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La lutte contre le réchauffement : vers un décompte individuel ?

La lutte contre le réchauffement : vers un décompte individuel ?

Pour protéger le climat, il faut réduire nos émissions de gaz à effet de serre. Différentes méthodes s’opposent pour calculer nos émissions et, au bout du compte, savoir si nos efforts pour les réduire sont efficaces. Pour responsabiliser chacun d’entre nous, faut-il créer une comptabilité individuelle des émissions ?

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Publié le 25 octobre 2023

Quotas carbone individuels échangeables : par delà l’illusion

L’urgence climatique ne fait aucun doute. Mais, alors que des doutes subsistent quant à notre capacité à atteindre la neutralité carbone dans les délais convenus, une solution pour le moins radicale fait son chemin jusqu’à trouver un écho médiatique significatif : le «système des quotas carbone individuels échangeables», souvent intégré à la définition du «compte carbone individuel», ou encore «carte carbone».
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Cette note a fait l’objet de nombreux échanges avec mes compagnons du groupe de travail sur l’écologie du Lab de la social-démocratie. Je tiens à remercier tout particulièrement Jean-François Hulot, Laurence Verneuil, Jacques Roger-Machart, Christine Holzbauer, Didier Holleaux, Robert Perrin, Yves Barou et Patrick Vincourt

Introduction

Les réactions suscitées par cette solution de quotas échangeables révèlent cependant son caractère profondément clivant, les uns jugeant qu’elle garantit l’atteinte de nos objectifs climatiques et fait progresser la justice sociale, les autres la considérant comme une impasse1. Si ce débat est encore resté relativement confidentiel, il soulève néanmoins des questions suffisamment sérieuses pour que l’on s’y intéresse, non seulement pour elles même mais aussi pour ce qu’elles semblent signifier de notre angoisse face à un avenir dont la maîtrise paraît encore nous échapper.

Après un rapide rappel des principes et avantages du système des quotas carbone individuels échangeables, ainsi qu’ils sont présentés par ses promoteurs, nous examinerons les objections fondamentales qu’il soulève, et nous nous interrogerons sur les raisons de la séduction que l’idée semble exercer. Estimant qu’en effet cette solution se présente comme une impasse, nous confirmerons ou préciserons, à partir de cette analyse, quelques orientations générales à donner à l’action pour le climat. Nous verrons alors que la « Comptabilité carbone généralisée », peut être justifiée pour elle-même et non seulement comme une condition de la comptabilité carbone individuelle dont le débouché peut encore être laissé au débat. Cette « Comptabilité carbone généralisée » pourra alors être considérée comme l’un des instruments qui nous manquent dans la mise en œuvre d’une planification écologique, démocratique et sociale dont le travail de définition devrait désormais dépasser les généralités.

1. Principes des « quotas carbone individuels échangeables »

Alors que ceux2 qui soutiennent la solution des « quotas carbone individuels échangeables » entretiennent, probablement involontairement, la confusion en la désignant le plus souvent sous le terme de « compte carbone individuel », il est d’emblée nécessaire de distinguer soigneusement le principe d’une comptabilité de l’empreinte carbone individuelle et l’usage qui peut en être fait par un système de quotas individuels échangeables. Commençons donc par bien cerner ces deux sujets.

La comptabilité de l’empreinte carbone individuelle, se matérialisant par la tenue d’un « compte carbone individuel », consiste à cumuler automatiquement, sur une période, par exemple une année, l’empreinte carbone des achats réalisés par une personne physique (en unité de masse de CO2eq). Elle repose ainsi sur l’étiquetage de l’empreinte carbone des biens et services acquis, de consommation courante comme d’investissement. Cette comptabilité est en cela très différente des estimations proposées par des logiciels utilisés dans le cadre de démarches de sensibilisation (comme myCO2 ou Carbo) permettant à chacun d’approcher son empreinte carbone. Cette estimation repose sur un calcul à partir de la saisie de données plus ou moins détaillées caractérisant son mode de vie, et de règles de calcul plus ou moins transparentes. L’étiquetage de l’empreinte carbone des produits échangés s’appuie, lui, sur une comptabilité carbone « généralisée » dans toutes les entreprises, de la plus petite à la plus grande, répercutant dans leurs ventes l’empreinte carbone de tous leurs intrants. Il s’agit là d’une véritable double comptabilité, en parallèle de la comptabilité monétaire, visant l’objectif d’un résultat carbone nul sur un exercice comptable. Nous reviendrons plus loin sur les questions que peut soulever techniquement la mise en place d’un tel système. Mais, par la description que nous venons d’offrir, le « compte carbone individuel » ne comporte en soi, pour les particuliers, ni caractère obligatoire ni objectif de résultat annuel. C’est juste un système de comptage. Mais une fois mis en œuvre, on peut alors envisager de l’utiliser de différentes manières, par exemple par le « système de quotas carbone individuels échangeables » qui est l’objet de départ de la présente analyse. Il faut donc insister sur le fait que le « compte carbone individuel », que l’on peut concevoir pour une utilisation différente, ne recouvre pas, par nature, le système de quotas individuels.

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De son côté, le « système de quotas carbone individuels échangeables », ainsi que conçu par ses promoteurs, peut être défini ainsi : Il s’appuie d’abord sur l’attribution, chaque année, à chaque individu d’un quota d’empreinte carbone. Cette attribution est assurée par une autorité régulatrice de façon égalitaire entre tous les individus3. Une fois son quota carbone éventuellement épuisé, en cours d’année, un consommateur ne peut plus acheter de bien ou service, sauf à avoir acheté des quotas sur un marché d’échange sur lequel ceux qui le peuvent mettent une partie de leurs quotas carbone en vente. Le nombre total des quotas distribués annuellement à la population est réduit année après année par l’autorité régulatrice suivant le rythme de réduction des émissions de GES attendu. Plusieurs modalités de fixation du prix du quota carbone sur le marché d’échange sont envisagées : soit librement par le « rapport entre l’offre et la demande », soit par l’autorité régulatrice, soit de façon plus sophistiquée (voir le rapport de faisabilité de l’association Allocation climat).

2. Arguments présentés en faveur du « système de quotas carbone individuels échangeables »

Sont présentés rapidement ici ces arguments, sans discussion de leur pertinence qui sera abordée ensuite.

« Le système de quotas individuels échangeables garantit l’atteinte de l’objectif annuel d’empreinte carbone nationale »

Par construction, l’empreinte carbone de la Nation, hors empreinte carbone des administrations publiques4, réalisée sur l’année est plafonnée par les quantités de quotas attribués individuellement dans la mesure où la consommation de biens et services d’un individu est bloquée lorsque les quotas dont il dispose sont épuisés. Il suffit donc de distribuer une quantité de quotas carbone correspondant à l’objectif annuel convenu nationalement pour que celui-ci soit automatiquement respecté. La logique qui s’applique est celle du rationnement.

« Le compte carbone est socialement juste »

Le caractère socialement juste du « système de quotas individuels échangeables » est explicité ainsi :

D’une part, la répartition des quotas est assurée de manière strictement égalitaire entre les individus, sans distinction d’aucune sorte (niveau de revenu ou lieu de résidence, par exemple)

D’autre part, l’empreinte carbone moyenne des individus d’une même classe de revenus étant pratiquement une fonction croissante du revenu, la possibilité pour les plus pauvres de vendre aux plus riches les quotas carbone qu’ils n’ont pas eu besoin de consommer leur assure un complément de revenu. Ce système est ainsi jugé socialement juste.

