Le constat pince-sans-rire d’Elie Cohen (« L’affaire est entendue : au premier janvier 2035 plus aucun véhicule thermique ne pourra être commercialisé en Europe »
) peut-il être pris au premier degré ? Quoi qu’il en dise, c’est fort probable : si des véhicules thermiques sont encore commercialisés en Europe à cette date, il est quasiment certain que ce sera de manière marginale. Rappelons quelques faits : dans les pays les plus avancés comme la Norvège, les véhicules électriques représentent déjà plus de 80% des ventes de voitures neuves ; en France, ce pourcentage a été de 15% en 2022 (10% en 2021, 5% en 2020). Plus significativement – et cela devrait vraiment nous alerter – la Chine possède le marché des voitures électriques le plus important et celui qui connaît la croissance la plus rapide au monde : 2,4 millions de véhicules électriques ont été livrés à des clients en Chine au premier semestre 2022, soit 26 % de toutes les ventes de voitures en Chine. Un an plus tôt, ce taux était moitié moindre.
Car la transition des véhicules thermiques vers l’électrique n’est pas une simple question européenne. Une transition est en marche, celle du plus gros secteur industriel mondial – et plutôt que de le nier, il vaudrait mieux l’accepter et en tirer les conséquences.
Le monde entier est engagé dans ce mouvement tellurique. La Chine s’est mise en ordre de marche pour dérouler une stratégie de conquête agressive de ce nouveau marché. Il suffisait de visiter les stands du dernier salon de l’automobile pour s’en rendre compte. Le gouvernement américain, avec son plan IRA, a décidé coûte que coûte de défendre sa position dans la compétition mondiale. L’ampleur même de ce plan et son caractère résolument protectionniste démontrent l’urgence de la situation.
L’Europe serait-elle la seule puissance économique qui reste les bras croisés face à ce tsunami de la mobilité électrique considérant que les risques d’un tel bouleversement sont supérieurs à ceux de l’attentisme ?
Cette position engendrerait immanquablement de lourdes conséquences industrielles et sociales pour ses constructeurs et leurs salariés. Le secteur au demeurant l’a bien compris et les fabricants européens commencent à réagir : à titre d’exemple, les marques DS, Lancia et Alfa Romeo (toutes détenues par Stellantis) ont annoncé qu’elles deviendraient 100 % électriques à partir de 2024, 2026 et 2027, respectivement.
Vision statique ou dynamique ?
En réalité, la perspective sur le véhicule électrique change radicalement si l’on accepte de regarder les choses, non d’un point de vue statique mais d’un point de vue dynamique, celui de l’évolution de l’industrie et des comportements des automobilistes. Peut-on valablement comparer les performances d’une technologie naissante avec celles des véhicules thermiques qui bénéficient de près de 150 années d’expérience et d’innovation ?
Le véritable enjeu mis en exergue par les rédacteurs de l’étude de l’ADEME citée par Elie Cohen, est qu’il n’est pas possible de raisonner par parallélisme et que l’utilisation du véhicule électrique diffère de celle du véhicule thermique. Nous nous tenons en effet – et c’est vraiment la clef de compréhension du changement de paradigme à l’œuvre – devant un réel changement de modèle, qui réinterroge notamment notre manière de nous déplacer (valorisation des temps de recharge des véhicules notamment) tout comme notre rapport à l’automobile dans son ensemble : autopartage, report modal, sobriété…
Certes, la question du bilan carbone d’un véhicule électrique interroge sur sa compatibilité avec le but recherché : la décarbonation du transport. Les opinions divergent encore à ce sujet. Selon le cabinet Carbone 4, la production des véhicules électriques est certes plus émettrice de CO2 que celle d’une voiture thermique (principalement du fait de la batterie), mais à l’usage son empreinte carbone est rapidement meilleure que celle d’un équivalent « hybride léger » : « Nos évaluations montrent qu’il faut rouler autour de 30 à 40 000 km (soit 2 à 3 ans d’utilisation pour un usage moyen) pour que la voiture électrique devienne meilleure pour le climat
». Or, précisent les auteurs, une automobile sur sa durée de vie va parcourir de l’ordre de 200 000 km et son bilan carbone sera alors 3 à 4 fois meilleur que celui de son concurrent ! Même l’ étude de l’ADEME citée par Elie Cohen est plus nuancée qu’il ne l’affirme : l’impact attendu, en l’état actuel des simulations, est moins bon quand il est projeté dans les pays européens – à l’exception notable de la France dont le mix énergétique spécifique permet des effets positifs en termes de réduction des émissions de CO2. Mais les mix énergétiques européens évoluent et évolueront encore davantage dans les années qui viennent sous la pression du Green Deal européen : ils seront demain beaucoup plus décarbonés qu’aujourd’hui (montée en puissance des ENR, éviction du charbon, arrivée de l’hydrogène vert via le photovoltaïque, etc.). C’est déjà le cas en France du fait du nucléaire et de l’hydroélectricité, mais cela concernera aussi progressivement le reste de l’Europe.
