Cette note a fait l’objet de nombreux échanges avec mes compagnons du groupe de travail sur l’écologie du Lab de la social-démocratie. Je tiens à remercier tout particulièrement Jean-François Hulot, Laurence Verneuil, Jacques Roger-Machart, Christine Holzbauer, Didier Holleaux, Robert Perrin, Yves Barou et Patrick Vincourt |
Introduction
Les réactions suscitées par cette solution de quotas échangeables révèlent cependant son caractère profondément clivant, les uns jugeant qu’elle garantit l’atteinte de nos objectifs climatiques et fait progresser la justice sociale, les autres la considérant comme une impasse1. Si ce débat est encore resté relativement confidentiel, il soulève néanmoins des questions suffisamment sérieuses pour que l’on s’y intéresse, non seulement pour elles même mais aussi pour ce qu’elles semblent signifier de notre angoisse face à un avenir dont la maîtrise paraît encore nous échapper.
Après un rapide rappel des principes et avantages du système des quotas carbone individuels échangeables, ainsi qu’ils sont présentés par ses promoteurs, nous examinerons les objections fondamentales qu’il soulève, et nous nous interrogerons sur les raisons de la séduction que l’idée semble exercer. Estimant qu’en effet cette solution se présente comme une impasse, nous confirmerons ou préciserons, à partir de cette analyse, quelques orientations générales à donner à l’action pour le climat. Nous verrons alors que la « Comptabilité carbone généralisée », peut être justifiée pour elle-même et non seulement comme une condition de la comptabilité carbone individuelle dont le débouché peut encore être laissé au débat. Cette « Comptabilité carbone généralisée » pourra alors être considérée comme l’un des instruments qui nous manquent dans la mise en œuvre d’une planification écologique, démocratique et sociale dont le travail de définition devrait désormais dépasser les généralités.
1. Principes des « quotas carbone individuels échangeables »
Alors que ceux2 qui soutiennent la solution des « quotas carbone individuels échangeables » entretiennent, probablement involontairement, la confusion en la désignant le plus souvent sous le terme de « compte carbone individuel », il est d’emblée nécessaire de distinguer soigneusement le principe d’une comptabilité de l’empreinte carbone individuelle et l’usage qui peut en être fait par un système de quotas individuels échangeables. Commençons donc par bien cerner ces deux sujets.
La comptabilité de l’empreinte carbone individuelle, se matérialisant par la tenue d’un « compte carbone individuel », consiste à cumuler automatiquement, sur une période, par exemple une année, l’empreinte carbone des achats réalisés par une personne physique (en unité de masse de CO2eq). Elle repose ainsi sur l’étiquetage de l’empreinte carbone des biens et services acquis, de consommation courante comme d’investissement. Cette comptabilité est en cela très différente des estimations proposées par des logiciels utilisés dans le cadre de démarches de sensibilisation (comme myCO2 ou Carbo) permettant à chacun d’approcher son empreinte carbone. Cette estimation repose sur un calcul à partir de la saisie de données plus ou moins détaillées caractérisant son mode de vie, et de règles de calcul plus ou moins transparentes. L’étiquetage de l’empreinte carbone des produits échangés s’appuie, lui, sur une comptabilité carbone « généralisée » dans toutes les entreprises, de la plus petite à la plus grande, répercutant dans leurs ventes l’empreinte carbone de tous leurs intrants. Il s’agit là d’une véritable double comptabilité, en parallèle de la comptabilité monétaire, visant l’objectif d’un résultat carbone nul sur un exercice comptable. Nous reviendrons plus loin sur les questions que peut soulever techniquement la mise en place d’un tel système. Mais, par la description que nous venons d’offrir, le « compte carbone individuel » ne comporte en soi, pour les particuliers, ni caractère obligatoire ni objectif de résultat annuel. C’est juste un système de comptage. Mais une fois mis en œuvre, on peut alors envisager de l’utiliser de différentes manières, par exemple par le « système de quotas carbone individuels échangeables » qui est l’objet de départ de la présente analyse. Il faut donc insister sur le fait que le « compte carbone individuel », que l’on peut concevoir pour une utilisation différente, ne recouvre pas, par nature, le système de quotas individuels.