3. Discussion

Derrière l’apparence de la simplicité du système de quotas individuels échangeables et de la force des arguments présentés en sa faveur (garantie de l’atteinte de l’objectif de réduction des émissions de GES, rationnement équitable et justice sociale), ce dispositif pose de nombreuses questions, sinon des objections lourdes. Cette discussion se limite dans ce chapitre au système de quotas et non à la comptabilité carbone individuelle, impliquant une comptabilité carbone généralisée dans les entreprises, sur laquelle nous reviendrons plus loin car elle mérite un examen spécifique.

Les difficultés soulevées par le système d’échange de quotas individuels peuvent être explicitées comme suit.

3.1 Complexité de la mise en œuvre pratique d’un système d’échanges de quotas individuels

Le fonctionnement d’un système d’échange de quotas individuels pose une question essentielle de maîtrise du prix d’échange des quotas évoluant librement au gré des variations de l’offre des vendeurs et de la demande des acheteurs5. Quelle que soit la compréhension que chacun de nous peut avoir développée du fonctionnement des marchés nous savons tous à quel point l’incertitude sur les prix futurs peut perturber nos prises de décisions. A moins donc de nous en remettre à la chance ou d’envisager de passer une bonne partie de notre temps libre (ou de payer quelqu’un pour cela) pour tenter d’anticiper le sens dans lequel le prix du quota carbone a les meilleures chances d’évoluer, il est fortement probable que nous serons en majorité en attente de règles de fonctionnement de ce marché nous assurant de ne pas avoir à nous préoccuper du bon moment pour vendre ou acheter nos quotas.

Cette difficulté est si bien comprise des promoteurs du système d’échanges de quotas individuels réunis au sein de l’association Allocation climat, qu’ils ont consacré un travail très significatif à envisager un fonctionnement de ce système qui soit apte à assurer cette visibilité minimale. Il n’est pas question ici d’en détailler tous les aspects et nous renvoyons à ces travaux qui illustrent bien la difficulté de la question. Allocation climat envisage trois solutions : le « prix libre » (résultant du rapport entre offre et demande), le « prix régulé unique » (déterminé par une autorité pour une période), le « prix avec une pénalité variable » (le prix, libre ou régulé, est complété d’une pénalité appliquée au-delà d’un certain volume de quotas consommés sur l’année). Sans trancher, l’association Allocation climat exprime une préférence pour ce dernier principe.

L’économiste Antonin Pottier6 juge quant à lui, au terme d’une analyse des différentes possibilités de fixation du prix d’échange, que « garder le marché au cœur de la carte carbone la priverait d’une bonne part de son caractère équitable ». Il évoque l’alternative à prix fixe pour en exposer immédiatement la difficulté : en dessous d’un certain niveau de prix les demandes d’achat excèderont les propositions de vente et au-dessus d’un certain niveau de prix les propositions de vente excèderont les demandes d’achat. Dans une telle situation, les premiers arrivés, dans le premier cas parmi les acheteurs, dans le second parmi les vendeurs, seront servis et les derniers ne le seront pas. A l’usage, ce système risque fort d’être rapidement considéré comme injuste au point d’être abandonné au profit d’un système où toutes les demandes sont servies. Dans ce cas, conclut Antonin Pottier, « Cela revient à reproduire le fonctionnement de la taxe carbone avec des transferts forfaitaires ». Les quantités sont alors régulées par le prix, et non plus le prix par les quantités.

On est donc confronté au dilemme suivant. Soit on privilégie la simplicité du prix fixe en rompant avec le principe même de rationnement et donc des quotas, soit on cherche à tout prix à respecter le principe de l’échange de quotas, en continuant à rechercher une solution acceptable de « prix libre » mais avec le risque de ne jamais aboutir. Il n’est en effet pas certain que les expériences en cours, comme celles du Système européen des quotas d’émission ou du marché européen de l’électricité, soient de nature à rassurer pleinement nos concitoyens et à les convaincre de confier à des experts la définition de modalités qu’ils seront nombreux à ne pas comprendre.

Par la suite de notre analyse, et retenant l’argumentation d’A. Pottier, nous considérons que le système d’échange de quotas est par principe associé à un marché sur lequel la confrontation de l’offre et de la demande détermine le prix d’échange.

3.2 Une garantie de résultat incertaine

L’argument de la garantie de résultat est au cœur des justifications apportées par les promoteurs de la solution. Sur le plan théorique, l’argument est imparable. La puissance publique distribue annuellement une quantité de quotas fixée par l’objectif d’empreinte carbone de la France (hors APU) et les achats sont bloqués lorsque ces quotas sont atteints. Ils ne peuvent pas être dépassés, l’objectif est nécessairement atteint.

Énoncé aussi simplement, un tel schéma repose sur l’idée que les individus peuvent non seulement agir pour réduire leur consommation de biens et services, par une démarche de sobriété, mais aussi que les entreprises, alors soumises à un régime de « concurrence carbone », seront incitées à réduire l’empreinte carbone de leurs produits. Cela est juste mais néglige que la capacité des consommateurs comme des entreprises à agir repose également sur l’efficacité des actions menées par la collectivité qui ne se réduisent pas à la seule réglementation. On pense évidemment aux investissements publics dans les infrastructures, par exemple dans l’énergie ou les mobilités. Il y a bien d’autres champs absolument essentiels pour l’action publique comme la formation professionnelle, le soutien à la recherche et au développement, la sécurisation des approvisionnements en ressources nécessaires à la transition, etc…

Même à supposer qu’au terme d’un processus démocratique exemplaire, un large consensus se soit formé pour mettre en place un tel système d’échanges quotas individuels, que peut-on supposer de ce qu’il se passera si la collectivité ne mène pas les actions nécessaires ? Il est certain que le consensus initial s’érodera jusqu’à ce que le système devienne socialement insoutenable, à moins que la collectivité n’ait trouvé entre temps les moyens de retrouver la confiance de la population. On voit donc bien que l’atteinte des objectifs climatiques supposément offerte par le système de quotas individuels échangeables repose d’abord sur une planification de l’action publique pour le climat efficace. Un tel système n’apporte donc en rien une « garantie de résultat », c’est-à-dire une condition suffisante de l’atteinte de nos objectifs. En revanche on perçoit bien le risque qu’un tel système de « pilotage automatique » introduit en facilitant l’inaction d’un pouvoir incapable de mener une politique publique efficace et emportant l’adhésion du plus grand nombre.

Alors que la question, dont la résolution n’apparaît pas encore clairement, est bien celle de la définition de cette planification écologique efficace, le système des quotas carbone individuels échangeables apparaît au mieux comme une disposition complémentaire, mais certainement pas comme une garantie durable de respect de la trajectoire de décarbonation.

3.3 Une conception contestable de la justice sociale

Comme exposé précédemment, le second argument fort présenté en faveur du système de quotas carbone individuels échangeables est celui de la justice sociale, assurée par la redistribution des revenus qu’il opère.

Cet argument est contestable pour plusieurs raisons.

