Gardien de l’innovation numérique ?

Gardien de l’innovation numérique ?
Publié le 31 janvier 2024
  • Journaliste et ancien directeur des programmes du Center for Humane Technology (San Francisco).
Notre avenir numérique se décide dès à présent. Celui dessiné par l’Intelligence artificielle ressemble à un scénario de science-fiction à la fois plein de promesses et de menaces. Les choix de régulation à venir décideront du scénario qui l’emportera.
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Ce texte est tout d’abord paru le 18 janvier 2024 sur le site d’IPS

Dans la Silicon Valley, le rythme de développement des technologies d’intelligence artificielle est passé à la vitesse supérieure. Chat GPT, Bard, Gemini, OpenAI, BingAI : il y a encore 15 mois, personne n’avait entendu parler de ces entreprises. La Chine s’est également placée dans la course de tête en développant ses propres outils d’IA.

Une entreprise française, Mistal AI, et une allemande, Aleph Alpha, soutenue par SAP et par Bosch, ont accéléré le mouvement pour rattraper leurs concurrents, levant des centaines de millions d’euros de fonds d’amorçage. De manière inquiétante, les craintes soulevées par les dangers potentiels de ces nouvelles technologies ont été repoussées vers les bas-côtés pour laisser la place aux intérêts commerciaux et aux considérations de sécurité nationale. Le principe de précaution passe par pertes et profits, la nouvelle ruée vers l’or est ouverte et la course folle à l’innovation est lancée.

Pendant ce temps, les gouvernements sont à la peine pour établir les règles du jeu. L’Union européenne s’est bâtie une réputation de « gardienne de l’internet » en imposant des normes aux nouveaux géants du numérique. Pourtant, ses efforts pour mettre en place un Acte IA sur le continent européen s’est heurté à une surprenante volte-face de plusieurs États membres, y compris l’Allemagne, la France et l’Italie.

Les trois plus grands États membres de l’UE ont usé de leur influence pour réduire à néant des mois de négociations et de compromis, et menacé de réduire en bouillie du premier projet de loi sur le sujet. La crainte a soudainement émergé dans certaines sphères du pouvoir que l’Europe ne sape la capacité de ses propres entreprises à innover et à rattraper la Silicon Valley et la Chine. Ce n’est sans doute pas une coïncidence si un co-fondateur de Mistal AI se trouve être un ancien secrétaire d’État français à l’économie numérique, capable d’avoir l’oreille d’Emmanuel Macron.

Ce que le développement technologique doit aux militaires

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La France et l’Allemagne regardent depuis longtemps la Silicon Valley avec un regard mauvais de jalousie et sont, par conséquent, en danger de choisir une mauvaise stratégie pour le développement de l’intelligence artificielle. Les Européens ne cessent de se lamenter : « Où sont nos Google, nos Apple, Microsoft et Amazon ? » et maintenant : « Où sont les rivaux européens d’Open IA et de Tesla ? ». Mais ils oublient qu’une grande part de ces innovations viennent des investissements militaires massifs qui se sont déversés depuis des décennies dans la Silicon Valley.

Depuis les années 1930 et la Seconde Guerre Mondiale, la région de San Francisco a été un site majeur de la recherche publique américaine. Dans les années 1950, l’Université de Stanford a servi de pôle de référence pour attirer les talents des nouvelles technologies dans des entreprises comme Fairchild Semiconductor et Bell Telephone Laboratories, spécialisés dans les programmes militaires visant à répondre aux avancées soviétiques dans la conquête de l’espace et le lancement de satellites.

Des technologies aujourd’hui aussi répandues que l’internet, issu du projet militaire d’Arpanet, Siri sur Apple, le web mondial, Google Maps, les véhicules autonomes ou encore l’intelligence artificielle sont toutes apparues d’abord comme des projets financés par l’armée.

Grâce à cet apport stable de subventions publiques, les entrepreneurs de la Silicon Valley ont eu le luxe de prendre des risques en investissant leur argent dans des entreprises et des technologies nouvelles. Sur 10 start-ups de la Silicon Valley, 7 font faillite. Et 9 sur 10 ne gagnent jamais d’argent. Mais dans cette économie-casino, celles qui, comme Open AI, Google, Amazon, Meta/Facebook, arrivent à percer prennent une place démesurément dominante sur le marché et gagnent beaucoup d’argent.

La Chine, à son tour, s’est engagée dans cette stratégie de subvention publique sur des programmes militaires. L’Allemagne, ou l’Union européenne, est-elle prête à se lancer dans une telle stratégie à haut risque et d’engager une course de vitesse coûteuse à l’innovation à l’aide de subventions militaires ? C’est peu probable. 

L’Union européenne essaie depuis des années d’accroitre le financement du numérique et l’investissement dans l’intelligence artificielle mais sans succès. Trop souvent, de grandes annonces ont été faites au sujet de financements sans précédent de la part de l’UE, de l’Allemagne, de la France et du Royaume-Uni, mais les montants effectivement alloués en cash sont toujours restés modestes.