De son côté, le « système de quotas carbone individuels échangeables », ainsi que conçu par ses promoteurs, peut être défini ainsi : Il s’appuie d’abord sur l’attribution, chaque année, à chaque individu d’un quota d’empreinte carbone. Cette attribution est assurée par une autorité régulatrice de façon égalitaire entre tous les individus3. Une fois son quota carbone éventuellement épuisé, en cours d’année, un consommateur ne peut plus acheter de bien ou service, sauf à avoir acheté des quotas sur un marché d’échange sur lequel ceux qui le peuvent mettent une partie de leurs quotas carbone en vente. Le nombre total des quotas distribués annuellement à la population est réduit année après année par l’autorité régulatrice suivant le rythme de réduction des émissions de GES attendu. Plusieurs modalités de fixation du prix du quota carbone sur le marché d’échange sont envisagées : soit librement par le « rapport entre l’offre et la demande », soit par l’autorité régulatrice, soit de façon plus sophistiquée (voir le rapport de faisabilité de l’association Allocation climat).
2. Arguments présentés en faveur du « système de quotas carbone individuels échangeables »
Sont présentés rapidement ici ces arguments, sans discussion de leur pertinence qui sera abordée ensuite.
« Le système de quotas individuels échangeables garantit l’atteinte de l’objectif annuel d’empreinte carbone nationale »
Par construction, l’empreinte carbone de la Nation, hors empreinte carbone des administrations publiques4, réalisée sur l’année est plafonnée par les quantités de quotas attribués individuellement dans la mesure où la consommation de biens et services d’un individu est bloquée lorsque les quotas dont il dispose sont épuisés. Il suffit donc de distribuer une quantité de quotas carbone correspondant à l’objectif annuel convenu nationalement pour que celui-ci soit automatiquement respecté. La logique qui s’applique est celle du rationnement.
« Le compte carbone est socialement juste »
Le caractère socialement juste du « système de quotas individuels échangeables » est explicité ainsi :
D’une part, la répartition des quotas est assurée de manière strictement égalitaire entre les individus, sans distinction d’aucune sorte (niveau de revenu ou lieu de résidence, par exemple)
D’autre part, l’empreinte carbone moyenne des individus d’une même classe de revenus étant pratiquement une fonction croissante du revenu, la possibilité pour les plus pauvres de vendre aux plus riches les quotas carbone qu’ils n’ont pas eu besoin de consommer leur assure un complément de revenu. Ce système est ainsi jugé socialement juste.
3. Discussion
Derrière l’apparence de la simplicité du système de quotas individuels échangeables et de la force des arguments présentés en sa faveur (garantie de l’atteinte de l’objectif de réduction des émissions de GES, rationnement équitable et justice sociale), ce dispositif pose de nombreuses questions, sinon des objections lourdes. Cette discussion se limite dans ce chapitre au système de quotas et non à la comptabilité carbone individuelle, impliquant une comptabilité carbone généralisée dans les entreprises, sur laquelle nous reviendrons plus loin car elle mérite un examen spécifique.
Les difficultés soulevées par le système d’échange de quotas individuels peuvent être explicitées comme suit.
3.1 Complexité de la mise en œuvre pratique d’un système d’échanges de quotas individuels
Le fonctionnement d’un système d’échange de quotas individuels pose une question essentielle de maîtrise du prix d’échange des quotas évoluant librement au gré des variations de l’offre des vendeurs et de la demande des acheteurs5. Quelle que soit la compréhension que chacun de nous peut avoir développée du fonctionnement des marchés nous savons tous à quel point l’incertitude sur les prix futurs peut perturber nos prises de décisions. A moins donc de nous en remettre à la chance ou d’envisager de passer une bonne partie de notre temps libre (ou de payer quelqu’un pour cela) pour tenter d’anticiper le sens dans lequel le prix du quota carbone a les meilleures chances d’évoluer, il est fortement probable que nous serons en majorité en attente de règles de fonctionnement de ce marché nous assurant de ne pas avoir à nous préoccuper du bon moment pour vendre ou acheter nos quotas.
Cette difficulté est si bien comprise des promoteurs du système d’échanges de quotas individuels réunis au sein de l’association Allocation climat, qu’ils ont consacré un travail très significatif à envisager un fonctionnement de ce système qui soit apte à assurer cette visibilité minimale. Il n’est pas question ici d’en détailler tous les aspects et nous renvoyons à ces travaux qui illustrent bien la difficulté de la question. Allocation climat envisage trois solutions : le « prix libre » (résultant du rapport entre offre et demande), le « prix régulé unique » (déterminé par une autorité pour une période), le « prix avec une pénalité variable » (le prix, libre ou régulé, est complété d’une pénalité appliquée au-delà d’un certain volume de quotas consommés sur l’année). Sans trancher, l’association Allocation climat exprime une préférence pour ce dernier principe.