La première raison concerne la « qualité » de la redistribution que le système proposé assure. Le poids croissant des investissements nécessaires aux politiques d’atténuation, d’adaptation et aux actions de réparation des dégâts occasionnés, aggrave bien la question de la répartition des revenus. Mais on doit se demander si c’est bien par l’addition d’une nouvelle disposition redistributive, s’ajoutant à un ensemble de dispositions fiscales et sociales d’une complexité telle que nos concitoyens ne s’y retrouvent plus, que l’on va contribuer à l’enjeu de la juste répartition des richesses. Par ailleurs la redistribution promise comporte deux défauts importants. D’une part, si le cours du quota est laissé libre, le montant de cette redistribution est incertain et, d’autre part, le volume d’échange de quotas devant s’amenuiser d’année en année, elle n’est par nature pas pérenne. Au regard de ces deux critères, la redistribution apportée peut difficilement être rangée parmi les mesures de justice sociale.7

Plus fondamentalement, le système de quotas envisagé questionne notre conception de la justice sociale. Alors que celle-ci repose historiquement sur l’attribution à chacun d’un ensemble de droits que notre solidarité collective garantit, un tel système introduirait la possibilité pour chacun d’aliéner certains droits contre rémunération. Dans un propos assez grinçant, Jean-Marie Harribey8 trouve des mots très justes pour souligner le risque d’une telle innovation, rappelant par ailleurs ce que nous avons abordé plus haut sur l’indispensable action publique : « Si (…) le rationnement (…) est aussi efficace écologiquement et juste socialement, pourquoi ne pas étendre le principe à tous les sujets pour lesquels se posent un problème de répartition ? Prenons deux exemples. Les émissions de carbone ne sont pas le seul problème à résoudre. Faudrait-il instaurer une carte eau : ceux qui n’ont pas accès à l’eau potable (…) vendraient leur quotas à ceux qui se rafraichissent dans leur piscine ? Mais qui construirait les réseaux d’adduction d’eau potable, rendant ainsi possible l’institution d’un bien commun ? L’individualisation des solutions dispenserait-elle des politiques publiques ? Autre exemple : une carte vitale santé dont chaque individu pourrait monnayer ses droits, liquider ses droits ? Je n’y vois plus mais je manque d’argent, donc je vends mes droits à lunettes ? Et mes dents ? ». Nous pourrions ainsi prolonger le propos à toutes sortes de droits garantissant la satisfaction de besoins essentiels, menacés par une équation budgétaire de plus en plus difficile à équilibrer.

Nous devons donc nous inquiéter de l’effet corrupteur d’un système de quotas carbone individuels sur les principes qui fondent notre pacte social. Dans notre monde où la justice sociale, en perpétuel travail, s’établit au travers de relations de gratuité et de solidarité, nous prendrions le risque majeur de lui substituer progressivement une vision radicalement opposée. Un monde où les droits, y compris les plus élémentaires, et au motif de contraintes croissantes, seraient distribués à chaque individu sous forme d’un capital qu’il lui reviendrait, par des rapports de marché avec ses semblables, de gérer aussi habilement que possible. Nous emprunterions, par une curieuse ironie de l’histoire, la pente glissante de la vision proprement vertigineuse que défendait Margaret Thatcher en 1987, dans des conditions certes très différentes, déclarant : « There is no such thing as society »9

3.4 Une mise sous tension de la société difficilement concevable

Nous venons de présenter le risque que fait peser le système envisagé sur notre modèle social en l’abordant sous l’angle de la justice sociale, définie comme notre manière de garantir à tous des conditions d’existence dignes. Mais nous pouvons également l’aborder un peu différemment, sous l’angle de la « mise sous tension » du corps social qu’occasionnerait un tel système, jusqu’à en compromettre la mise en œuvre par la voie démocratique.

Cette question résulte de l’incertitude dans laquelle le système de quotas place, non seulement ceux qui en seraient « bénéficiaires », mais aussi tous ceux dont l’empreinte carbone se situerait au-dessus du quota alloué. La première incertitude pour ceux-ci est de n’être jamais certain de trouver, à chaque instant, la quantité de quotas dont ils auraient besoin, et cela pour deux raisons : soit du fait de progrès insuffisants de l’action publique, soit parce que rien ne garantit que les vendeurs potentiels de quotas les cèderaient en totalité. Ce volume de quotas « échoués » ne pourra jamais être parfaitement anticipé par la puissance publique et de plus, il ne peut être exclu qu’en cas de tension sociale forte et en guise de protestation, une partie des vendeurs conservent leurs quotas au-delà de ce qu’ils auraient fait habituellement. La seconde incertitude tient à la volatilité potentielle du cours du quota, comme nous l’avons déjà évoqué.

Relevons d’abord qu’il est probablement erroné de penser que le niveau d’exposition à cette incertitude, si tant est que l’on sache la mesurer, augmentera avec le niveau de revenu. La répartition de l’empreinte carbone individuelle au sein d’un même niveau de revenus est telle que se situent dans pratiquement tous les niveaux de revenus des personnes en situation de vouloir acheter des quotas. En revanche, il n’est pas déraisonnable de penser que les plus fortunés ne seront pas ceux qui auront le plus de mal à se prémunir de cette incertitude. Ils auront, plus que d’autres, la capacité à agir en fonction de l’évolution du marché d’échanges de quotas et à obtenir les augmentations de revenus nécessaires à l’achat des quotas qui leur manqueraient.10

Aussi, alors que ces plus fortunés réussiront très probablement à se protéger, nous aurons créé les conditions d’une nouvelle fragmentation de la société entre les plus sobres jugés vertueux que « le marché remerciera », parmi lesquels les plus fragiles le seront encore plus, et tous les autres à qui il sera signifié qu’ils peuvent bien payer d’incertitude leur comportement coupable. Alors que l’un des enjeux majeurs de l’action pour le climat est de réussir à entraîner la société dans un mouvement d’ensemble cohérent, en associant chacun, d’où qu’il parte, la nature coercitive du système des quotas et l’incertitude qui lui est associée introduisent au contraire le risque d’hystériser un peu plus la société.

Il ressort de cette analyse que la mise en place d’un tel système constituerait un défi éthique et démocratique insurmontable. En effet, le niveau et la nature de la contrainte exercée sont telles que seule son adoption unanime serait acceptable, cette condition la rendant d’évidence inaccessible.

3.5 Que conclure de ces objections ?

A la lumière de cette analyse, il apparaît que, même conçue avec les meilleures intentions, la solution des quotas carbone individuels échangeables apparaît comme une impasse. Pour autant, nous aurions tort de l’écarter trop vivement, sans nous interroger sur les raisons expliquant son pouvoir de séduction. Soutenu par des collectifs et associations dont la sincérité ne fait aucun doute, ce système de quotas semble en effet plonger ses racines dans une forme de découragement, sinon de désespoir, devant la lenteur des progrès réalisés par l’action climatique.

C’est pourquoi, et si nous ne pouvons croire en cette solution des quotas carbone individuels échangeables, notre opposition nous oblige à démontrer que des solutions peuvent être trouvées en réponse aux deux impératifs qui ressortent de l’analyse proposée.

Le premier impératif est celui de l’efficacité de l’action publique. Nous avons vu que l’illusion de la garantie de résultat des quotas échangeables s’appuie sur l’affirmation, que l’on ne peut contredire, que l’action publique n’a pas démontré sa capacité à nous mettre sur la voie de la neutralité carbone. Si la création du Secrétariat général à la planification constitue un progrès indéniable, nous sommes encore loin d’une mise en œuvre pleine des principes d’une planification démocratique et sociale efficace11. La participation, la délibération, la transparence des processus sont identifiées comme conditions de l’élaboration d’un plan mobilisant la société dans les mutations qu’elle doit accomplir. La capacité des pouvoirs publics à rendre compte à étapes régulières, à reconnaître les écarts à l’objectif et construire démocratiquement les actions correctives est également reconnue comme condition de la réussite. Mais au-delà de ces généralités, il nous revient encore de les traduire collectivement en modalités concrètes et convaincantes.

