A la CoP 16 de Cali sur la biodiversité, l’annonce d’un « nouveau fonds innovant pour la conservation des forêts », le TFFF (Tropical Forest Forever Facility)1, a suscité beaucoup d’enthousiasme, si l’on en croit le site Mongabay.com qui consacre un article à ce sujet2. Le fonds est déjà inscrit à l’ordre du jour du sommet des dirigeants du G20 au Brésil du 18 au 19 novembre 2024.
De quoi s’agit-il ? Le TFFF est calqué sur le modèle des « fonds fiduciaires pour la conservation », dont le capital (généralement constitué de dons de pays industriels et de fondations, voire d’échanges « dette-nature ») est confié à un gestionnaire d’investissement qui le place sur les marchés financiers internationaux, en obligations ou en actions. Les intérêts et les dividendes annuels servent à financer le fonctionnement d’aires protégées, sans toucher au capital. Ce modèle économique est généralement viable, et les fonds fiduciaires pour la conservation ont surmonté notamment la chute des cours des actifs financiers lors de la crise financière de 2008.
Le TFFF fonctionnerait sur un modèle similaire, sauf que les fonds investis par les États et des investisseurs privés seraient des prêts. Le rendement moyen attendu serait de 5,5 % par an. Voici ce que prévoient les promoteurs du TFFF, rapporté par Mongabay.com : « Des pays riches tels que les États-Unis, la Norvège, l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne et les Émirats arabes unis (…) prêteront, et non donneront, 25 milliards $, avec un taux de rendement fixe sur 20 ans. Ces investissements étatiques devraient servir de capital d’amorçage pour les philanthropes et les milliardaires au cœur vert [sic], qui investiront 100 milliards $ supplémentaires − en une seule fois, et non pas année après année. Si tout fonctionne comme prévu, le portefeuille diversifié d’investissements rapportera suffisamment pour rembourser les investisseurs à un taux fixe (…). Les gains supérieurs à ce taux, estimés à 4 milliards $ par an, seront mis à la disposition d’environ 70 pays tropicaux en développement afin de les indemniser pour leurs forêts anciennes intactes, matures ou restaurées, mais pas pour leurs plantations, à raison de 4 $ par hectare. Les pays recevront des paiements annuels pendant 20 ans, après quoi le fonds sera clôturé. En cas de déforestation, les pays seront pénalisés de 400 $ par hectare perdu au cours d’une année donnée »3.
Continuité de la diplomatie environnementale du Brésil
Ce n’est pas exactement une idée nouvelle, le Brésil, initiateur de cette proposition, l’avait déjà esquissée à la CoP 28 sur le climat en 2023 à Dubaï, et l’idée d’un fonds est encore plus ancienne, puisqu’en 2007, le président Lula da Silva avait proposé la création d’un fonds international contre la déforestation. À cette époque, le Brésil, soutenait l’idée du mécanisme REDD+ (un mécanisme onusien dont le principe est de rémunérer les pays pour la baisse des émissions de CO2 issues de la déforestation ou l’augmentation du stock de carbone découlant d’actions délibérées) mais ne voulait pas y associer de crédits carbones forestiers. En effet, la diplomatie brésilienne considérait que les pays industrialisés devaient d’abord réduire leurs émissions et non se dispenser d’efforts en achetant des crédits carbone forestiers aux pays du Sud, notamment au Brésil qui avait engagé une politique courageuse d’application des lois qui conduira à une baisse spectaculaire de la déforestation en Amazonie entre 2005 et 2012. Dans la foulée, avait été créé le « Fonds Amazone », avec d’importants apports financiers de la Norvège et de l’Allemagne, qui finance des programmes visant à enrayer les causes de la déforestation et à fournir des incitations aux producteurs : cadastre rural, paiements pour services environnementaux, etc.
Le TFFF, idée à laquelle s’est ralliée le gouvernement colombien, s’inscrit dans la continuité de cette vision diplomatique du Brésil. Il n’est pas question de rémunérations associées à des crédits carbone, mais de rémunérer des États proportionnellement à leurs surfaces de forêts naturelles, sans condition concernant les politiques publiques qui seront menées. L’appel aux pays « riches » pour qu’ils apportent les capitaux nécessaires au fonctionnement du fonds, même s’il s’agit de prêts qui seront rémunérés, s’inscrit dans la logique des « responsabilités communes mais différenciées », principe phare de la CNUED énoncé en 1992 à Rio-de-Janeiro. Proposer d’ouvrir le bénéfice de ce fonds à 70 pays tropicaux est une manière habile de s’assurer un leadership environnemental dans une bonne partie du « Sud global ».