L’économiste Antonin Pottier6 juge quant à lui, au terme d’une analyse des différentes possibilités de fixation du prix d’échange, que « garder le marché au cœur de la carte carbone la priverait d’une bonne part de son caractère équitable ». Il évoque l’alternative à prix fixe pour en exposer immédiatement la difficulté : en dessous d’un certain niveau de prix les demandes d’achat excèderont les propositions de vente et au-dessus d’un certain niveau de prix les propositions de vente excèderont les demandes d’achat. Dans une telle situation, les premiers arrivés, dans le premier cas parmi les acheteurs, dans le second parmi les vendeurs, seront servis et les derniers ne le seront pas. A l’usage, ce système risque fort d’être rapidement considéré comme injuste au point d’être abandonné au profit d’un système où toutes les demandes sont servies. Dans ce cas, conclut Antonin Pottier, « Cela revient à reproduire le fonctionnement de la taxe carbone avec des transferts forfaitaires ». Les quantités sont alors régulées par le prix, et non plus le prix par les quantités.
On est donc confronté au dilemme suivant. Soit on privilégie la simplicité du prix fixe en rompant avec le principe même de rationnement et donc des quotas, soit on cherche à tout prix à respecter le principe de l’échange de quotas, en continuant à rechercher une solution acceptable de « prix libre » mais avec le risque de ne jamais aboutir. Il n’est en effet pas certain que les expériences en cours, comme celles du Système européen des quotas d’émission ou du marché européen de l’électricité, soient de nature à rassurer pleinement nos concitoyens et à les convaincre de confier à des experts la définition de modalités qu’ils seront nombreux à ne pas comprendre.
Par la suite de notre analyse, et retenant l’argumentation d’A. Pottier, nous considérons que le système d’échange de quotas est par principe associé à un marché sur lequel la confrontation de l’offre et de la demande détermine le prix d’échange.
3.2 Une garantie de résultat incertaine
L’argument de la garantie de résultat est au cœur des justifications apportées par les promoteurs de la solution. Sur le plan théorique, l’argument est imparable. La puissance publique distribue annuellement une quantité de quotas fixée par l’objectif d’empreinte carbone de la France (hors APU) et les achats sont bloqués lorsque ces quotas sont atteints. Ils ne peuvent pas être dépassés, l’objectif est nécessairement atteint.
Énoncé aussi simplement, un tel schéma repose sur l’idée que les individus peuvent non seulement agir pour réduire leur consommation de biens et services, par une démarche de sobriété, mais aussi que les entreprises, alors soumises à un régime de « concurrence carbone », seront incitées à réduire l’empreinte carbone de leurs produits. Cela est juste mais néglige que la capacité des consommateurs comme des entreprises à agir repose également sur l’efficacité des actions menées par la collectivité qui ne se réduisent pas à la seule réglementation. On pense évidemment aux investissements publics dans les infrastructures, par exemple dans l’énergie ou les mobilités. Il y a bien d’autres champs absolument essentiels pour l’action publique comme la formation professionnelle, le soutien à la recherche et au développement, la sécurisation des approvisionnements en ressources nécessaires à la transition, etc…
Même à supposer qu’au terme d’un processus démocratique exemplaire, un large consensus se soit formé pour mettre en place un tel système d’échanges quotas individuels, que peut-on supposer de ce qu’il se passera si la collectivité ne mène pas les actions nécessaires ? Il est certain que le consensus initial s’érodera jusqu’à ce que le système devienne socialement insoutenable, à moins que la collectivité n’ait trouvé entre temps les moyens de retrouver la confiance de la population. On voit donc bien que l’atteinte des objectifs climatiques supposément offerte par le système de quotas individuels échangeables repose d’abord sur une planification de l’action publique pour le climat efficace. Un tel système n’apporte donc en rien une « garantie de résultat », c’est-à-dire une condition suffisante de l’atteinte de nos objectifs. En revanche on perçoit bien le risque qu’un tel système de « pilotage automatique » introduit en facilitant l’inaction d’un pouvoir incapable de mener une politique publique efficace et emportant l’adhésion du plus grand nombre.