Le second impératif est celui de la justice sociale. Nous partageons de façon croissante l’intuition, sinon la conviction, que la mutation écologique pose un défi à notre capacité à garantir pour tous, chez nous et au-delà de nos frontières, des conditions d’existence dignes. Alors que la probabilité de ne pas pouvoir compter sur une croissance soutenue se pose à nous12, il est largement temps de cesser d’alimenter cette dispute désolante croissance/décroissance pour nous concentrer sur les véritables questions. La première de ces questions est certainement celle précédemment abordée, c’est-à-dire celle d’une planification démocratique et sociale dessinant, après identification des contraintes auxquelles nous devons apprendre à consentir, les chemins de la « meilleure prospérité ». Mais aussi, et pour surmonter les tentations d’une justice sociale expéditive dont témoigne l’idée de quotas individuels échangeables, il s’agit de refonder clairement les principes d’une répartition juste inconditionnelle des revenus et d’un accès préservé pour chacun aux biens et services essentiels.13

Mais, alors que notre propos de départ était de discuter le système de quotas carbone individuels échangeables, il paraît utile d’aller un peu plus loin encore. En effet, et de manière très pragmatique, on peut s’intéresser au préalable qu’il suppose, à savoir l’affichage de l’empreinte carbone des biens et services. Si on peut déplorer que les propositions autour des quotas individuels échangeables aient, d’une certaine manière, placé au second plan ce sujet de la comptabilité carbone, on peut aussi estimer qu’elles l’ont tout de même fait progresser, au point qu’il soit possible de la considérer de plus près. C’est par un examen rapide de cette question que nous poursuivons notre analyse avant de conclure.

4. Retour sur la comptabilité carbone généralisée

Les principes de la « comptabilité carbone individuelle » ont été succinctement décrits en 2. Avant de nous intéresser à ce concept et à ses applications potentielles, rappelons qu’il repose sur une « comptabilité carbone généralisée » dans les entreprises. De la même manière qu’une entreprise élabore le prix de vente de ses produits en y répercutant ses charges, mais à la différence que la comptabilité carbone de l’entreprise doit viser une marge nulle de son « compte d’exploitation carbone », cette comptabilité établit l’empreinte carbone à afficher sur chacune de ses ventes, en répartissant l’empreinte carbone de ses achats et de ses émissions propres (dites encore émissions directes).

L’analyse de cette comptabilité carbone généralisée proposée ici est propre à l’auteur tout en s’appuyant sur un rapport récent et beaucoup plus complet établi par François Meunier pour l’institut Messine, publié en juin 2023 : « La comptabilité carbone généralisée – un décompte carbone fait au niveau des produits ». Il faut également souligner le travail réalisé sur ce même thème par le collectif Carbone sur factures14. Aux Etats Unis, l’universitaire Robert S. Kaplan y travaille également au travers de l’initiative Accounting for climate change.

S’il ressort que cette comptabilité carbone généralisée dans les entreprises ne pose pas de difficulté conceptuelle, sa mise en œuvre ne peut être immédiate et suppose de satisfaire quelques conditions, dont nous relevons ici celles qui nous paraissent les plus fortes. La première de ces conditions est de connaître l’empreinte carbone des importations, y compris intra-européennes, ce qui suppose soit que l’exportateur affiche l’empreinte carbone de son produit, établie suivant des règles admises par notre administration, soit que l’administration en établisse une estimation. La deuxième difficulté tient au fait que l’empreinte carbone d’un produit n’est pas seulement la somme des empreintes carbone de ses composants mais qu’elle comporte aussi l’empreinte carbone de ses investissements (plus tous ses « frais généraux »). Si l’empreinte carbone des investissements peut ou doit être amortie (pour les plus importants au regard du chiffre d’affaires de l’entreprise), alors cela nécessite de rattraper suivant des règles à établir tous les investissements antérieurs à la mise en place de la comptabilité. Une troisième difficulté tient à la nécessité que la comptabilité soit juste. Même si l’affichage de l’empreinte carbone peut n’être qu’informative, cette information ne doit pouvoir être suspectée d’erreur ou de tromperie. Enfin, le système ne tient totalement que si toutes les entreprises y sont soumises, y compris le petit commerçant ou l’artisan. Si aucune de ces difficultés n’est réellement rédhibitoire, elles posent la question du temps et du coût nécessaires à sa mise en œuvre, pour les entreprises d’une part, pour l’administration d’autre part. Nous n’avons pas réussi à identifier une évaluation convaincante de ces questions. Les échanges à ce propos restent trop largement des expressions de conviction, les uns pensant que les difficultés sont mineures, les autres pensant l’exact contraire…

Pour en venir à l’intérêt de cette comptabilité carbone généralisée, avant même de l’envisager comme condition du « compte carbone individuel », nous pouvons considérer que cette comptabilité comporte en elle-même plusieurs avantages. Elle généralise à toutes les entreprises la comptabilité carbone, ne cantonnant plus celle-ci aux plus grandes. Se présentant comme le « miroir carbone » de la comptabilité financière des achats et ventes, elle est plus rigoureuse (plus « intégrée ») et plus réactive que la méthode du Bilan carbone®, support indispensable à la définition de la politique de décarbonation de l’entreprise et à la communication des résultats de cette politique à ses clients et investisseurs15. Enfin, l’affichage systématique de l’empreinte carbone des produits, tout au long de la chaîne de production de valeur de l’extraction de ressources à la commercialisation des produits finaux, crée les conditions d’une « concurrence carbone » objective. Sur un plan « macro », à condition de soumettre les entreprises de production de biens et services de consommation finale à l’obligation de déclaration de l’empreinte carbone de leurs ventes, la comptabilité carbone généralisée permet de reconstruire l’empreinte carbone par famille de produits. Cette mesure peut alors devenir un support dynamique et réactif dans l’élaboration et le suivi des plans d’action sectoriels orchestrés par les pouvoirs publics.

Pour les administrations publiques16, la mise en place de la comptabilité carbone généralisée dans les entreprises leur autorise une comptabilité analogue, mais bien sûr sans ventilation de leur empreinte carbone sur les ventes qui, ici, n’existent pas. Si aujourd’hui l’obligation du Bilan Carbone® s’applique aux plus grosses administrations, la tenue d’une comptabilité carbone peut alors être généralisée, y compris aux plus petites collectivités, permettant ainsi à ces organisations de suivre l’effet de leurs politiques de décarbonation.17

Pour le particulier, cette comptabilité carbone généralisée comporte également des avantages déterminants. Le « particulier-citoyen » dispose de l’information régulière de l’évolution de l’empreinte carbone des administrations publiques, dont celle de sa collectivité, lui permettant ainsi d’être plus étroitement associé au suivi des objectifs. Cela est également vrai par secteur de production de biens et services de consommation lui permettant de vérifier l’efficacité des efforts de planification entrepris collectivement. Enfin, une fois la comptabilité carbone généralisée mise en place pour toutes les entreprises, il sera possible au « particulier-consommateur » d’orienter ses choix en matière de consommation et de consolider son « compte carbone individuel ».

On voit donc qu’à bien des égards, la comptabilité carbone généralisée peut se justifier par elle-même, à la condition et avant de le conclure, d’en évaluer plus précisément les conditions de déploiement.

Si on peut envisager que cette justification sera suffisante pour déployer cette comptabilité, certains vont plus loin en envisageant de l’utiliser pour mettre en place une « Taxe sur le carbone ajouté » (TCA)18. Sous réserve de bonne compréhension de cette TCA, celle-ci se substituerait à la taxe carbone (ou composante carbone) et remplirait une fonction similaire de signal-prix, à une différence essentielle cependant, qu’elle s’appliquerait sur toutes les importations, y compris intracommunautaires (avec une correction liée aux taxations effectuées dans le pays d’origine). En cela elle répondrait au risque de « fuite de carbone » introduit par à une taxation du carbone en France plus lourde que dans d’autres pays, y compris à l’intérieur de l’Europe. Cela permettrait ainsi à la France d’aller plus vite dans la taxation du carbone que le reste de l’Europe tout en limitant les risques de distorsion de concurrence.

Une option à cette TCA serait de fiscaliser le carbone ajouté, non pas tout au long de la chaîne de production, mais au point final c’est-à-dire sur le consommateur sur la base de son empreinte carbone annuelle. Un barème progressif pourrait être alors défini, avec une valeur basse voie nulle pour les faibles empreintes carbones, et très fort pour les plus hautes. Inutile de dire que cette perspective est probablement assez lointaine… On touche là le débat difficile et souvent passionnel de la fiscalité carbone qui dépasse largement le cadre de cette note. Celui-ci ne devrait pas nous dévier de l’objectif d’une évaluation robuste des conditions de mise en œuvre de la « comptabilité carbone généralisée », justifiable par elle-même sans besoin de recourir à sa fiscalisation.