Des obstacles techniques
On peut néanmoins anticiper plusieurs problèmes de mise en œuvre, mais on doit surtout interroger la vision de l’incitation et du changement sous-jacent à cette proposition.
Avec les règles proposées par le TFFF, un pays toucherait des revenus tant que la déforestation resterait en-dessous de 1% par an. A partir de ce seuil, les pénalités financières annulent les gains. Pour le moment, les promoteurs du TFFF n’ont pas évoqué l’idée d’un seuil (par exemple 0,3 % de déforestation) au-delà duquel les paiements s’arrêteraient purement et simplement.
Si l’on se réfère aux dernières données générales de la FAO, publiées en 20204 (3), on peut donner quelques ordres de grandeur des gains financiers que peuvent escompter différents pays.
- Pour le Brésil, initiateur de cette proposition, la surface de forêt était en 2020 de 496 millions d’ha, et la déforestation moyenne annuelle entre 2010 et 2020 s’élevait à près d’1,5 millions ha. Avec ces données, on peut calculer que le Brésil pourrait obtenir environ 1,4 milliard $ par an.
- Pour un pays comme Madagascar, les 12 millions d’hectares de surface forestière ouvriraient droit à un paiement de 48 millions $, mais la déforestation estimée à 13.200 ha/an, lui retirerait 5,28 millions $ (d’un point de vue strictement financier, le statu quo resterait plutôt une bonne affaire pour le pays).
- Toujours avec les mêmes données, la RD Congo pourrait espérer 504 millions $ par an, mais la forte déforestation (plus de 1,1 millions d’hectares perdus annuellement) amputerait cette somme de 440 millions $.
Encore faut-il s’accorder sur les surfaces de forêt et ce qu’on appelle déforestation. Pour la FAO, une forêt commence à 10% de couvert arboré sur une surface minimale d’un demi-hectare, et la déforestation correspond à un changement d’usage des terres : une forêt détruite par un incendie n’est pas comptée comme déforestation car, sauf déclassement volontaire, elle sera replantée ou elle se regénèrera naturellement. Il en va de même pour les coupes rases, même si ce mode de sylviculture est rare dans les pays tropicaux, et, surtout, pour l’agriculture itinérante sur brûlis, puisqu’il est considéré que les champs mis en culture seront abandonnés au bout de 2-3 ans, suivis par une longue jachère forestière. Cette approche est dite de « land-use », tandis que les méthodes de télédétection permettant d’estimer la déforestation à large échelle s’appuient sur des changements, vus par satellite, de couvert arboré (land cover), indépendamment de l’affectation des terres. L’organisation Global Forest Watch, qui utilise cette approche land cover, ne produit pas les mêmes données que la FAO, et considère qu’il y déforestation lorsqu’une parcelle tombe en dessous du seuil de 30% de couvert arboré. Les discussions sur les chiffres pertinents à utiliser seront probablement ardues, ainsi que sur d’inévitables clauses de « force majeure » comme les incendies de forêt – si l’approche retenue est celle du land cover.
Une théorie naïve de l’incitation et des processus de décision
Mais le principal problème est bien la théorie du changement et de l’incitation qui sous-tend cette proposition. S’il ne fait aucun doute que des politiques publiques inappropriées, sinon une volonté délibérée de certains gouvernements de développer l’agriculture aux dépens des forêts, aggravent le déboisement, l’idée qu’un pays tropical serait en mesure de décider de freiner ou d’arrêter la déforestation, qui plus est sur la base d’un calcul coût-bénéfices pleinement informé et d’une forme de délibération collective multisectorielle, témoigne d’une vision naïve des processus de décision politiques. Les décisions publiques constituent des compromis entre de nombreux intérêts en compétition, tant au sein des gouvernements que de la société toute entière, et ne répondent pas aux mêmes logiques que celles prises par une entreprise, ou par un consommateur qui compare des prix.
