyenne. Le rapport 2022 montre que, depuis 1997, 94.9% avaient fréquenté au moins une High-School (versus 90% de la population générale), 22% étaient titulaires d’une licence, 20.9% d’un master, et 6.1 d’un doctorat (versus environ 2% de la population générale) – soit près d’un patient sur deux d’un niveau minimum équivalent à notre bac+3.

Ignorant ces indicateurs, la Fondapol se concentre sur la couverture santé. Le fait que « 80% n’ont qu’une couverture sociale de base » serait la preuve qu’ils sont pauvres. Incontestablement, seuls 20.5% des patients décédés en 2022 par suicide assisté en Oregon avaient une assurance santé privée, le reste déclarant une assurance Medicare-Medicaid. Le problème est que cela n’a rien de surprenant, et ne permet en aucun cas d’en déduire que ces patients sont défavorisés. Il faut savoir que le recours à une assurance privée aux Etats-Unis, s’il concerne plus de 60% des 19-64 ans, diminue drastiquement après 65 ans : en population générale, grâce au système Medicare justement spécialement conçu pour bénéficier à tous les Américains de plus de 65 ans,  93.5% des plus de 65 ans sont couverts par une assurance publique (données census.gov et données CDC 2022). Or 85% des patients aidés à mourir en Oregon avaient plus de 65 ans, pour un âge médian à 75 ans : rien d’étonnant donc à ce qu’ils soient couverts par une assurance publique !

Il est vrai que certains Américains plus aisés conservent leur assurance privée après 65 ans en sus de leur couverture publique. Cette proportion s’établit à 40.1%, ce qui est donc effectivement nettement plus que la proportion de 20% constatée chez les patients aidés à mourir en Oregon. Faut-il pour autant en inférer que ces derniers sont plus souvent pauvres que la moyenne de leurs pairs en population générale ? Là encore, la réponse est probablement non. Car parmi ces 40% d’assurés âgés ayant toujours recours au privé, 20% des contrats sont souscrits dans le cadre du travail, cette catégorie s’érodant bien sûr avec l’avancée en âge. Il n’est donc pas étonnant que cette configuration-là ne se retrouve guère chez les patients aidés à mourir, qui sont d’une part très malades et incapables de travailler, et d’autre part plus vieux que 75 ans pour la moitié d’entre eux.

Au total, il n’y a donc aucune raison de penser que les patients qui sont aidés à mourir en Oregon sont particulièrement affectés par la pauvreté.

Il y a même toutes les raisons de penser le contraire : et c’est en quoi la Fondapol a paradoxalement raison de parler d’injustice. Si la législation sur le suicide assisté en Oregon discrimine les plus pauvres, ce n’est pas parce qu’elle leur facilite cyniquement la mort, mais au contraire parce qu’elle la leur complique. De façon strictement orthogonale avec la conclusion tirée par la Fondapol, on s’accorde en effet généralement à considérer que le système oregonais est injuste parce qu’il profite aux plus aisés, aux Blancs, et, dans un cas sur deux, aux diplômés du supérieur. Si donc Dominique Reynié a paradoxalement raison de dire que la légalisation du suicide assisté peut « introduire de nouvelles formes d’inégalités particulièrement graves » nuisant aux plus démunis, les données montrent, à l’exact rebours de son argumentaire, que ce n’est pas du tout au sens où elle les incite plus que les autres à vouloir mourir : c’est au contraire parce qu’elle les défavorise injustement dans l’accès à ce droit dont usent bien davantage les aisés !