Conclusion

En synthèse de l’analyse présentée, nous proposons de retenir les conclusions suivantes :

1 – Le principe d’un système de quotas carbone individuels échangeables rencontre des objections beaucoup trop lourdes pour être jugé prometteur.

2 – Les arguments sur lesquels cette idée s’appuie nous obligent à accélérer la définition d’une méthode de planification écologique démocratique et sociale convaincante. Nous appuyant sur des principes généraux partagés, il est désormais urgent de définir des modalités institutionnelles concrètes aptes à répondre aux enjeux.

3 – Dans ce contexte, la Comptabilité carbone généralisée, basée sur l’étiquetage obligatoire de l’empreinte carbone des produits, apparaît comme un instrument de pilotage indispensable dans la conduite des stratégies climat des organisations (collectivités, administrations, entreprises) et donc dans le cadre de la planification générale. L’évaluation des conditions de sa faisabilité devrait être accélérée. Les acteurs agissant en faveur de ce dispositif doivent être encouragés.

4 – Un débouché naturel de la Comptabilité carbone généralisée, si elle devait être déployée, est le Compte carbone individuel auquel il pourrait être offert à chacun d’adhérer. Si la mise en place de la Comptabilité carbone généralisée est la condition essentielle de ce déploiement, le Compte carbone individuel comporte des particularités propres dont l’évaluation doit se poursuivre.

5 – Les perspectives en matière de fiscalité carbone que pourraient offrir la Comptabilité carbone généralisée et le compte carbone individuel restent à évaluer.

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L’Allocation Climat : une proposition de politique publique innovante pour décarboner la société

Pour donner suite à la publication de Benoît Cogné intitulée “Quotas carbone individuels échangeables : par-delà l’illusion”, les membres de l’association Allocation Climat qui promeut les budgets individuels d’émission de gaz à effet de serre (aussi dénommés “budgets carbone individuels” ci-après) ont souhaité faire valoir leur point de vue.
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Voir la note Quotas carbone individuels échangeables : par-delà l’illusion de Benoît Cogné

Nous remercions tout d’abord M. Cogné pour cette tribune. Elle répond à l’objectif premier de nos travaux : que le sujet des budgets carbone individuels investisse le débat public.

L’association Allocation Climat a été créée en 2022 à l’issue d’une étude de faisabilité réalisée courant 2021. Fruit du travail d’une quarantaine de personnes sur un an, cette étude a été complétée par d’autres analyses, notamment sur le calcul du poids carbone des biens et services et plus récemment par une comparaison des politiques publiques alternatives1.

L’objectif de notre étude de faisabilité était de produire des éléments de réflexion sur le sujet des budgets individuels d’émission, en vue d’alimenter un débat citoyen autour des politiques publiques climatiques. Nous en avons donc étudié les principes fondamentaux tout en sachant que de nombreux choix resteront à faire jusqu’au moment de sa mise en œuvre. Nous sommes convaincus que le débat doit s’ouvrir pour que cette proposition émerge dans un consensus qui en préserve les caractéristiques essentielles.  Nous n’avons donc pas la prétention de présenter un produit fini et prêt à l’emploi. Ce qui a pour corollaire la nécessité d’un débat public constructif séparant bien le débat sur ‘la fin’ (le principe des budgets individuels) des ‘moyens’ (comment mettre en place), sans mélange nuisible à la pertinence du débat.

Après le rappel des valeurs structurantes de l’Allocation Climat, nous débattrons ci-après des objections développées par M. Cogné puis nous conclurons par une réflexion sur la mise en œuvre de notre proposition en complémentarité avec les politiques publiques actuellement menées.

Les valeurs structurantes de l’Allocation Climat

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Le budget carbone restant pour tenir la trajectoire de 1.5° est de 500Gt Co2eq consommé actuellement à raison de 60Gt par an2. Le respect de ce budget est admis par la communauté politique signataire des Accords de Paris comme l’objectif à atteindre pour conserver un monde acceptable pour les générations futures.

A titre de comparaison, le récent projet ‘Carbon Bombs’ vient de lister 425 plus grosses infrastructures ou projets d’extraction d’énergie fossile, susceptibles à elles seules d’induire le relâchement d’environ deux fois ce budget, et représentant à eux seuls la moitié des prévisions d’extractions mondiales​​. L’objectif des Accords de Paris est d’établir le chemin qui, à l’échéance 2050, permettra de respecter ce budget et d’atteindre la neutralité carbone. Si l’on prétend vouloir respecter cet accord, on ne peut pas faire autrement que de le décliner en quantités évoluant à la baisse sur une séquence de temps nous menant jusqu’en 2050. Annualiser ces budgets est une façon de faire assez classique : l’Assemblée Nationale vote ainsi tous les ans une loi de finance qui fixe le budget de l’État pour l’année à venir​​. La SNBC en fournit un autre exemple puisqu’elle traduit en un programme pluriannuel la trajectoire de baisse des émissions territoriales de la France avec pour objectif la neutralité carbone en 2050​​. Tout dérapage par rapport à la trajectoire devient très difficile à combler (l’effort de rattrapage s’ajoutant à l’effort de réduction, cet écart peut entraîner des conséquences dommageables), d’où l’importance de se munir d’outils adaptés.

Partant de ce constat, Allocation Climat propose un changement de paradigme : passer d’une obligation de moyens (le fait de mettre en place une politique sans pilotage direct des émissions et de mesurer son efficacité a posteriori) à une obligation de résultat (définir une politique qui pilote directement le volume annuel d’émissions).

Une fois ce cadre posé, l’originalité de l’approche proposée par Allocation Climat réside dans la contribution à cette obligation de résultat entre les acteurs économiques. Ils sont trois : l’État, les entreprises et les consommateurs. A l’inverse du SEQE mis en place au niveau européen qui n’implique que l’État et les entreprises, nous pensons qu’il est vital d’impliquer les citoyens en tant qu’acteurs et consommateurs dans l’atteinte de cet objectif. L’allocation d’un budget individuel d’émission nous semble pouvoir en être l’outil le plus efficace.

Il garantit à tous les citoyens un socle d’émissions correspondant aux émissions moyennes au niveau national.

Le budget individuel laissera les citoyens libres d’organiser leur propre réduction d’émissions, sans contrainte morale extérieure ni jugement : un kgCO2 reste un kgCO2, qu’il provienne d’un vol en avion ou de l’achat de la nourriture pour son animal domestique. Dans une perspective où l’Etat se charge de contraindre à la baisse les émissions d’une manière ou d’une autre, l’importance du maintien d’une sphère de liberté de choix prend tout son sens.

Il est cependant évident qu’une part importante des émissions ne sera réduite qu’avec des changements systémiques. La familiarisation des citoyens avec la gestion de leur budget carbone personnel enverra un signal très clair vers la classe politique et l’État pour des actions de décarbonation efficaces, étant donné que leur manque d’efficacité impliquerait une baisse du pouvoir d’achat « carbone ».

Avec l’Allocation Climat, les citoyens-consommateurs posent une exigence nouvelle sur les entreprises : des biens et services réellement moins carbonés. L’étiquetage carbone généralisé des biens et services orientera la demande, donc les choix de production du secteur privé et incitera à leur décarbonation via la concurrence ainsi créée. Pour ce qui est des services publics et de l’ensemble des prestations offertes par des services collectifs ne faisant pas partie du secteur marchand, elle sera dirigée par des trajectoires de décarbonation imposées par l’État. Elles agiront par l’effet de critères de choix faisant intervenir le poids carbone dans les achats publics au même titre que le feront les autres consommateurs finaux.