Alors que la question, dont la résolution n’apparaît pas encore clairement, est bien celle de la définition de cette planification écologique efficace, le système des quotas carbone individuels échangeables apparaît au mieux comme une disposition complémentaire, mais certainement pas comme une garantie durable de respect de la trajectoire de décarbonation.
3.3 Une conception contestable de la justice sociale
Comme exposé précédemment, le second argument fort présenté en faveur du système de quotas carbone individuels échangeables est celui de la justice sociale, assurée par la redistribution des revenus qu’il opère.
Cet argument est contestable pour plusieurs raisons.
La première raison concerne la « qualité » de la redistribution que le système proposé assure. Le poids croissant des investissements nécessaires aux politiques d’atténuation, d’adaptation et aux actions de réparation des dégâts occasionnés, aggrave bien la question de la répartition des revenus. Mais on doit se demander si c’est bien par l’addition d’une nouvelle disposition redistributive, s’ajoutant à un ensemble de dispositions fiscales et sociales d’une complexité telle que nos concitoyens ne s’y retrouvent plus, que l’on va contribuer à l’enjeu de la juste répartition des richesses. Par ailleurs la redistribution promise comporte deux défauts importants. D’une part, si le cours du quota est laissé libre, le montant de cette redistribution est incertain et, d’autre part, le volume d’échange de quotas devant s’amenuiser d’année en année, elle n’est par nature pas pérenne. Au regard de ces deux critères, la redistribution apportée peut difficilement être rangée parmi les mesures de justice sociale.7
Plus fondamentalement, le système de quotas envisagé questionne notre conception de la justice sociale. Alors que celle-ci repose historiquement sur l’attribution à chacun d’un ensemble de droits que notre solidarité collective garantit, un tel système introduirait la possibilité pour chacun d’aliéner certains droits contre rémunération. Dans un propos assez grinçant, Jean-Marie Harribey8 trouve des mots très justes pour souligner le risque d’une telle innovation, rappelant par ailleurs ce que nous avons abordé plus haut sur l’indispensable action publique : « Si (…) le rationnement (…) est aussi efficace écologiquement et juste socialement, pourquoi ne pas étendre le principe à tous les sujets pour lesquels se posent un problème de répartition ? Prenons deux exemples. Les émissions de carbone ne sont pas le seul problème à résoudre. Faudrait-il instaurer une carte eau : ceux qui n’ont pas accès à l’eau potable (…) vendraient leur quotas à ceux qui se rafraichissent dans leur piscine ? Mais qui construirait les réseaux d’adduction d’eau potable, rendant ainsi possible l’institution d’un bien commun ? L’individualisation des solutions dispenserait-elle des politiques publiques ? Autre exemple : une carte vitale santé dont chaque individu pourrait monnayer ses droits, liquider ses droits ? Je n’y vois plus mais je manque d’argent, donc je vends mes droits à lunettes ? Et mes dents ? ». Nous pourrions ainsi prolonger le propos à toutes sortes de droits garantissant la satisfaction de besoins essentiels, menacés par une équation budgétaire de plus en plus difficile à équilibrer.
Nous devons donc nous inquiéter de l’effet corrupteur d’un système de quotas carbone individuels sur les principes qui fondent notre pacte social. Dans notre monde où la justice sociale, en perpétuel travail, s’établit au travers de relations de gratuité et de solidarité, nous prendrions le risque majeur de lui substituer progressivement une vision radicalement opposée. Un monde où les droits, y compris les plus élémentaires, et au motif de contraintes croissantes, seraient distribués à chaque individu sous forme d’un capital qu’il lui reviendrait, par des rapports de marché avec ses semblables, de gérer aussi habilement que possible. Nous emprunterions, par une curieuse ironie de l’histoire, la pente glissante de la vision proprement vertigineuse que défendait Margaret Thatcher en 1987, dans des conditions certes très différentes, déclarant : « There is no such thing as society »9
3.4 Une mise sous tension de la société difficilement concevable
Nous venons de présenter le risque que fait peser le système envisagé sur notre modèle social en l’abordant sous l’angle de la justice sociale, définie comme notre manière de garantir à tous des conditions d’existence dignes. Mais nous pouvons également l’aborder un peu différemment, sous l’angle de la « mise sous tension » du corps social qu’occasionnerait un tel système, jusqu’à en compromettre la mise en œuvre par la voie démocratique.