Et surtout, comme pour REDD+5 qui se veut un mécanisme de « paiement basé sur les résultats », cette proposition ignore fondamentalement les problèmes de mise en œuvre des mesures efficaces que devraient prendre les gouvernements pour réduire la déforestation. On n’arrête pas la déforestation comme on fermerait une centrale à charbon. Certes, le Brésil, qui dispose de moyens et d’institutions plus efficaces qu’un pays comme la RDC, est parvenu à faire baisser la déforestation d’environ 84 % en Amazonie entre 2005 et 2012, sous la première mandature de Lula, grâce à des mesures fermes d’application des lois6. Malgré cela, les surfaces de forêts primaires (les plus importantes pour le climat et la biodiversité) perdues ne sont jamais descendues en dessous de 600.000 ha (en 2013) au Brésil et elles s’élevaient à plus d’1,1 millions d’hectare en 20237.
Une bonne partie de la déforestation, notamment dans les pays les plus pauvres et les États « fragiles », échappe à la maitrise des gouvernements. En particulier en Afrique, où la grande majorité de la déforestation est liée à une petite agriculture familiale8 et à la fabrication de charbon de bois, dans un contexte d’incertitude assez générale sur les droits fonciers et de fort accroissement démographique.
Des politiques publiques visant à faire évoluer profondément les pratiques des exploitants familiaux, à développer des alternatives à l’usage massif du charbon de bois, à clarifier et sécuriser les droits fonciers (en particulier des communautés et des groupes familiaux), à mettre en place des règles d’aménagement et d’utilisation des terres, et à accélérer la transition démographique (par la scolarisation prolongée des filles, en particulier) doivent être développées, financées et mises en œuvre. Pour ne prendre que le seul exemple du foncier, cela fait plus de cinquante ans que les organisations internationales et les publications académiques9 mettent en avant les avantages économiques majeurs qui résulteraient d’une clarification et d’une meilleure sécurité des droits fonciers (pour l’investissement de long terme), mais la plupart des pays du Sud rechignent à s’engager dans une voie potentiellement conflictuelle (qui sont les ayants droit légitimes ?) et politiquement coûteuse.
Les conséquences de l’absence de clarté sur le foncier
Dans la plupart des pays en développement, les droits de propriété sur les terres sont incertains et font parfois l’objet de revendications multiples. Peu d’usagers disposent d’un titre foncier, et les systèmes de cadastre sont peu développés. Les forêts sont souvent présumées appartenir aux États, mais ceux-ci ne parviennent guère à en maitriser l’accès, et des droits coutumiers d’accès et d’usage persistent tant bien que mal. La présomption de domanialité favorise des attributions, légales ou non, de terres boisées au profit d’individus ou d’entreprises, pour la conversion à l’agriculture.
La dualité juridique (superposition de régimes modernes et coutumiers) a des conséquences négatives sur le maintien du couvert boisé. Le déboisement, considéré comme une « mise en valeur », permet aux individus de justifier une occupation et de demander ultérieurement un titre foncier. Parallèlement, beaucoup de régimes coutumiers se fondent sur le « droit de la hache » (donc le déboisement) pour reconnaître des droits fonciers exclusifs aux individus ou groupes familiaux. L’absence de clarté et de reconnaissance des différents droits exercés et de leurs usagers légitimes (conséquence de la dualité juridique), favorise ainsi la déforestation.
Enfin, l’absence de sécurité foncière liée au manque de clarté sur les droits des uns et des autres (dont l’État) n’encourage pas à des investissements de long terme pour la gestion durable des terres (reboisement, agroforesterie, etc.). Les réformes visant à clarifier les droits fonciers se heurtent souvent au fait qu’il y a plusieurs ayants droit plus ou moins légitimes sur les mêmes terres, et que les coûts politiques (à qui donner la priorité ?) et économiques (fournir des alternatives aux ayants droit évincés) ont, jusqu’à présent, fait reculer la plupart des gouvernements.