En réalité, aux antipodes du raisonnement erroné de la Fondapol, cet argument est fréquemment utilisé pour plaider contre les législations qui n’autorisent que le suicide assisté et prohibent l’euthanasie. Si cet angle de justice sociale doit être mobilisé pour critiquer le projet de loi du Gouvernement, ce sera donc plutôt pour le juger, non pas trop audacieux, mais bien trop timoré  : pour indiquer qu’il est risqué, sur des critères d’équité, de privilégier le seul suicide assisté et de n’ouvrir l’accès à l’euthanasie qu’en situation d’exception. L’hypothèse générale est qu’il faut un certain capital social et culturel pour se juger apte à ingérer tout seul une substance létale, et que les moins favorisés auraient plutôt besoin d’une aide collective plus audacieuse, qui ne se contente pas de fournir la prescription mais garantisse à tous, sous la forme donc d’une offre d’euthanasie, un soin socialisé, médicalisé, solidaire et fraternel jusqu’au bout, avec un geste létal assumé par la société et non livré à la compétence individuelle.

Mourir seul : la véritable injustice du modèle orégonais

De fait, nous avons déjà proposé ailleurs un argumentaire critique du modèle oregonais de suicide assisté, mais pour des conclusions diamétralement inverses à celles de la Fondapol. Ce que montrent selon nous les données d’Oregon, c’est que si l’on décide d’aider les gens à mourir quand ils le demandent, il n’est pas très juste de les laisser se débrouiller seuls avec une prescription létale, et qu’il serait plus fraternel de prendre soin de leur demande jusqu’à commettre pour eux l’acte létal dans un cadre solidaire de soin – donc à légaliser l’euthanasie, et non la seule assistance au suicide.

La Fondapol ne relève pas le chiffre qui fait du modèle oregonais un modèle inquiétant. Entre 1997 et 2022, on l’a dit plus haut, 3.712 demandeurs ont reçu une prescription létale, et 2.454 en sont morts : il y aurait donc 36% des patients qui n’ont donc finalement pas eu recours à la substance qu’ils avaient demandée. Ce chiffre interroge. Recul devant le geste fatal ? Décès en amont de l’accès au médicament demandé ? Nous avons déjà souligné dans une autre note consacrée au modèle Oregon que ce chiffre recouvre en réalité un nombre important de patients pour lesquels l’information de suivi n’est simplement pas disponible : il y a ainsi eu 101 « perdus de vue » sur les 431 prescriptions rédigées en 2022. C’est un chiffre frappant, qui suggère que l’aide à mourir n’est finalement pas très aidante en Oregon, puisque les patients y restent si seuls face à leur prescription létale que les autorités ne savent finalement même pas s’ils l’ont ingérée. C’est là la conséquence logique d’un modèle qui choisit de n’accorder d’assistance qu’au suicide, laissant le patient commettre l’acte létal lui-même, seul, sans présence médicale organisée. Un modèle libéral et individualiste d’aide à mourir, que les pays européens comme la Belgique ou l’Espagne ont récusé en légalisant l’euthanasie comme partie intégrante du soin de la fin de la vie.

La fraternité la plus élémentaire commande d’éviter que, comme en Oregon en 2022, 28,6% des ingestions létales aient lieu sans aucune présence ni soignante ni même bénévole (alors que, comme évoqué dans cette note, des durées parfois très longues d’agonie renseignées en Oregon illustrent qu’une présence soignante aurait été bienvenue). C’est pourtant ce modèle dont le Gouvernement se rapproche de fait dans son projet de loi, en privilégiant le suicide assisté et en renvoyant l’euthanasie aux seules situations d’incapacité exceptionnelle.  La présence médicale et l’intégration pleine et entière dans le soin sont les attributs logiques d’un processus d’euthanasie. A rebours, comme nous l’avions montré ailleurs, le choix d’un modèle qui ne légalise que le suicide assisté ne peut pas laisser les mourants face à eux-mêmes, et doit se confronter à la difficulté d’organiser le degré d’accompagnement soignant qui sera garanti à des patients destinés à commettre eux-mêmes le geste létal. En réalité, le principal élément de plaidoyer à tirer selon nous des données d’Oregon, c’est la nécessité pour le modèle français, s’il veut privilégier le suicide assisté et rendre l’euthanasie exceptionnelle, d’organiser la présence soignante au moment de l’acte létal. Le projet de loi du Gouvernement prévoit dans sa version actuelle, article 8 (VI) qu’« un médecin ou un infirmier accompagne la personne dans la réalisation de l’aide à mourir ». Il appartiendra aux parlementaires de consacrer ce principe général d’accompagnement médicalisé systématique, et d’organiser les filières de soins nécessaires à sa mise en œuvre concrète.