Cette question résulte de l’incertitude dans laquelle le système de quotas place, non seulement ceux qui en seraient « bénéficiaires », mais aussi tous ceux dont l’empreinte carbone se situerait au-dessus du quota alloué. La première incertitude pour ceux-ci est de n’être jamais certain de trouver, à chaque instant, la quantité de quotas dont ils auraient besoin, et cela pour deux raisons : soit du fait de progrès insuffisants de l’action publique, soit parce que rien ne garantit que les vendeurs potentiels de quotas les cèderaient en totalité. Ce volume de quotas « échoués » ne pourra jamais être parfaitement anticipé par la puissance publique et de plus, il ne peut être exclu qu’en cas de tension sociale forte et en guise de protestation, une partie des vendeurs conservent leurs quotas au-delà de ce qu’ils auraient fait habituellement. La seconde incertitude tient à la volatilité potentielle du cours du quota, comme nous l’avons déjà évoqué.
Relevons d’abord qu’il est probablement erroné de penser que le niveau d’exposition à cette incertitude, si tant est que l’on sache la mesurer, augmentera avec le niveau de revenu. La répartition de l’empreinte carbone individuelle au sein d’un même niveau de revenus est telle que se situent dans pratiquement tous les niveaux de revenus des personnes en situation de vouloir acheter des quotas. En revanche, il n’est pas déraisonnable de penser que les plus fortunés ne seront pas ceux qui auront le plus de mal à se prémunir de cette incertitude. Ils auront, plus que d’autres, la capacité à agir en fonction de l’évolution du marché d’échanges de quotas et à obtenir les augmentations de revenus nécessaires à l’achat des quotas qui leur manqueraient.10
Aussi, alors que ces plus fortunés réussiront très probablement à se protéger, nous aurons créé les conditions d’une nouvelle fragmentation de la société entre les plus sobres jugés vertueux que « le marché remerciera », parmi lesquels les plus fragiles le seront encore plus, et tous les autres à qui il sera signifié qu’ils peuvent bien payer d’incertitude leur comportement coupable. Alors que l’un des enjeux majeurs de l’action pour le climat est de réussir à entraîner la société dans un mouvement d’ensemble cohérent, en associant chacun, d’où qu’il parte, la nature coercitive du système des quotas et l’incertitude qui lui est associée introduisent au contraire le risque d’hystériser un peu plus la société.
Il ressort de cette analyse que la mise en place d’un tel système constituerait un défi éthique et démocratique insurmontable. En effet, le niveau et la nature de la contrainte exercée sont telles que seule son adoption unanime serait acceptable, cette condition la rendant d’évidence inaccessible.
3.5 Que conclure de ces objections ?
A la lumière de cette analyse, il apparaît que, même conçue avec les meilleures intentions, la solution des quotas carbone individuels échangeables apparaît comme une impasse. Pour autant, nous aurions tort de l’écarter trop vivement, sans nous interroger sur les raisons expliquant son pouvoir de séduction. Soutenu par des collectifs et associations dont la sincérité ne fait aucun doute, ce système de quotas semble en effet plonger ses racines dans une forme de découragement, sinon de désespoir, devant la lenteur des progrès réalisés par l’action climatique.
C’est pourquoi, et si nous ne pouvons croire en cette solution des quotas carbone individuels échangeables, notre opposition nous oblige à démontrer que des solutions peuvent être trouvées en réponse aux deux impératifs qui ressortent de l’analyse proposée.
Le premier impératif est celui de l’efficacité de l’action publique. Nous avons vu que l’illusion de la garantie de résultat des quotas échangeables s’appuie sur l’affirmation, que l’on ne peut contredire, que l’action publique n’a pas démontré sa capacité à nous mettre sur la voie de la neutralité carbone. Si la création du Secrétariat général à la planification constitue un progrès indéniable, nous sommes encore loin d’une mise en œuvre pleine des principes d’une planification démocratique et sociale efficace11. La participation, la délibération, la transparence des processus sont identifiées comme conditions de l’élaboration d’un plan mobilisant la société dans les mutations qu’elle doit accomplir. La capacité des pouvoirs publics à rendre compte à étapes régulières, à reconnaître les écarts à l’objectif et construire démocratiquement les actions correctives est également reconnue comme condition de la réussite. Mais au-delà de ces généralités, il nous revient encore de les traduire collectivement en modalités concrètes et convaincantes.