Les limites du cadre multilatéral
Certes, on peut envisager que les sommes perçues par les États soient consacrées à faire ces réformes indispensables, sans assortir les transferts financiers de conditions précises sur l’usage des fonds. Dans le cadre d’un mécanisme multilatéral, ce principe du respect de la souveraineté est déterminant. Comme l’avoue un des promoteurs du TFFF « la manière dont les pays dépensent les paiements annuels doit également être flexible, sans trop de conditions ». Ainsi, les gouvernements déjà engagés dans des processus de réformes pourront probablement être encouragés, par les paiements, à persévérer. Quant aux autres, ils pourront espérer percevoir des rentes, si le statu quo leur est favorable…
En vérité, outre que des investissements conséquents sont nécessaires pour espérer des résultats en matière de baisse de la déforestation, l’idée d’incitation aux États à travers des transferts financiers n’est pas à rejeter, mais elle devrait se fonder sur des critères pertinents. On peut en proposer trois :
- La cohérence des politiques publiquesayant des impacts directs et indirects sur les forêts constitue l’élément déterminant ;
- Les efforts de mise en œuvredes réformes et des réglementations, lesquels doivent être analysés au cas par cas ;
- L’évaluation rétrospective des effetssur le couvert forestier des mesures prises (théorie du changement), pour informer les gouvernements sur l’efficacité de leurs politiques.
L’analyse de la conformité à ces critères pourrait être confiée à des comité d’experts indépendants, appointés par les deux parties (investisseurs et récipiendaires). La principale difficulté serait de faire accepter un tel principe d’expertise collective dans un cadre multilatéral, où le principe de souveraineté des États s’oppose à l’examen « subjectif » des politiques publiques.
Dans tous les cas, il reste possible d’agir dans le cadre de coalitions partenariales.
L’initiative pour les forêts d’Afrique centrale (CAFI), financée principalement par la Norvège et d’autres pays, pourrait constituer une source d’inspiration. Les pays partenaires soumettent des plans d’investissement reflétant leurs politiques forestières, agricoles, énergétiques, foncière, susceptibles d’avoir un impact sur le couvert forestier. Ces plans sont évalués par des experts indépendants, qui en examinent la pertinence et la cohérence et transmettent leur avis au Secrétariat de CAFI, lequel rapporte devant le Conseil d’Administration composé des États bailleurs. Un tel modèle, que l’on pourrait qualifier de « bilatéralisme élargi », sans constituer une panacée, a plus de chances d’être efficace que les instruments multilatéraux et la cohorte de nouveaux fonds qui se multiplient au gré des conférences internationales sur l’environnement.
Il reste que le principe des fonds fiduciaires est intéressant, si ceux-ci sont dédiés au financement de programmes concrets, cohérents et chiffrés, visant à s’attaquer aux moteurs de la déforestation et à sécuriser le foncier sur des territoires, au-delà des seules aires protégées, où les forêts sont soumises à des pressions de toute sorte. Pour dépasser les limites du financement public international, les financements privés doivent être sollicités et des dispositifs visant à réduire le risque de perte pour des investisseurs comme les fonds de pension. Pour mobiliser l’épargne privée, les recommandations convergent sur le principe de proposer des garanties publiques (d’États ou d’organisations multilatérales, comme le Fonds Verts pour le Climat) pour « dé-risquer » l’investissement privé.
Deux récents plaidoyers de spécialistes dans le journal Le Monde illustrent cette tendance :
« Seul un mécanisme multi-souverain de garanties muni de méthodes de sélection des projets robustes écartant les risques de financement d’éléphants blancs et les soupçons de « colonialisme vert », aura assez de crédibilité pour mobiliser les capitaux privés au niveau désiré ».10
« … un mécanisme de garantie multisouverain est nécessaire. Adossé à la capacité de paiement d’un groupe de pays bénéficiant de notes de crédit AAA-AA et doté d’une capacité rapide d’intervention en cas de défaillance de l’emprunteur, un tel mécanisme pourrait minimiser les coûts des garanties fournies aux pays en développement ».11
En plus d’investissements publics dans des fonds fiduciaires élargis à l’échelle de territoires, une coalition d’États industriels (avec le concours du Fonds Vert pour le Climat, qui propose déjà des garanties partielles) propose à des fonds privés (fonds d’investissement à impact et fonds de pension) une double garantie, l’une sur une absence de perte en capital, l’autre sur une garantie de rémunération minimale quelles que soient les performances des placements réalisés sur les marchés financiers.