Faut-il soupçonner le Gouvernement de cynisme comptable ?

Revenons aux arguments de la Fondapol contre toute forme d’aide à mourir. En cherchant fallacieusement à convaincre le lecteur que l’aide à mourir amène surtout les plus pauvres à la mort, la Fondapol joue en réalité sur le registre du soupçon à l’égard du Gouvernement. L’objectif est en effet d’arguer que l’ouverture d’un droit d’être aidé à mourir n’est en réalité que le cache-sexe d’une politique néo-libérale indifférente au sort des plus vulnérables, dans une « société permissive et individualiste, valorisant avant tout la performance ». Voire, en filigrane, l’expression cynique d’un productivisme forcené au point de vouloir supprimer les plus fragiles. Le tout pour réaliser tout bonnement des économies sur les dépenses de santé.

La Fondapol affirme en effet clairement que la légalisation de l’aide à mourir poursuit en fait un objectif qui n’est pas « ouvertement assumé » : la « réduction des dépenses de santé ». Ainsi, dans la note d’Yves-Marie Doublet, « la légalisation de la mort administrée, sans que cela ne soit assumé ouvertement, aurait le mérite de réaliser des économies ». Expression d’une « vision libertaire de la société », inspirée par les « théories utilitaristes du XIXe siècle », elle « diminuerait le coût croissant de la prise en charge d’une population vieillissante ». On lit de même dans la note de Pascale Favre qu’« au moins la question de la mort anticipée sort-elle de l’hypocrisie latente, puisque, dès lors, est reconnue la portée majeure de son impact financier sur les orientations politiques » – au point, selon l’auteure, de pouvoir directement prêter cette inhumaine motivation de « logique comptable » au soutien que les mutuelles et « la MGEN » apportent selon elle au projet de loi gouvernemental.

Or, bien qu’un certain nombre de chiffres sur les dépenses de soin en fin de vie soient détaillés dans la note d’Yves-Marie Doublet, cette dénonciation d’un cynisme radicalement inhumain de la part du gouvernement (et des mutuelles) ne convainc pas et paraît illégitime au plan des faits comme des principes. Il s’agit d’abord tout de même d’une accusation morale d’une extrême gravité contre l’exécutif et l’Etat. Par ailleurs, il n’y a pas de raisons de penser qu’un pareil sordide calcul de la part du gouvernement, aurait-il eu lieu, amènerait les décideurs à opter pour l’aide à mourir. En réalité, celui qui voudrait faire le calcul des économies susceptibles d’être réalisées grâce à la légalisation du suicide médicalement assisté devrait combiner trois facteurs : (1) le nombre de patients qui pourraient se suicider avec l’aide d’un médecin en cas de légalisation ; (2) la proportion des coûts médicaux qui pourraient être économisés grâce à l’assistance médicale au suicide, qui est liée à la durée pendant laquelle la vie d’un patient pourrait être raccourcie, à la nature de sa pathologie, à sa résidence en fin de vie, ou encore à la disponibilité des soins palliatifs ; et enfin (3) le coût total des soins médicaux pour les patients qui meurent. Or chacun de ces facteurs est incertain. On ne repère via PubMed, le portail de la littérature internationale médico-scientifique, qu’un nombre infime de publications académiques d’ordre médico-économiques qui assument ce cynisme et cherchent à évaluer l’intérêt financier de l’aide à mourir. Elles concluent d’abord à leur propre insuffisance méthodologique. Et selon un papier du New England Journal of Medicine, la mesure aurait probablement une faible rentabilité économique : « Le suicide médicalement assisté n’est pas susceptible de permettre des économies substantielles en termes absolus ou relatifs ». Bref, c’est à la fois un calcul mauvais et un mauvais calcul.

