Logistique du dernier kilomètre : osons le monopole !

Logistique du dernier kilomètre : osons le monopole !
Publié le 31 mars 2023
  • Ingénieur et économiste de l'énergie et Adjoint (PS) à la Maire de Paris
Alors que la population française vit de plus en plus en ville, et à l’heure où les enjeux de transition écologique et de partage de l’espace public se posent de manière aiguë aux métropoles, le secteur de la logistique urbaine est au carrefour de nombreux défis.
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A Paris, on estime que 25% des émissions de CO2 liées aux mobilités sont imputables au transport de marchandises, et 38 % des particules fines et d’oxydes d’azote du trafic routier (les véhicules lourds restant nettement plus diéselisés que la moyenne du parc de véhicules).

Outre leurs impacts en termes d’émissions de CO2 et de pollution, les flux liés à la logistique urbaine ont également des conséquences en termes de congestion, de sécurité routière ou encore de nuisances sonores.

Enfin, la structuration du secteur logistique, qui repose parfois sur des chaines de sous-traitance importantes, n’est pas neutre sur le plan social pour les salariés (l’illustration extrême en étant la situation catastrophique des livreurs employés par des plateformes sous le statut détourné d’auto-entrepreneur).

Les leviers d’action pour réduire l’empreinte de la logistique urbaine sont aujourd’hui assez bien identifiés : structuration des chaînes d’approvisionnement pour permettre une logistique du dernier kilomètre au plus proche des clients, mutualisation des flux afin que plusieurs acteurs devant livrer une même destination ne multiplient pas les trajets, optimisation du chargement des véhicules, décarbonation des motorisations utilisées.

Atelier Parisien d’Urbanisme (APUR), Les outils au service de la logistique urbaine dans les PLU, janvier 2020
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Pourtant, selon un rapport publié en janvier 2022 par Intercommunalités de France et la Poste, en moyenne, 50 % des mouvements de véhicules dédiés à la livraison sont opérés pour compte propre (i.e. sans passer par un tiers professionnel de la logistique) et les véhicules circulent en moyenne à 40% vides.

Malgré un travail important entamé de longue date par de nombreuses collectivités, souvent d’ailleurs en lien avec les acteurs économiques du secteur, ces chiffres illustrent le fait que les outils juridiques et économiques à leur disposition restent à l’heure actuelle trop limités.

D’une part, les collectivités ne disposent pas de suffisamment d’outils pour faire en sorte que les coûts cachés (« les externalités négatives », pour reprendre le vocable de la théorie économique, notamment en termes d’utilisation de l’espace public et de pollution) de la logistique urbaine soient effectivement facturés aux clients. C’est ce qui permet aujourd’hui aux enseignes du e-commerce de proposer des livraisons dans des délais toujours plus courts et à des prix très faibles, sans rapport avec leur coût social et environnemental.

D’autre part, les inconvénients de la multiplicité des opérateurs dans le secteur de la logistique urbaine semblent dépasser largement les bénéfices attendus de la concurrence. Dans les villes où l’espace public est rare (non seulement sa surface, mais aussi ses créneaux d’usage), le secteur de la logistique urbaine présente de plus en plus les caractéristiques d’un « monopole naturel » au sens de la théorie économique. Au même titre qu’il ne serait pas économiquement pertinent d’avoir plusieurs réseaux ferrés, de métro ou de bus, plusieurs réseaux de gaz, d’électricité ou d’eau desservant les mêmes destinations, il semble de moins en moins pertinent d’avoir de multiples chaînes logistiques desservant les mêmes destinations. Et pourtant, nous appliquons aujourd’hui au transport de marchandises un modèle qui nous semblerait absurde pour le transport de passagers !

Car rien ne permet aujourd’hui aux collectivités de limiter le nombre d’acteurs opérant sur leur territoire. De nombreuses métropoles (Paris, Toulouse, Grenoble…) ont pris des initiatives afin d’inciter à la mutualisation des flux, notamment en organisant la création de plateformes logistiques dont elles sont parties prenantes (via des participations dans des opérateurs ou des délégations de service public) ou en utilisant les outils à disposition via les Plans Locaux d’Urbanisme (PLU), mais elles restent soumises pour leur utilisation au bon vouloir des opérateurs.

Afin de relever les défis du secteur de la logistique urbaine, il nous semble qu’il est désormais nécessaire de changer de modèle, en permettant aux collectivités de réguler plus strictement la logistique du dernier kilomètre. Selon nous, les collectivités devraient ainsi pouvoir imposer un opérateur unique sur leur territoire (ou plusieurs opérateurs en charge chacun d’un secteur défini, pour les métropoles aux flux importants), qui prendrait en charge les plateformes logistiques desservant son secteur ainsi que l’opération de la flotte de véhicules correspondante. Tous les flux de marchandises dirigés vers le territoire (qu’ils soient issus directement des fournisseurs ou de plateformes logistiques extérieures au territoire) devraient ainsi intégrer ces plateformes logistiques afin de permettre leur mutualisation, et dès lors l’optimisation des livraisons jusqu’aux points de vente ou aux clients finals.

Ce modèle ne signifierait pas nécessairement une absence de concurrence : ces opérateurs uniques par secteur pourraient être désignés sur la base de délégations de service public (DSP), qui feraient donc l’objet d’une mise en concurrence. Ces DSP pourraient ainsi être confiées à des opérateurs privés ou publics – au premier rang desquels figurerait bien sûr la Poste – ou même à des Sociétés d’Economies Mixtes (SEM), constituées par les collectivités en partenariat avec des opérateurs. Dans un second temps, on pourrait imaginer la création de sociétés publiques locales (SPL) entièrement publiques, à même de gérer cette mission.

Afin de faciliter la transition vers ce nouveau modèle, l’obligation de recourir aux opérateurs du dernier kilomètre ainsi désignés pourrait naturellement se faire graduellement et de manière différenciée (en s’appliquant par exemple d’abord aux grandes enseignes aux volumes importants, sans concerner les commerçants et artisans).

Un scénario alternatif au monopole local – ou une première étape – consisterait à inciter beaucoup plus fortement qu’aujourd’hui l’ensemble des opérateurs afin qu’ils mutualisent « d’eux-mêmes » leurs activités en zone urbaine dense, en activant un ensemble de leviers : gestion stricte des emprises foncières utilisables comme entrepôts (en luttant notamment contre les « dark stores »), taxation des activités de livraison à due proportion des externalités négatives qu’elles engendrent (en fonction de la taille de la flotte de véhicules ou du nombre de colis livrés par exemple, ce qui permettrait là aussi d’exonérer les commerçants et artisans) afin de renchérir le coût des livraisons non-mutualisées, normes environnementales sur les véhicules utilisés, renforcement des droits sociaux des livreurs, etc. Certains de ces leviers sont sans regret et peuvent (et doivent, en particulier en ce qui concerne les droits sociaux des livreurs) être activés à court-terme, en parallèle d’un nécessaire débat sur la création d’opérateurs de logistique urbaines locaux et uniques.

Cette dernière constituerait un bouleversement important pour l’ensemble des acteurs, et nécessiterait donc une phase de concertation aux échelles nationale puis locale, ainsi qu’un plan de transition approprié. Mais il est urgent d’initier ce débat et de faire bouger les lignes : les enjeux écologiques et sociaux du secteur de la logistique urbaine, tout comme la résolution des dysfonctionnements que nous connaissons aujourd’hui, ne peuvent plus attendre.

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Antoine Guillou

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