Le second impératif est celui de la justice sociale. Nous partageons de façon croissante l’intuition, sinon la conviction, que la mutation écologique pose un défi à notre capacité à garantir pour tous, chez nous et au-delà de nos frontières, des conditions d’existence dignes. Alors que la probabilité de ne pas pouvoir compter sur une croissance soutenue se pose à nous12, il est largement temps de cesser d’alimenter cette dispute désolante croissance/décroissance pour nous concentrer sur les véritables questions. La première de ces questions est certainement celle précédemment abordée, c’est-à-dire celle d’une planification démocratique et sociale dessinant, après identification des contraintes auxquelles nous devons apprendre à consentir, les chemins de la « meilleure prospérité ». Mais aussi, et pour surmonter les tentations d’une justice sociale expéditive dont témoigne l’idée de quotas individuels échangeables, il s’agit de refonder clairement les principes d’une répartition juste inconditionnelle des revenus et d’un accès préservé pour chacun aux biens et services essentiels.13
Mais, alors que notre propos de départ était de discuter le système de quotas carbone individuels échangeables, il paraît utile d’aller un peu plus loin encore. En effet, et de manière très pragmatique, on peut s’intéresser au préalable qu’il suppose, à savoir l’affichage de l’empreinte carbone des biens et services. Si on peut déplorer que les propositions autour des quotas individuels échangeables aient, d’une certaine manière, placé au second plan ce sujet de la comptabilité carbone, on peut aussi estimer qu’elles l’ont tout de même fait progresser, au point qu’il soit possible de la considérer de plus près. C’est par un examen rapide de cette question que nous poursuivons notre analyse avant de conclure.
4. Retour sur la comptabilité carbone généralisée
Les principes de la « comptabilité carbone individuelle » ont été succinctement décrits en 2. Avant de nous intéresser à ce concept et à ses applications potentielles, rappelons qu’il repose sur une « comptabilité carbone généralisée » dans les entreprises. De la même manière qu’une entreprise élabore le prix de vente de ses produits en y répercutant ses charges, mais à la différence que la comptabilité carbone de l’entreprise doit viser une marge nulle de son « compte d’exploitation carbone », cette comptabilité établit l’empreinte carbone à afficher sur chacune de ses ventes, en répartissant l’empreinte carbone de ses achats et de ses émissions propres (dites encore émissions directes).
L’analyse de cette comptabilité carbone généralisée proposée ici est propre à l’auteur tout en s’appuyant sur un rapport récent et beaucoup plus complet établi par François Meunier pour l’institut Messine, publié en juin 2023 : « La comptabilité carbone généralisée – un décompte carbone fait au niveau des produits ». Il faut également souligner le travail réalisé sur ce même thème par le collectif Carbone sur factures14. Aux Etats Unis, l’universitaire Robert S. Kaplan y travaille également au travers de l’initiative Accounting for climate change.
S’il ressort que cette comptabilité carbone généralisée dans les entreprises ne pose pas de difficulté conceptuelle, sa mise en œuvre ne peut être immédiate et suppose de satisfaire quelques conditions, dont nous relevons ici celles qui nous paraissent les plus fortes. La première de ces conditions est de connaître l’empreinte carbone des importations, y compris intra-européennes, ce qui suppose soit que l’exportateur affiche l’empreinte carbone de son produit, établie suivant des règles admises par notre administration, soit que l’administration en établisse une estimation. La deuxième difficulté tient au fait que l’empreinte carbone d’un produit n’est pas seulement la somme des empreintes carbone de ses composants mais qu’elle comporte aussi l’empreinte carbone de ses investissements (plus tous ses « frais généraux »). Si l’empreinte carbone des investissements peut ou doit être amortie (pour les plus importants au regard du chiffre d’affaires de l’entreprise), alors cela nécessite de rattraper suivant des règles à établir tous les investissements antérieurs à la mise en place de la comptabilité. Une troisième difficulté tient à la nécessité que la comptabilité soit juste. Même si l’affichage de l’empreinte carbone peut n’être qu’informative, cette information ne doit pouvoir être suspectée d’erreur ou de tromperie. Enfin, le système ne tient totalement que si toutes les entreprises y sont soumises, y compris le petit commerçant ou l’artisan. Si aucune de ces difficultés n’est réellement rédhibitoire, elles posent la question du temps et du coût nécessaires à sa mise en œuvre, pour les entreprises d’une part, pour l’administration d’autre part. Nous n’avons pas réussi à identifier une évaluation convaincante de ces questions. Les échanges à ce propos restent trop largement des expressions de conviction, les uns pensant que les difficultés sont mineures, les autres pensant l’exact contraire…