Être une charge pour autrui n’est pas la raison principale du choix

Outre la pauvreté supposée de ses bénéficiaires et les motivations économiquement cyniques de la légalisation de l’aide à mourir, Dominique Reynié avance un autre argument : la demande ne serait jamais une expression authentiquement autonome, elle serait toujours tristement conditionnée, chez le patient, par le sentiment d’être une charge pour ses proches et par le vécu, en amont de l’agonie, d’un « abandon » que Pascale Favre nomme « euthanasie sociale » qui devrait tous nous interroger sur notre rapport à la vulnérabilité de la fin de la vie. Dominique Reynié dit ainsi qu’en Oregon, « l’analyse des motivations (des patients) montre que le sentiment d’être un fardeau pour ses proches est l’une des raisons les <sic> plus souvent évoquées » ; « on sait que ce sentiment, si triste, peut résulter de l’extrême fragilité des personnes en fin de vie, de leur grande sensibilité au regard que portent sur elles leurs proches et leur entourage et qui peut les conduire à penser qu’elles sont de trop parmi les vivants ».

Là encore, les données de l’Oregon ne disent rien de tel. Le rapport de 2022 montre que les trois préoccupations de fin de vie le plus fréquemment citées sont la diminution de la capacité à participer à des activités qui rendent la vie agréable (89 %), la perte d’autonomie (86 %) et la perte de dignité (62 %). Le sentiment d’être un poids pour les proches et les aidants est rapporté dans 46.4% des cas, à quasi parité avec la perte de fonctions corporelles.

Devant l’énoncé de ces motivations, qui peut au demeurant, dans une démocratie libérale, s’arroger la compétence générale de juger de l’authenticité de l’autonomie d’une personne ? Qui discriminera, parmi les raisons qu’un patient avance à l’appui de son désir d’en finir, les bonnes des mauvaises ? Que les soignants aient les moyens d’éprouver, au cas par cas, la profondeur des motivations d’une demande d’aide à mourir constitue une exigence minimale évidente à l’égard de tout projet de légalisation. A n’en pas douter, il est bien possible que, comme l’écrit Pascale Favre, « aucun d’entre nous ne peut se prétendre libre de toute influence et d’interférences extérieures, moins encore la personne soumise aux aléas de sa maladie » en sorte que « la liberté comme autodétermination (…) présuppose une forme d’indépendance absolue qui en réalité est chimérique ». Mais, à n’en pas douter non plus, le périmètre de compétence des parlementaires d’une démocratie libérale n’inclut pas de se prononcer sur la vérité de pareilles considérations métaphysiques sur l’authenticité de la liberté humaine. Et de là, pour un Etat, à interdire toute demande au motif qu’elle serait forcément inauthentique et hétéronome, il y aurait donc un saut moral et politique qui suggère des présupposés illibéraux.

Un argument illibéral

En réalité, cet argumentaire de la Fondapol ne pose donc pas seulement problème au plan des faits, parce qu’il invoque des données de façon erronée. Il pose aussi problème au plan normatif, et même au plan strictement logique. Il faut savoir que cette stratégie argumentative sur l’autonomie limitée des mourants n’a rien d’original. La Fondapol ne fait ici que reprendre un argument habituellement tenu par la SFAP (la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs) pour s’opposer à l’évolution de la législation : « Ouvrir l’option de l’euthanasie, c’est obliger chaque patient, non pas à la choisir, mais à l’envisager, à se dire qu’il devrait y penser, que ce serait peut-être mieux pour lui ou pour ses proches. Or les personnes gravement malades sont pour la plupart fragilisées par la maladie dans ces moments de détresse. Une loi autorisant l’euthanasie est une loi pour les forts, qui ne protège pas les faibles ». Protéger « les faibles », est-ce donc rétrécir leur liberté au motif qu’ils ne sauraient pas en user ?