Pour que ce changement de paradigme soit accepté par le corps social, il faudra réfléchir à une mise en place progressive, touchant successivement les différents secteurs de la consommation.

Notre réponse aux objections présentées par M. Cogné

M. Cogné présente dans son article plusieurs objections qui, de son point de vue, disqualifient l’Allocation Climat. Ces objections nous semblent éminemment discutables.

La première objection est que le système est trop complexe, qu’il serait coûteux et que, finalement, il ne pourrait être socialement supportable. Nous proposons d’éclairer ce point à la lumière des travaux réalisés dans notre étude.

L’argument de la complexité porte sur deux points : la charge mentale qu’impose la gestion d’un budget carbone individuel d’abord et ensuite la complexité pratique de la mise en place du dispositif.

Gérer un budget carbone en sus d’un budget strictement financier impose de tenir compte de deux valeurs qui ne sont pas exprimées dans les mêmes dimensions. C’est vrai mais, en réalité, n’est-ce pas déjà ce que nous faisons constamment ? Toutes nos décisions d’achat sont prises en combinant, en plus du prix, de multiples critères : qualité, facilité de l’obtention, délai de fourniture, mode de production (bio, local, …), made in France, recyclable, nutri score… Le poids que nous mettons sur chacun de ces critères relève souvent de besoins et d’arbitrages individuels qui changent en fonction des circonstances. S’il s’agit de prendre en compte l’impact carbone, ça ne sera que rajouter un critère de choix, bien sûr très important mais qui s’intégrera dans un processus d’arbitrage déjà complexe. En changera-t-il la nature ? Nous ne le croyons pas. Pour le rendre le plus simple possible, et compte tenu de l’importance que nous devons lui accorder, il faut des informations précises et systématiques. L’affichage du poids carbone permettra de comparer deux produits simplement.

L’objection de la complexité peut aussi porter sur le dispositif d’ensemble nécessaire à son fonctionnement. Nous n’aborderons pas ici la mise en place de la comptabilité carbone permettant d’obtenir un étiquetage carbone des biens et services puisque cette proposition est retenue par l’auteur de la tribune6.

La mise en place d’un marché du carbone est un problème pour Benoît Cogné car il serait intrinsèquement complexe et ouvrirait la porte à des dérives inacceptables. A la différence du Système d’Echange de Quotas d’Emissions (SEQE) dans lequel les producteurs devront à terme se procurer aux enchères les droits d’émission pour couvrir 100% de leurs besoins, le marché tel qu’il est proposé par l’Allocation Climat portera sur des quantités beaucoup plus réduites puisqu’il ne concernera que les droits d’émission personnels qui ne seront pas consommés. Ce sera peut-être 10% voire 20% des émissions totales mais certainement pas l’intégralité des émissions. Nous n’avons donc pas besoin de donner une place aussi centrale au prix du carbone et à sa stabilité dans l’incitation à la réduction.

L’étude que nous avons faite recommande la mise en place de ce marché. C’est, suivant notre analyse, la seule manière de ne pas créer un “choc de carbone” à la mise en place d’une distribution égalitaire. Pour s’en dispenser, il faudrait mettre en place une distribution de budgets personnalisés en fonction de la situation de chacun ce qui nous semble devoir être d’une complexité infinie et potentiellement la source inévitable d’abus en tous genres. L’hypothèse retenue est donc d’autoriser l’échange de kgCO2 entre citoyens par le biais d’un marché. Pour l’instant, c’est l’hypothèse de travail du collectif “Allocation Climat”. A l’issue d’un débat citoyen, d’autres modalités ménageant une flexibilité nécessaire au budget carbone individuel pourraient bien sûr être imaginées. Nous sommes persuadés que cette problématique qui relève des ‘moyens’ et non de la ‘fin’ saura être traitée avec un peu d’innovation politique.

Selon M. Cogné, le budget carbone individuel de l’Allocation Climat n’offrira qu’une garantie de résultat incertaine. En fait l’argument n’est pas tant sur l’incertitude du mécanisme que M. Cogné décrit comme “imparable” mais sur le fait qu’il n’est pas possible d’y obéir sans l’action de la collectivité pour mettre en œuvre des changements systémiques qui décarboneront nos modes de vie.

Nous sommes convaincus, tout autant que M. Cogné, que le respect de nos objectifs climatiques nécessite l’action résolue de l’État pour organiser la décarbonation des grosses infrastructures énergétiques, de la mobilité et des plus grosses industries, là où la stratégie long terme est portée souvent par l’Etat. Ce qui nous différencie, c’est que nous ne croyons pas que ce soit une condition suffisante pour tenir l’objectif.  L’Allocation Climat sera à la fois le moteur de l’incitation à décarboner, mais aussi la “voiture balai” qui complètera – par la sobriété – tout ce que n’auront pas réussi à faire les évolutions technologiques, sociétales et infrastructurelles nécessaires par ailleurs.  C’est le niveau d’efficacité qu’elles atteindront qui déterminera le niveau de sobriété requis pour atteindre l’objectif fixé. Il y a un intérêt évident à mettre en place des politiques et techniques de décarbonation efficaces pour minimiser l’effort de sobriété, et le rôle de l’Allocation Climat est de se prémunir contre leur éventuel manque d’efficacité (inefficacités intrinsèques, effet rebond…).

Une autre objection formulée est que le budget carbone individuel et la justice sociale seraient incompatibles. Tout d’abord, nous parlons d’une justice climatique plus que d’une justice sociale car ce dont il s’agit, quand on parle de dérive climatique, ce sont des conditions de survie de l’humanité et pas de la place relative de telle ou telle partie du corps social. Le fait est que le cadre contraignant que va imposer cette phase de transition conduira probablement à égaliser temporairement nos modes de vie. Nous ne décidons pas de cette égalisation par un a priori philosophique ou politique mais parce que nous savons que, pour l’instant, richesse et émission de carbone sont fortement corrélés. Comme dans une cordée, tout le monde marche du même pas et, tant que le sommet n’est pas atteint, s’accorde sur le rythme du plus faible.

Pourquoi parlons-nous de justice climatique ? Parce qu’il s’agit de conserver ce “commun” qu’est, plus que tout autre chose, le climat, vivable pour tous. La justice climatique a évidemment une dimension sociale et dans notre étude de faisabilité (pp 22 et suivantes) nous avons retenu le principe d’une distribution des budgets par unité de consommation, pour tenir compte des effets d’échelle qui peuvent exister au sein des ménages en fonction de leur taille.

Des modèles de comportement très généralement admis incitent également à privilégier le principe d’une distribution égalitaire.  On l’aura compris, le budget carbone individuel est un « droit à émettre », « un droit à polluer », qui le sera ensuite de moins en moins. Imaginerions-nous répartir ce droit que nous nous accordons et qui a un impact sur l’humanité entière mais plus largement sur l’entièreté du vivant, selon des indicateurs de richesse ou de situation sociale ? Ce n’est pas une hypothèse qui nous a semblé philosophiquement défendable.

Ce principe d’égalité introduit sur un droit à émettre du CO2 qui, jusqu’à présent n’était pas limité, peut temporairement créer des inégalités. Certaines personnes peuvent être coincées dans des situations qui les rendent malgré elles fortement émettrices. Un locataire, par exemple, n’a pas le pouvoir de décider d’investir dans l’isolation de son logement et le parc de logement ne se renouvelle que très lentement. En attendant que s’améliorent progressivement ses performances thermiques, le parc existe et on doit faire avec. On peut également penser aux besoins de transport individuel. Habiter en zone peu dense implique nécessairement de se déplacer plus pour accéder aux services indispensables. C’est une donnée géographique structurelle. Les choix individuels seront sans influence sur cette situation et on doit savoir en atténuer les conséquences par des mesures d’accompagnement.