En outre, la même étude souligne que les progrès qui pourront être faits en matière d’allégement des véhicules et de leurs batteries seront décisifs pour accélérer la réduction de leurs émissions. Toujours en matière d’impact positif sur la santé publique, il faut aussi rappeler que les véhicules électriques ne diffusent pas, eux, de polluants d’échappement, particulièrement nocifs dans les zones urbaines denses (un avantage significatif quand la Commission s’apprête à durcir les seuils réglementaires de qualité de l’air dans nos villes à la suite de l’Organisation mondiale de la santé).
De ce point de vue, les évolutions techniques du véhicule thermique pourraient bel et bien avoir été poussées jusqu’à leurs limites. C’est le constat dressé par des constructeurs automobiles comme Audi et Volvo qui, alors qu’ils travaillaient sur les nouveaux critères d’homologations attendus pour 2025 relatifs aux émissions d’oxydes d’azote, de monoxyde de carbone et de particules fines, ont fait savoir qu’ils renonçaient au développement de nouvelles technologies de moteurs à combustion pour se consacrer exclusivement à l’électrique.
Enfin, s’il est aujourd’hui en général plus cher à l’achat qu’un véhicule thermique, le véhicule électrique coûte moins cher à l’usage (coût de recharge vs prix des carburants, meilleure robustesse mécanique et coûts d’entretien plus faibles, primes d’assurance moins élevées…). Sitôt que les constructeurs auront réussi à mettre sur le marché des véhicules d’entrée de gamme disposant d’une bonne autonomie (la R5 tout électrique de Renault arrive et il faut espérer que les constructeurs chinois ne trustent pas l’intégralité de ce segment), moyennant le recours à la prime à la conversion et au bonus écologique, le véhicule électrique permettra des gains de pouvoir d’achat immédiats pour les ménages et des économies substantielles sur nos importations, à mettre en regard des 40Mds d’euros d’importations de produits raffinés destinés aux transports en 2020 (soit les trois quarts du budget de l’Education nationale la même année…). Bref, à terme, l’électromobilité s’annonce comme une bonne affaire économique et sociale.
Des risques ou des opportunités ?
Toute transition industrielle d’une telle ampleur comporte des risques, mais aussi et surtout des opportunités. Avec le passage à l’échelle du véhicule électrique, et grâce aux investissements massifs qui y seront consacrés, des innovations amélioreront toute la chaîne de valeur : batteries, châssis, bornes de recharge, mix énergétique de l’électricité utilisée… Elles permettront rapidement aux véhicules électriques de justifier leur place dans la stratégie mondiale de décarbonation.
Pour l’Europe, la première opportunité est de réindustrialiser notre économie en produisant des batteries de nouvelle génération plus performantes et moins gourmandes en terres rares ainsi que des véhicules électriques pour éviter de devoir les importer. Trois giga-usines de composants, jusque lors produits quasi exclusivement en Chine, vont ainsi voir le jour en Région Hauts-de-France, avec un démarrage de la production annoncé pour 2026.
Au-delà de la fabrication des véhicules et de leurs batteries, la révolution de l’électrique nécessite pour des raisons techniques très concrètes de repenser les usages du transport et donc d’inventer de nouveaux services pourvoyeurs de nouveaux emplois.
L’Europe dispose de suffisamment de chercheurs de haut niveau, d’industriels performants et d’entreprises qui ont fait la preuve (à rebours des pronostics très sombres de sortie de crise COVID) de leur capacité à s’adapter, pour tenir son rang.
Être en retard dans une industrie naissante, est une chose. Chercher des raisons ne rien faire, en est une autre.
Pour avoir fait preuve d’attentisme à l’orée des années 2000, l’Europe n’a jamais pu rattraper son retard dans la transition numérique. Les vingt prochaines années seront marquées par la transition énergétique. L’Europe n’a plus le droit de laisser passer les trains.