L’habitat n’est pas seulement un besoin fonctionnel : c’est un imaginaire, un projet, un désir. Beaucoup aspirent à devenir propriétaires pour bâtir, avec le temps, un nid qui leur ressemble. Or la France est faite d’une mosaïque de lieux — villes moyennes, villages, franges rurales, quartiers anciens — où dorment des milliers de bâtiments qui n’attendent qu’une présence, un geste, un soin.
Réinvestir ces espaces, même partiellement, c’est activer une écologie profonde : une écologie du réemploi, du déjà-là, de la transformation progressive. Dans l’esprit de l’architecture vernaculaire — qui valorise l’adaptation au milieu —, cela revient à privilégier une réhabilitation au cas par cas, à prendre soin d’un patrimoine au fil du temps, à prévenir sa dégradation.
Un changement profond des modes de vie
Depuis plusieurs décennies, nos modes de vie se transforment sous l’effet de la porosité croissante entre temps personnels et professionnels, du télétravail, et de l’éclatement des mobilités. Nous ne vivons plus dans un seul espace ; nos vies se structurent désormais autour d’espaces-temps multiples, parfois imbriqués, parfois alternés : lieux de travail changeant, missions temporaires, lieux de repos, colocation, location courte durée, partage de résidences…
Le dédoublement de la résidence s’impose comme un fait, ni marginal, ni seulement affaire de classes aisées. Les outils numériques facilitent la gestion, la location ponctuelle ou le partage (plateformes ou copropriétés d’usage, locations courtes).
Dans un contexte où l’activité professionnelle est plus incertaine, un dédoublement spatial répond aussi à une logique paradoxale mais féconde : pour être mobile, il faut un point d’ancrage.
Un déséquilibre territorial devenu structurel
Le second constat est d’ordre territorial.
D’un côté, les zones tendues – principalement les métropoles – manquent de logements. Les biens y sont rares, chers, souvent petits. La difficulté à se loger freine la mobilité – donc l’activité économique.
De l’autre côté, une grande partie du territoire dispose d’un parc bâti abondant, sous-utilisé, parfois en déshérence : petites villes accessibles en train, villes moyennes à 1h–2h30 d’une ou de plusieurs métropoles, campagnes proches. Des centaines de milliers de logements sont vacants, parfois vétustes, souvent peu attractifs pour une installation à l’année mais parfaitement adaptés à un usage partiel : week-ends, vacances, séjours réguliers ou saisonniers.
Réconcilier ces deux réalités plutôt que les opposer devient un enjeu majeur.
Changer de paradigme : accepter l’idée d’une double résidence
La politique du logement repose sur l’idée que tous doivent disposer d’un logement répondant à des exigences réglementaires toujours plus élevées, objectif qui se heurte à de nombreuses difficultés, en particulier le fait que l’activité économique continue de se concentrer dans les métropoles, où la place manque et où des territoires déjà pleins se densifient encore, tandis qu’à proximité, des zones sous-peuplées se vident davantage.
Et si, pour tenter de lever ces obstacles, on encourageait la multi-résidentialité, en particulier pour les ménages modestes ou intermédiaires ? Le modèle deviendrait naturel :
– locataire d’un petit logement en métropole (souvent proche du travail, flexible)
– propriétaire d’un bien abordable dans une ville moyenne, une petite ville ou une zone rurale. Même s’il s’agit d’un bien ancien mal isolé — voire d’une passoire thermique —, cet habitat reste viable sans surconsommation plus de 6 mois par an (quand il ne fait pas trop froid). Son appropriation et son usage temporaire entrainera naturellement une envie de rénovation progressive, de réhabilitation et d’amélioration.
Ce modèle s’inscrit dans la continuité de formes populaires de double ancrage déjà présentes dans différentes cultures : les cabins nord-américains utilisés comme lieux saisonniers, la datcha dans son usage soviétique — modeste et largement répandue —, les cabanons provençaux, les cottages britanniques ou encore les petites maisons familiales de village. À cela s’ajoute l’image du jardin ouvrier, espace séparé du logement mais qui incarne parfaitement cette idée d’un second lieu où l’on retrouve le temps de respirer, planter, bricoler, transmettre et partager.