Cette stratégie argumentative reposant sur l’invocation d’une autonomie entravée par la fragilité en fin de vie est explorée par les opposants de l’aide à mourir depuis des décennies. Et de très nombreuses publications ont déjà montré qu’elle était à la fois illibérale et illogique.

On en citera ici une seule, essentielle et remarquable : le mémoire Amicus curiae rédigé pour la Cour suprême des Etats-Unis par « six philosophes dont les opinions divergent sur de nombreuses questions de morale et de politique publique » mais qui ont en l’espèce voulu unir leurs forces : Ronald Dworkin, Thomas Nagel, Robert Nozick, John Rawls, Timothy M. Scanlon et Judith Jarvis Thomson. En somme les six philosophes américains les plus réputés (si pareille expression a un sens…) du second XXe siècle. Ils s’attachent à démonter dans ce texte l’argument selon lequel la demande d’être aidé à mourir devrait être interdite au motif qu’elle ne saurait être authentiquement autonome et que la fin de la vie nous soumet forcément aux pressions de notre entourage et au sentiment d’être une charge.

Ils commencent par reformuler en ces termes l’argument qu’ils examinent : il concerne « le risque qu’un malade soit indûment influencé par des considérations dont l’État jugerait qu’il n’est pas dans son meilleur intérêt de tenir compte, par exemple, les sentiments et les opinions de la famille proche ». C’est parce que l’Etat récuse la légitimité de ces influences qu’il préfère interdire la demande d’aide à mourir.

Mais, font valoir les philosophes, « les éléments qu’un patient considère comme pertinents dans la prise d’une telle décision sont normalement l’exact reflet des convictions éthiques personnelles (sur ce qui rend sa vie précieuse et sur ce qui affecte la valeur de celle-ci) à propos desquelles le patient a le droit fondamental de se déterminer par lui-même ». Il s’agit indubitablement d’un droit fondamental dans une démocratie libérale. « Même les mourants ont le droit d’entendre et, s’ils le souhaitent, de suivre ce que d’autres pourraient vouloir leur dire, leur suggérer ou même leur laisser entendre, et il serait dangereux de croire qu’un État aurait le droit d’empêcher cela au motif qu’il saurait mieux que ses citoyens à quel moment ils devraient être influencés ou guidés par un conseil ou une suggestion particulière dans l’exercice de leur droit à prendre eux-mêmes les décisions personnelles cruciales. Ce n’est pas un bon argument de dire que certains pourraient prendre une décision qui ne correspondrait pas vraiment à ce qu’ils souhaitent, à ce qu’ils décideraient, par exemple, s’ils n’étaient soumis à aucune « pression » extérieure. En effet, cette éventualité ne saurait guère justifier la pression la plus grave de toutes : celle qu’exerce le droit pénal en leur disant que, quelle que soit la profondeur de leur désir, ils ne peuvent pas décider de mourir si, pour ce faire, ils ont besoin de l’assistance d’un médecin ».

Ainsi, selon eux, l’argument présente un défaut fondamental : « il affirme qu’un État peut raisonnablement estimer que le risque que certaines personnes soient victimes d’une « erreur » justifie l’interdiction ; or cette interdiction non seulement risquerait d’entraîner, mais rendrait inévitables et même désirables un nombre indubitablement beaucoup plus élevé d’« erreurs » inverses, puisque des milliers de personnes aptes à prendre des décisions et convaincues que continuer à vivre dans les seules conditions qui leur sont désormais offertes défigure leur vie se verraient empêchées d’éviter ce qui est à leurs yeux un terrible préjudice. En posant une telle interdiction, l’État nuit gravement et irrémédiablement à ces personnes ».