Pour en venir à l’intérêt de cette comptabilité carbone généralisée, avant même de l’envisager comme condition du « compte carbone individuel », nous pouvons considérer que cette comptabilité comporte en elle-même plusieurs avantages. Elle généralise à toutes les entreprises la comptabilité carbone, ne cantonnant plus celle-ci aux plus grandes. Se présentant comme le « miroir carbone » de la comptabilité financière des achats et ventes, elle est plus rigoureuse (plus « intégrée ») et plus réactive que la méthode du Bilan carbone®, support indispensable à la définition de la politique de décarbonation de l’entreprise et à la communication des résultats de cette politique à ses clients et investisseurs15. Enfin, l’affichage systématique de l’empreinte carbone des produits, tout au long de la chaîne de production de valeur de l’extraction de ressources à la commercialisation des produits finaux, crée les conditions d’une « concurrence carbone » objective. Sur un plan « macro », à condition de soumettre les entreprises de production de biens et services de consommation finale à l’obligation de déclaration de l’empreinte carbone de leurs ventes, la comptabilité carbone généralisée permet de reconstruire l’empreinte carbone par famille de produits. Cette mesure peut alors devenir un support dynamique et réactif dans l’élaboration et le suivi des plans d’action sectoriels orchestrés par les pouvoirs publics.
Pour les administrations publiques16, la mise en place de la comptabilité carbone généralisée dans les entreprises leur autorise une comptabilité analogue, mais bien sûr sans ventilation de leur empreinte carbone sur les ventes qui, ici, n’existent pas. Si aujourd’hui l’obligation du Bilan Carbone® s’applique aux plus grosses administrations, la tenue d’une comptabilité carbone peut alors être généralisée, y compris aux plus petites collectivités, permettant ainsi à ces organisations de suivre l’effet de leurs politiques de décarbonation.17
Pour le particulier, cette comptabilité carbone généralisée comporte également des avantages déterminants. Le « particulier-citoyen » dispose de l’information régulière de l’évolution de l’empreinte carbone des administrations publiques, dont celle de sa collectivité, lui permettant ainsi d’être plus étroitement associé au suivi des objectifs. Cela est également vrai par secteur de production de biens et services de consommation lui permettant de vérifier l’efficacité des efforts de planification entrepris collectivement. Enfin, une fois la comptabilité carbone généralisée mise en place pour toutes les entreprises, il sera possible au « particulier-consommateur » d’orienter ses choix en matière de consommation et de consolider son « compte carbone individuel ».
On voit donc qu’à bien des égards, la comptabilité carbone généralisée peut se justifier par elle-même, à la condition et avant de le conclure, d’en évaluer plus précisément les conditions de déploiement.
Si on peut envisager que cette justification sera suffisante pour déployer cette comptabilité, certains vont plus loin en envisageant de l’utiliser pour mettre en place une « Taxe sur le carbone ajouté » (TCA)18. Sous réserve de bonne compréhension de cette TCA, celle-ci se substituerait à la taxe carbone (ou composante carbone) et remplirait une fonction similaire de signal-prix, à une différence essentielle cependant, qu’elle s’appliquerait sur toutes les importations, y compris intracommunautaires (avec une correction liée aux taxations effectuées dans le pays d’origine). En cela elle répondrait au risque de « fuite de carbone » introduit par à une taxation du carbone en France plus lourde que dans d’autres pays, y compris à l’intérieur de l’Europe. Cela permettrait ainsi à la France d’aller plus vite dans la taxation du carbone que le reste de l’Europe tout en limitant les risques de distorsion de concurrence.
Une option à cette TCA serait de fiscaliser le carbone ajouté, non pas tout au long de la chaîne de production, mais au point final c’est-à-dire sur le consommateur sur la base de son empreinte carbone annuelle. Un barème progressif pourrait être alors défini, avec une valeur basse voie nulle pour les faibles empreintes carbones, et très fort pour les plus hautes. Inutile de dire que cette perspective est probablement assez lointaine… On touche là le débat difficile et souvent passionnel de la fiscalité carbone qui dépasse largement le cadre de cette note. Celui-ci ne devrait pas nous dévier de l’objectif d’une évaluation robuste des conditions de mise en œuvre de la « comptabilité carbone généralisée », justifiable par elle-même sans besoin de recourir à sa fiscalisation.