Tous ont un point commun : ce sont des lieux simples, modestes, où l’on revient pour se ressourcer, se rassembler, « cultiver son jardin ». La France pourrait retrouver cette intelligence populaire du deuxième lieu, non comme un signe de luxe, mais comme un levier de solidarité territoriale.
Les bénéfices d’une politique de “double ancrage”
Soutenir l’achat de biens dans les territoires non métropolitains – hors zones touristiques saturées – aurait de multiples effets positifs :
- Répondre au désir de propriété d’une partie de la population exclue des marchés métropolitains.
- Revitaliser le patrimoine bâti en incitant une rénovation progressive, écologique, et continue. Favoriser le “système D” où les habitants rénovent eux-mêmes, au fil du temps, avec des solutions frugales et adaptées ;
- Stimuler l’économie locale : commerces, artisans, services.
- Offrir une projection, une perspective de retraite hors métropole, libérant ainsi des logements sociaux sous-occupés dans les grandes villes.
- Faciliter la mobilité professionnelle, disposer d’un « port d’attache » rend les déménagements plus simples et moins coûteux, tout en permettant de vivre plus léger au quotidien. Ce lieu offre aussi la possibilité de conserver et stocker les objets auxquels on tient, sans avoir à les transporter à chaque changement de logement.
- Encourager une mixité sociale et culturelle entre grandes villes et petites centralités ;
- Accroître l’acceptabilité — même si elle n’est pas idéale — de la location de petits espaces peu qualitatifs en métropole en ayant accès ailleurs à un logement plus vaste avec terrasse ou jardin ;
- Offrir aux ménages modestes un vrai lieu de vacances à soi, une ouverture, un second souffle.
- Rééquilibrer le territoire, sans imposer de déplacements forcés.
Cette politique serait la promotion d’une forme d’écologie de la seconde vie, analogue à l’essor de la seconde main. Il s’agit de construire un lieu d’ancrage (familial) et de réactiver l’existant, intelligemment et durablement.
Des leviers concrets
L’idée n’est pas de subventionner une résidence secondaire de luxe, mais d’encourager la réhabilitation de petites maisons, appartements de centre-bourg, maisons de villes ou de villages, maisons de campagne, ainsi que des habitats situés dans les zones “mi-urbaines, mi-rurales” qui bordent nos villes. Autant de lieux ordinaires qui pourraient retrouver une vie nouvelle grâce à des politiques reconnaissant la valeur du travail des habitants eux-mêmes.
Diverses mesures peuvent soutenir cette stratégie. On peut en citer trois :
- Exonération ou réduction de taxe d’habitation pour un bien acheté dans une zone fragile ou peu attractive (alors qu’on est locataire ailleurs).
- Incitations au “faire soi-même” écologique : aides pour matériaux biosourcés, dispositifs d’accompagnement technique, primes pour travaux réalisés en auto-rénovation encadrée. Reconnaissance officielle du rôle du « système D populaire » dans la transition écologique.
- Aides à l’emprunt pour un premier achat — même s’il ne s’agit pas de la résidence principale — avec plafonnement du prix au m², afin de cibler les ménages modestes ou intermédiaires et les territoires en déshérence.
Ces mesures, ou d’autres qu’il conviendrait de tester à la fois quant à leur efficacité mais aussi leur supportabilité financière, permettraient de revitaliser un parc sous-utilisé, de renforcer les ressources des petites villes (également avec la taxe foncière) et d’offrir à des ménages modestes — y compris des habitants de logements sociaux ayant constitué une épargne — un véritable accès à la propriété, un espace pour se projeter et rêver.
Des bénéfices systémiques
Favoriser la double résidence, c’est redonner vie à un patrimoine en déshérence, créer des circulations, redistribuer l’énergie économique, relier les territoires, alléger la pression qui pèse sur les métropoles et accompagner les habitants dans un projet vertueux, régénérant et durable.
Cette démarche systémique considère la France comme un milieu où métropoles, villes moyennes et campagnes ne sont pas opposées mais interdépendantes.