Si dans un premier temps, il n’est pas impossible qu’il faille déroger au principe de distribution égalitaire, il faut le limiter au maximum car il est évident qu’il générera de nouvelles inégalités, des besoins de contrôle, la possibilité de fraudes. Mieux vaut évidemment avoir résolu ces problèmes avant que ne soit mis en place l’Allocation Climat. 

Enfin le budget carbone individuel induirait une mise en tension de la société « inconcevable ». Serait-il attentatoire à ce qui fait notre contrat social ? C’est en tout cas ce que semble penser Benoit Cogné.

À bien le lire, le droit à polluer en émettant du CO2 est un droit strictement attaché à la personne. Le rendre négociable sur un marché serait attenter à un droit existentiel qu’on pourrait comparer au droit à la santé et à l’intégrité du corps. Et, en créant ce marché du carbone, de proche en proche tout ce qui fait société serait transformé en objet d’échange. Les tenants du budget carbone individuel seraient donc des ultra-libéraux plus dangereux encore que ne l’était Mrs Thatcher en son temps. Sérieusement ? Non, et au contraire, nous faisons de notre budget carbone résiduel un commun. Distribué également à tous, nous prétendons avec lui constituer un fait social nouveau autour de ce projet qu’est la sauvegarde d’un environnement et d’un climat vivable pour les générations futures. Le contrat social qui nous lie augmenterait ainsi en taille.

Benoit Cogné prétend montrer l’absurde qu’il y aurait à étendre ce principe de répartition égalitaire en l’étendant à tous les autres sujets qui posent des problèmes de répartition en prenant l’exemple de l’eau. Effectivement, en situation de sécheresse accentuée, la distribution de l’eau est régulée par l’État qui interdit de remplir sa piscine. Personne ne crie au scandale, personne n’y voit les prémisses d’une société totalement égalitaire voire communiste !

Enfin la dernière critique présentée par M. Cogné, habituellement la plus largement partagée, est qu’elle créerait des tensions sociales destructrices. Le budget carbone individuel cliverait la société entre ceux qui seraient du bon côté, les sobres, en dessous de la moyenne des émissions, et ceux qui seraient de l’autre côté de la barrière et qui subiraient une pression spécifique, inédite et remettant en cause un consensus établi. Le défi éthique et démocratique qu’il pose serait insurmontable. Cette critique est sérieuse. Examinons-la. Est-ce que le principe d’une limite absolue portée sur nos actions existe par ailleurs ?  Mais oui ! Ce n’est pas parce que je possède un terrain que je suis libre de son usage. Je ne peux pas déboiser librement et la raison qui l’interdit est celle d’une utilité supérieure, la préservation des écosystèmes. Le consensus n’est pas encore établi quant à la nécessité de respecter cette nouvelle limite, notre budget global d’émission, de l’accepter comme quelque chose qui nous concerne personnellement mais peut-on réellement imaginer éviter l’obstacle climatique qui se présente devant nous ?

La mise en place des budgets carbone individuels ne sera contraignante que si l’économie ne se décarbone pas au bon rythme. La pente de la réduction nécessaire de nos émissions est forte et a été rendue concrète par l’effet du COVID sur nos économies en 2020. Il est donc difficile d’imaginer que ça n’aura pas un effet sensible sur nos modes de vie. En d’autres termes, c’est le taux de réduction qui met la société sous tension, bien avant le choix de la politique qui le rendra possible ou nécessaire.

Comment ne pas dresser les uns contre les autres ceux qui seront de part et d’autre de cette moyenne qui règlera l’attribution des budgets carbone ? On peut espérer que le caractère absolument vital de ces changements sera perçu suffisamment vite pour que, par le débat, nous soyons capables de dépasser ce risque. Si nous n’arrivons pas à contrôler la dérive climatique, ne risquerions-nous pas de créer les conditions d’une autre confrontation, largement plus terrifiante, qui opposerait ceux qui n’auront plus rien à perdre et ceux qui auront l’illusion de pouvoir sauvegarder encore un mode de vie périmé.

On notera enfin que la notion d’acceptabilité sociale est réductrice. Nous conclurons sur ce sujet en citant Patrick Jolivet, directeur des études socio-économiques à l’ADEME : ”Nous proposons de substituer à « acceptabilité sociale » le triptyque « désirabilité, faisabilité et conditions de réalisation ». Ensemble, ces trois mots renvoient à un champ très ouvert, incluant les valeurs et les intérêts, les contraintes individuelles et collectives ou encore les facteurs pouvant conduire à une meilleure adéquation des projets à la société. Si, comme nous le souhaitons, cette réflexion s’engage, d’autres mots seront peut-être proposés. L’important, c’est d’éviter les simplifications qui appauvrissent les débats”.

Quel cheminement vers l’Allocation Climat ?

Nous nous sommes interrogés sur les conditions qui rendraient possible la mise en œuvre partielle ou globale de l’Allocation Climat et sa possible complémentarité avec les politiques publiques actuelles.

En France la loi Résilience et Climat de 2021 agit à plusieurs niveaux.

Elle oriente la transition énergétique et écologique par des dispositions réglementaires et par des incitations financières dans les domaines de la réparabilité des biens de consommation, de l’urbanisation, du logement, des transports et de la production d’électricité. Elle met en œuvre également des leviers informationnels à travers l’encadrement de la publicité et la délivrance d’informations sur les produits de consommation visant à modifier le comportement des consommateurs (éducation à l’environnement, promotion d’une alimentation moins carnée, promotion de l’usage responsable).

Un secrétariat à la planification écologique a été créé en 2022 qui a pour mission de coordonner et de planifier l’ensemble des actions entre les différents ministères, les collectivités locales et les syndicats professionnels des différentes filières. L’ensemble de ces politiques s’inscrivent dans le cadre de la « Stratégie Nationale Bas Carbone », feuille de route élaborée par le gouvernement en 2020.

De son côté l’UE a émis un paquet de 12 propositions législatives appelé « Fit For 55 » qui vient compléter une politique de quotas amont ciblée sur certains secteurs industriels et architecturée autour des règlements européens SEQE I et II. Ces politiques européennes portent principalement sur la décarbonation progressive de l’offre avec par exemple l’obligation d’achat de quotas par les acteurs de l’industrie lourde (y compris ceux externes à l’UE avec la taxe carbone au frontière) qui pourra se traduire en aval par une augmentation du prix des produits finaux vendus, une taxe carbone indirecte en quelque sorte, à l’instar de celle qui porte sur les combustibles utilisés dans les transports et les bâtiments régis par le règlement SEQE II. Pour tempérer les effets de cette « inflation carbone » un fonds social pour le climat a été créé qui permettra de subventionner les ménages les plus vulnérables dans leur effort d’investissement pour leur logement ou leur moyen de transport. Ce volet redistributif nous paraît limité dans son périmètre, très compliqué à mettre en œuvre et pour l’instant peu transparent.

L’ensemble de ces politiques, tant à l’échelon français qu’européen, vise à décarboner l’économie et à sensibiliser le citoyen aux enjeux liés à sa consommation. La critique qu’on peut porter est qu’elles ne traitent pas de manière globale l’empreinte carbone qui est, rappelons-le, environ le double de nos émissions territoriales. Il nous semble, sur la base de ce constat, légitime d’ouvrir le débat. Tout ceci sera-t-il suffisant pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris ? Nous pensons que non.

Si nous sommes d’accord avec la nécessité de mener sans attendre ces politiques de décarbonation, nous proposons de les accompagner de dispositifs agissant sur la demande afin d’en renforcer l’effet et d’avoir une garantie de résultat vérifiable année par année. Il s’agit pour nous de conjuguer les deux politiques pour que les vertus de chacune permettent d’être plus efficace.