Conclusion
En synthèse de l’analyse présentée, nous proposons de retenir les conclusions suivantes :
1 – Le principe d’un système de quotas carbone individuels échangeables rencontre des objections beaucoup trop lourdes pour être jugé prometteur.
2 – Les arguments sur lesquels cette idée s’appuie nous obligent à accélérer la définition d’une méthode de planification écologique démocratique et sociale convaincante. Nous appuyant sur des principes généraux partagés, il est désormais urgent de définir des modalités institutionnelles concrètes aptes à répondre aux enjeux.
3 – Dans ce contexte, la Comptabilité carbone généralisée, basée sur l’étiquetage obligatoire de l’empreinte carbone des produits, apparaît comme un instrument de pilotage indispensable dans la conduite des stratégies climat des organisations (collectivités, administrations, entreprises) et donc dans le cadre de la planification générale. L’évaluation des conditions de sa faisabilité devrait être accélérée. Les acteurs agissant en faveur de ce dispositif doivent être encouragés.
4 – Un débouché naturel de la Comptabilité carbone généralisée, si elle devait être déployée, est le Compte carbone individuel auquel il pourrait être offert à chacun d’adhérer. Si la mise en place de la Comptabilité carbone généralisée est la condition essentielle de ce déploiement, le Compte carbone individuel comporte des particularités propres dont l’évaluation doit se poursuivre.
5 – Les perspectives en matière de fiscalité carbone que pourraient offrir la Comptabilité carbone généralisée et le compte carbone individuel restent à évaluer.
- Sans viser l’exhaustivité, peuvent être cités sur l’année 2023 les médias suivants : lesechos.fr en janvier, lejournal.info en février, philomag.com en mars, l’infolettre « Chaleur humaine » lemonde.fr en avril, Arte.tv en juin.
- En France : L’alliance compte carbone et l’association Allocation climat
- Pour être plus exact, cette distribution est égalitaire entre les « unités de consommation », suivant la définition de l’INSEE, afin de tenir compte de la composition du ménage. Au sein d’un ménage, le deuxième adulte vaut la moitié du premier, de même que les enfants de plus de 14 ans. Les plus jeunes enfants comptent pour 0,3.
- Et Institutions sans but lucratif au service des ménages (ISBLSM)
- L’ampleur des variations peut être amplifiée par les phénomènes de spéculation.
- Antonin Pottier « Carte carbone : les arguments pour en débattre » - Revue d’économie politique - Décembre 2021
- Une autre objection au caractère juste de la redistribution offerte par le système envisagé tient dans la forte disparité de l’empreinte carbone entre ménages d’une même classe de revenu. (Voir Pottier). Cette objection est cependant proche de celle que l’on pourrait formuler à l’égard d’une mesure de compensation de la taxe carbone elle-même reconnue comme régressive (chèque vert).
- Jean-Marie Harribey – Août 2020 – « La canicule échauffe les esprits économicistes » - Blog sur d’Alternatives économiques
- « La société, ça n’existe pas »
- En outre les plus fortunés auront plus que les autres la capacité de se rendre à l’étranger pour acheter les produits de leur choix. On ne voit pas quelle loi, quel traité, quelle constitution pourrait empêcher cela.
- Voir le rapport de France Stratégie « Soutenabilité ! Orchestrer et planifier l’action publique » - mai 2022, ou plus modestement la note de B. Cogné dans La Grande Conversation « Climat : la planification au défi de l’urgence » - octobre 2022
- Voir le récent rapport de France Stratégie – Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz « Les incidences économiques de l’action pour le climat » - mai 2023
- En d’autres termes, il s’agit de mettre en application la « théorie du donut » proposée par Kate Raworth, invitant à envisager notre développement en le situant entre un « plancher social » et un « plafond environnemental ».
- https://carbones-factures.org/
- Si nous soulignons que l’évaluation de la CGG reste à réaliser, cette rationalisation de la comptabilité carbone des entreprises soumises au Bilan carbone® est un point positif
- Nous mettons de côté, à ce stade, les Institutions sans but lucratif au service des ménages (ISBLSM)
- Les stratégies des collectivités sont formalisées par les Schémas régionaux d’aménagement de développement durable et d’égalité des territoires (Sraddet) pour le régions, et par les Plans climat air énergie territoriaux (PCAET) pour les EPCI.
- Cette idée de TCA est mentionnée dans la proposition de « Programme fondamental social-démocrate » – Lab de la social-démocratie – octobre 2023