Il s’agit même là, selon le mot de Dworkin, d’une véritable « tyrannie » insupportable dans une démocratie libérale : cet argument, en réalité, ne tient que si l’on se refuse, par choix idéologique ou religieux, à considérer que des individus contraints à survivre dans la douleur et dans des conditions qu’ils jugent indignes subissent un préjudice. « Mais beaucoup d’autres gens pensent de toute évidence que ces personnes sont lésées et que les États n’ont pas à prendre parti dans cette controverse intrinsèquement éthique et religieuse pour légitimer le déni d’un droit essentiel ».

Un argument illogique

Proche du précédent, l’argument de la Fondapol consiste aussi à pointer que la légalisation de l’aide à mourir oblige les malades à se poser la question, à choisir d’y recourir ou non.  Ouvrir une option d’aide à mourir, ce serait créer une contrainte à choisir qui constitue un péril pour l’auto-détermination. L’idée est classique : être libre de choisir (free to choose) s’accompagne du coût d’être contraint d’assumer une situation dechoix (not free from choosing). C’est là par exemple un argument réactionnaire classique pour s’opposer à la généralisation de l’accès à la contraception. En philosophie morale, l’analogie usuelle est la suivante : si un ami vous invite à dîner, il vous prive de fait, en vous ouvrant une option devant laquelle vous devez vous prononcer, de la liberté de rester à la maison sans vous poser de questions. Une fois l’invitation reçue, vous ne pouvez pas simplement rester à la maison : si vous le faites, ce sera maintenant le résultat d’une décision, qu’on pourrait potentiellement vous demander de justifier. Cet argument est particulièrement développé dans la littérature médicale par Ole Hartling, médecin et ancien président du conseil national d’éthique du Danemark. Dans un article de 2021 pour le très réputé British Medical Journal, il décrit la dépénalisation de l’aide à mourir comme une véritable « prison de la liberté » pour les malades en fin de vie. Il souligne, comme Claire Fourcade plus haut, que cette prison est particulièrement périlleuse pour les patients les plus vulnérables, notant : « si une loi sur la mort assistée donne au patient le droit de mourir, ce droit peut se transformer en un devoir de mourir. Comment les personnes les plus faibles peuvent-elles agir de manière autonome lorsque le monde qui les entoure considère leur qualité de vie malade, dépendante et douloureuse comme irrécupérable ? ».

La grande faiblesse logique de cet argumentaire, c’est qu’il traite la situation de choix dans laquelle l’ouverture d’une aide à mourir placerait les patients comme si elle contrastait absolument avec la situation présente d’interdiction, caractérisée de fait par un non-choix. Mais dans la plupart des cas de fin de vie, le processus de décès n’est pas du tout une situation de pure non-décision (dans laquelle « la nature suit son cours » sans que des choix conscients doivent être faits par le patient ou les proches du patient) et ce n’est pas l’ajout de l’option d’une aide à mourir qui viendrait en faire ex nihilo une situation de décision. La fin de la vie n’est vraiment pas une situation de même nature que celle dans laquelle je suis si un ami, en m’invitant à dîner, m’oblige à justifier mon choix de rester à la maison, alors que sans invitation les choses auraient suivi leur cours sans même que j’y pense. Les scénarios d’aide à mourir ne font pas, à eux seuls, de la fin de la vie une situation chargée de pensées, d’interrogations et de multiples décisions à prendre pour le patient, ses proches, et ses soignants. Interdiction de l’acharnement thérapeutique depuis la loi de 2016, accès aux soins de support, accompagnement de la douleur et accès aux soins palliatifs, maintien à domicile, hydratation, nutrition, respiration artificielles et leur éventuelle suspension, sédation, proportionnée ou continue jusqu’au décès… : les décisions médicales sont de toutes façons continues et nécessaires dans le parcours de la fin de vie, et le patient, ou ses proches, y participent avec les médecins. Il est par conséquent abusif de décrire l’ouverture d’une possibilité d’être aidé à mourir comme venant brutalement créer de toutes pièces une occasion de décision et rompre catégoriquement le cours d’un processus laissé, sinon, aux mains d’un destin naturel et inexorable sans que l’on n’ait besoin d’y penser.