La mise en place d’Allocation Climat nécessiterait au préalable l’adoption par les entreprises et les administrations d’une comptabilité carbone demandant plusieurs années pour être opérationnelle. Sa mise en œuvre sur un périmètre de consommation très large ne peut donc être envisagée immédiatement.

Pour autant des budgets d’émissions individuels pourraient être déclinés sur un périmètre initial réduit et simple à mettre en œuvre comme la consommation de carburant pour le logement et les transports des ménages à la suite d’un achat direct ou indirect (comme des achats de prestations de transports). Cette mise en place, qui viendrait en remplacement du SEQE 2 prévu en 2028, permettrait aux citoyens de se familiariser avec le dispositif et à l’Etat de valider les structures techniques et réglementaires nécessaires.

Nous sommes bien conscients que la mise en place de l’Allocation Climat constitue un défi culturel, politique et économique important aussi son adoption doit être décidée par un processus démocratique fort. Une convention citoyenne pourrait alors se tenir quelques années après la mise en œuvre du dispositif réduit pour étudier la possibilité d’un référendum national qui élargirait le champ d’application à d’autres secteurs de la consommation.

L’Allocation Climat permettrait ainsi d’organiser dans un cadre collectif juste la sobriété de chacun en préservant une certaine liberté d’arbitrage individuel, créant ainsi les conditions d’une sobriété globale de notre société, indispensable pour réussir à terme notre transition.

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Publié le 19 mars 2024

Quotas carbone individuels échangeables : dépasser la controverse, développer en urgence la comptabilité carbone généralisée

La Grande Conversation poursuit ici le débat sur les quotas carbone individuels. Pour piloter la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre, nous devons mettre au point de nouveaux outils. Le débat porte sur le choix des outils les plus efficaces. En préalable, une comptabilité carbone généralisée apparaît comme un besoin essentiel car il nous donnerait le langage commun permettant de coordonner nos efforts individuels et collectifs.
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La revue de Terra Nova, La Grande conversation, a publié une réponse de l’association Allocation climat à mon article : « Quotas carbone individuels échangeables : par-delà l’illusion »1. Si la publication de cette réponse correspond bien à la volonté de la revue de faire vivre le débat, elle soulève quelques questions et incite, au-delà de désaccords persistants, à rechercher un prolongement utile.

Il est tout d’abord nécessaire de revenir sur quelques affirmations portées par l’association Allocation climat lorsqu’elle entend reprendre mes propos, en les déformant quelque peu. Ainsi, et contrairement à ce qu’exprime le texte d’Allocation climat, mon analyse ne réfute pas l’intérêt d’une comptabilité carbone individuelle au motif de la « charge mentale » qu’elle imposerait aux individus, elle ne conteste pas non plus le système d’un marché d’échange de quotas individuels au motif de son coût de mise en œuvre, ni même ne s’oppose à l’idée de rationnement sur la simple raison qu’aucune contrainte ne serait acceptable.

Commentant des positions que je ne tiens pas, Allocation climat contourne ainsi une question essentielle et très concrète soulevée par l’idée de quotas individuels échangeables et élude les problèmes fondamentaux que les réponses à cette question soulèvent à leur tour. Rappelons cette question : Est-il possible de concevoir un marché d’échange de quotas sur lequel ventes et achats seront équilibrés, assurant au particulier que le cours du quota sera prévisible et, à ce cours, de voir ses demandes servies ? Ne pouvant reprendre ici l’ensemble de l’analyse que j’ai pu proposer à partir de ce questionnement, j’encourage le lecteur intéressé par cette controverse à revenir au texte initial. Néanmoins, pour mesurer la profondeur de notre désaccord, un court rappel des conclusions de mon analyse est nécessaire. Cette synthèse peut être formulée en quelques mots comme suit.

En premier lieu, l’idée que le système d’échange de quotas pourrait constituer une garantie d’atteinte des résultats n’est pas seulement une illusion – la décarbonation de notre économie est et restera une aventure humaine. Mais, de plus, conçu sous cet objectif de garantie de résultat, un tel système nous exonérerait collectivement de la nécessité d’une planification pleinement efficace et compromettrait donc celle-ci. Dans ces conditions, le déploiement du principe envisagé reposerait sur l’idée que les individus pourraient se conformer naturellement, automatiquement, au comportement marchand attendu d’eux, indépendamment des conditions matérielles qui leur sont faites. Une telle vision « cybernétique » de l’être humain est non seulement irréelle, elle est humainement vertigineuse…

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Alors, sur le constat d’un désaccord aussi total, quel peut être finalement l’intérêt de ce nouvel échange ? Tentant de répondre à cette question, je suis conduit à formuler un appel et à afficher une conviction nouvelle.

Non sans précautions, je souhaite d’abord encourager ceux qui soutiennent cette idée d’échange de quotas carbone à poursuivre, sans attendre un débat public ultérieur, les démarches leur permettant de vérifier la pertinence de leur approche. En se défiant du risque de ne rechercher inconsciemment que la confirmation de leurs intuitions, ou de considérer qu’eux seuls auraient pris la mesure de l’urgence climatique, ils pourraient multiplier les contacts avec les économistes, les sociologues, les politistes et les philosophes. Nul doute que les avis qu’ils en tireront seront utiles à tous.

Une conviction maintenant. Celle-ci ne s’est imposée dans ma réflexion que progressivement, pour apparaître véritablement à l’occasion de cet échange. N’ayant aucun doute sur la sincérité de ceux avec qui je suis, comme d’autres, en désaccord, je leur dois de m’avoir conduit à considérer que la comptabilité carbone généralisée, qui est la condition de la comptabilité carbone individuelle, n’est pas seulement à portée de main. Elle est également urgente.

Pour nous en convaincre, prenons d’abord un peu de recul sur le sujet développé ici. Nous pouvons reconnaître que les efforts actuels de planification pilotés par le Secrétariat général à la planification (SGPE) sont positifs. Mais dans le même temps, la crise agricole récente, nous rappelle la nécessité d’une planification pleinement démocratique, donc participative, nécessité qui se heurte d’évidence à une complexité immense.

En effet, selon quel processus, en quels lieux, avec quels acteurs peut-on à la fois coordonner un plan d’ensemble, le concevoir et le déployer sectoriellement et à toutes les mailles territoriales, mener les itérations inévitables, ceci démocratiquement, sous la pression de l’urgence, des contraintes extérieures et des oppositions multiples liées aux intérêts menacés ? J’ai pu dans un précédent article proposer quelques principes généraux d’une planification juste et efficace2. Il n’est pas possible ici de les détailler à nouveau mais de plaider pour la mise en œuvre urgente de quelques briques élémentaires qui devraient nous aider très concrètement à mettre en œuvre ces principes.

Alors qu’un accès pour tous à une connaissance de qualité des enjeux écologiques est certainement l’une de ces dispositions les plus essentielles3, la comptabilité carbone généralisée apparaît comme une condition du succès de la transition bas-carbone. Formalisée par un étiquetage de l’empreinte carbone appliqué à l’ensemble des produits et services, cette comptabilité autoriserait en effet à chaque organisation, entreprise, administration, voire à chaque consommateur, de partager la même expérience sensible de sa contribution à l’effort général. Permettant à tous d’adopter un véritable « langage commun », cette comptabilité carbone généralisée favoriserait alors, à tous les niveaux, la mise au point et la conduite de nos plans d’action.

Le développement de cet instrument n’est donc plus seulement possible, il est désormais urgent. Si les conditions de ce développement restent à évaluer complètement, ce n’est plus tant au titre de l’évaluation de sa pertinence qu’à celui de la rapidité de sa mise en œuvre.