En 2022, les investissements privés consacrés à l’intelligence artificielle aux États-Unis ont représenté 47,4 milliards de dollars, ce qui dépassait largement les 13,4 milliards de dollars d’argent privé investis sur le sujet en Chine. Dans l’Union européenne, le montant des investissements privés dans l’IA est de 6,6 milliards de dollars, un montant avec lequel le Royaume-Uni, à lui seul, est capable de rivaliser, avec ses 4,4 Mds $. Sur la dernière décennie, les écarts sont encore plus spectaculaires, avec un investissement privé qui monte à 241 Mds$ aux États-Unis, 95 Mds$ en Chine, environ 16 Mds$ pour l’Union européenne -c’est-à-dire moins que le Royaume-Uni qui est à 18 Mds$.

Mais les investissements récemment consentis en Europe ne signifient-elles pas que celle-ci commence à combler son retard ? Pas du tout. Si l’on regarde le nombre de nouvelles entreprises consacrées à l’IA fondées en 2022, les États-Unis restent loin devant avec 542 créations d’entreprises, la Chine est clairement distancée (160) et l’Europe reste à la traine avec environ 140 entreprises.

Encore ne s’agit-il ici que des investissements privés, sans tenir compte de ce que les États-Unis et la Chine consacrent comme dépenses publiques et miliaires. Ces dernières années, l’armée américaine a dépensé environ 7 Mds$ pour des projets non couverts par le secret défense en matière d’intelligence artificielle et autres sujets proches, une hausse de 32% depuis 2012. Mais elle dépense des milliards en plus pour des projets de recherche et développement (R&D) gardés secrets, sans qu’on connaisse le montant exact des sommes dépensées.

Les États-Unis et la Chine consacrent à ces sujets bien plus d’argent que les pays européens ne pourront jamais en dépenser. L’investissement européen et son effort de R&D doivent être bien plus réalistes et stratégiques, même si l’Europe garde son rôle de gardienne du développement de la technologie numérique.

IA : un manque de vision

Dans le brouhaha général, on consacre trop peu d’attention à se demander quelle recherche en matière d’intelligence artificielle serait bénéfique à l’intérêt général. Dans l’idéal, le bon développement de l’IA se ferait au service de l’humanité, au lieu d’être destiné exclusivement à des applications mercantiles ou des usages militaires qui renforcent le mouvement actuel de repli national.

Ce manque de réflexion suggère en revanche une direction pour que les efforts européens débouchent sur une contribution marquante et donne à l’Europe une place de leader mondial. Les Européens ont intérêt à continuer à subventionner le développement de l’IA et à défendre les entreprises et les centres de recherche qui s’y consacrent. La puissance publique peut faire beaucoup pour aider l’important secteur économique des petites et moyennes entreprises à adopter les technologies d’intelligence artificielle les plus opérationnelles. L’important n’est pas tellement de savoir où ces technologies ont pris naissance ni quelles entreprises les développent. Ce qui compte tout autant, c’est d’être capable d’utiliser ces technologies dans des activités économiques déjà existantes et pour des usages sociaux de manière pratique, de telle sorte que les avantages collectifs apparaissent et que les économies restent compétitives.

Mais les pays européens perdront leur position dans l’économie globale s’ils renoncent à leur rôle crucial de « conscience » de l’innovation en matière d’intelligence artificielle. C’est pourquoi le recul récent de l’ambition européenne de régulation de l’IA est si décevant.

L’objectif initial du projet européen était d’établir un point de référence mondial pour les pays qui tentaient de sécuriser les bénéfices potentiels de l’IA tout en essayant de se protéger contre les risques comme les destructions d’emplois, la diffusion de la désinformation en ligne ou la mise en danger de la sécurité nationale. Dans ses deux textes récents, le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA), l’Union européenne a créé un précédent en plaçant les géants du numérique et leurs technologies potentiellement dangereuses face à des règles de supervision et de transparence inédites. Après avoir soutenu dans un premier temps une démarche analogue pour le projet sur l’IA, l’Allemagne, la France et l’Italie ont soudainement essayé de jeter le principe de précaution par-dessus bord.

Au bout du compte, un compromis a été trouvé mais il ne s’agit à ce stade que d’un accord provisoire dont les détails sont encore en discussion. Ceux-ci portent sur la rigueur de l’application des règles, sur des clauses d’exceptions liées à la sécurité nationale ou sur l’exclusion d’applications potentiellement orwelliennes sur les technologies de prédictions des émotions, de police préventive ou d’identification biométrique à distance, qui pourraient potentiellement conduire à des techniques de surveillance de masse.

Les responsables politiques allemands, français et européens ne doivent pas sous-estimer les avantages politiques, économiques et moraux d’être les gardiens éthiques de l’innovation numérique. Une évaluation réaliste de la place de l’Europe dans l’univers en développement rapide de l’IA montre clairement que le domaine de l’innovation va au-delà de la pure technologie et concerne aussi la capacité à établir les règles d’un usage sûr et humaniste de ces technologies pour le siècle qui vient.

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