Ouvrir l’aide médicale à mourir n’est pas la lubie de fanatiques de l’autonomie essayant à tout prix de créer une situation de choix et de libre-détermination là où aucune décision n’était auparavant requise ni même possible. Il n’y a en réalité pas là de saut conceptuel qui ferait brusquement, d’une situation de passivité devant le cours naturel de la mort, une situation de maîtrise et de choix créée uniquement par la dépénalisation de l’aide à mourir. C’est, au contraire, plutôt de l’ouverture d’une option supplémentaire qu’il s’agit, dans une situation où l’accompagnement médical est déjà constitué d’une succession de décisions de plus ou moins grande portée pour la vie du patient. Une situation où le patient est déjà livré, avec son entourage affectif et soignant, à la nécessité de pensées difficiles et de décisions douloureuses : nécessité face à laquelle nous ne sommes pas tous égaux, et face à laquelle les plus pauvres, les moins éduqués, les plus démunis en capital culturel et social sont d’ores et déjà fort défavorisés quand la mort s’annonce avec, souvent, son cortège de décisions médicales à prendre. Cette inégalité, qui demande de manière éminente des réponses correctrices, ne serait certes probablement pas corrigée par un scénario possible d’aide à mourir. Mais il est proprement illogique de prétendre que ce scénario la crée ou même la renforce.

La Fondapol et le débat à venir

La stratégie générale des contributions de la Fondapol consiste en somme à présenter sa position conservatrice, hostile à la légalisation de l’aide à mourir comme une forme de progressisme humaniste qui serait inspiré par la sollicitude et la protection des plus vulnérables. A ce titre, les auteurs dénoncent ce qu’ils décrivent comme une motivation cynique, véritable larvatus prodeo du Gouvernement : n’accéder aux demandes d’aide à mourir que pour mieux économiser des dépenses de soin en fin de vie sur le dos des plus pauvres.

Mais les positions réactionnaires ne sont malgré tout jamais bien loin : signalons, avant de conclure, que la Fondapol n’hésite pas, pour alerter sur la pente savonneuse des dérives qu’engagerait selon elle une législation d’aide à mourir, à affirmer en forme d’analogie que le recours à l’IVG lui semble trop aisé dans notre pays. Ainsi, selon Pascale Favre, « l’extension progressive du recours à l’IVG prouve si besoin était que l’encadrement initial, réservé à des circonstances exceptionnelles, n’a pas permis de garantir le maintien des limites souhaitées par le législateur » au point que désormais « la gravité de l’acte est souvent négligée »

S’ajoute à ce paysage argumentatif réactionnaire la critique d’une modernité techniciste, consumériste, individualiste et obsédée par la performance. « Notre société permissive et individualiste, valorisant avant tout la performance, repousse ce qui dérange le fantasme d’immortalité », écrit ainsi Pascale Favre qui considère que « dire que la mort peut s’appréhender comme un choix désirable revient à en faire un objet de consommation ». De façon frappante, elle conclut que ceci pourrait bien être l’expression d’une « réduction de la conception de l’homme à sa dimension biologique effaçant le mystère » et « contrastant avec la multiplication contemporaine des cheminements ésotériques empruntés par nos concitoyens ». Un ésotérisme que son raisonnement la conduit donc de fait à valoriser. Voilà bien un argument qui a tout de même de quoi surprendre ! 

Sur la base d’une lecture erronée des données, oscillant entre éloge du « mystère » et critique d’une société « permissive » sur fond d’accusation d’un cynisme généralisé au plus haut niveau de l’Etat, l’argumentaire de la Fondapol contre l’aide à mourir pousse fort loin ses audaces politiques et morales. Espérons que ce constat éclairera le poids qu’il conviendra de lui donner dans le débat parlementaire qui s’ouvre.

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Mélanie Heard

Responsable du pôle Santé de Terra Nova