S’adapter ou périr… pour les militants aussi.

S’adapter ou périr… pour les militants aussi.   
Publié le 26 février 2024
Jets de peinture sur des tableaux célèbres, blocage des routes, campements sauvages… S’ils veulent vraiment faire bouger les choses, les militants pour le climat doivent repenser fondamentalement leurs stratégies de perturbation. L’impasse stratégique que connaissent les mouvement écologistes radicaux en Allemagne et aux Etats-Unis éclairent les difficultés analogues des mouvements radicaux en France.
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Ce texte est tout d’abord paru sur le site IPSJournal.eu

Pour les militants allemands de « Letzte Generation » (dernière génération), les choses sont loin d’être faciles ces derniers temps. La plupart du temps, la population leur en veut. Les amendes et peines de prisons s’accumulent, et ils doivent faire face à des demandes d’indemnisation s’élevant à plusieurs centaines de milliers d’euros. A cela s’ajoute le fait que de plus en plus de procureurs semblent penser qu’il n’est pas impossible qu’ils aient affaire, après tout, à une organisation criminelle. La préoccupation principale de ce groupe, cependant, devrait concerner l’épuisement rapide de son style de protestation.

A l’ère de TikTok et d’Instagram, générer du contenu en permanence est nécessaire afin de se démarquer dans la bataille incessante pour capter l’attention du public ; après un certain temps, les mêmes vieilles images de personnes se collant aux routes ou dégradant des objets avec de la peinture ne suffisent tout simplement plus. Par ailleurs, après des semaines de blocages et des dégradations répétées des colonnes de grès de la Porte de Brandebourg, il est difficile de voir comment le groupe peut espérer faire mieux dans le cadre de son répertoire d’interventions.

De plus, ces tactiques ne se sont guère montrées efficaces jusqu’à présent, et il y a peu de chances qu’elles le soient davantage à l’avenir. La coalition tripartite allemande (SPD, Libéraux, Verts), en proie aux divisions internes, ne voudra pas dépenser le peu de capital politique qui lui reste pour accéder aux revendications des militants du climat. Il n’y a pas eu non plus de véritable élan de solidarité de la société civile envers les militants, alors que ceux-ci s’attendaient à ce qu’une part de l’opinion se range du côté des manifestants en proie à une répression croissante,  provoquant ainsi un point de basculement social. Les manifestants font du sur place et tentent de dissimuler leur propre impuissance par d’étranges déclarations de succès, en proclamant, par exemple, que la décision d’augmenter la taxe sur le carburant d’aviation, initialement acceptée mais rapidement annulée, n’était pas le produit de la crise budgétaire générale mais le résultat des efforts du mouvement (« C’est votre réussite ! »). Bien que cela puisse, de l’extérieur, être vu comme une curieuse façon de se féliciter, en interne, cela sert avant tout à remonter le moral des troupes.

Un nouveau modèle ?

Lorsqu’on se trouve dans une telle impasse, il est tentant de chercher l’inspiration ailleurs. Letzte Generation semble ainsi se tourner vers l’alliance américaine Climate Defiance, qui a attiré l’attention ces derniers mois avec ses actions centrées sur des personnes publiques. L’idée est qu’au lieu de bloquer les automobilistes pour forcer les décideurs à agir, il serait plus efficace de bloquer les décideurs eux-mêmes, en perturbant leurs événements, en interrompant leurs discours et même en les poursuivant d’un bout à l’autre bout de la ville s’il le faut. Parmi les principales victimes de cette nouvelle forme de protestation figure le secrétaire adjoint à l’Intérieur des États-Unis, Tommy Beaudreau, qui a été pris pour cible par des militants du climat après avoir approuvé un projet de forage pétrolier en Alaska. Lorsqu’il a démissionné quelques semaines plus tard, Climate Defiance a interprété son geste comme une confirmation de son impact et a lancé cet avertissement belliqueux : « Respectez-nous ou nous viendrons pour vous », une attitude ami/ennemi qui rappelle davantage Carl Schmitt que le mouvement des droits civiques dont les militants se revendiquent.

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Même des ministres bien établis, comme la figure montante des Démocrates, Pete Buttigieg, aujourd’hui secrétaire d’Etat aux transports, ont fait l’expérience personnelle de la colère des manifestants. Quelques semaines seulement après que les militants ont joué au chat et à la souris avec Beaudreau, une horde de partisans de Climate Defiance a pris d’assaut la scène lors d’un événement à Baltimore, criant « Stop Petro Pete », et allant jusqu’à haranguer leur cible directement. Ils s’attaquaient à Buttigieg car son ministère avait approuvé un projet pétrochimique au Texas qui pourrait entraîner l’équivalent des émissions de 80 centrales à charbon en gaz à effet de serre. Ils ont également protesté contre le fait que les effets néfastes du projet sur les communautés indigènes locales étaient passés sous silence. Pour eux, il s’agissait de dénoncer le « racisme environnemental » autant que « l’impact de ce projet sur le climat ». Finalement, le ministre, qui n’a que brièvement tenté de répondre, a été évacué par le personnel de sécurité, tandis que les militants se réjouissaient de le voir quitter la scène, devant une salle alors presque vide.

Il est peu surprenant que de telles scènes conduisent les membres de Letzte Generation à se demander si une tactique similaire pourrait être utilisée en Allemagne. D’un point de vue stratégique, il n’y a guère de raison de ne pas tenter l’expérience : les coûts d’opportunité sont faibles et le fait de porter leur protestation devant les décideurs politiques leur permettrait au moins de faire mouche auprès de ceux qui affirment que leurs manifestations ont d’abord impacté des gens ordinaires, les personnes pressées d’aller chez le médecin ou au travail, plutôt que les dirigeants politiques et chefs d’entreprise qui contrôlent les leviers du pouvoir. En outre, du point de vue de l’efficacité personnelle, il y a quelque chose de très tentant dans l’idée de perturber directement un haut fonctionnaire du gouvernement (ou peut-être même le ministre allemand des finances Christian Lindner lui-même). Cela permet de donner un visage à vos adversaires, ces forces tenaces de l’inertie sociale qui résistent au changement, de les rendre plus tangibles et plus réels. Si la réticence générale au changement est par nature difficile à cerner, ceux qui l’incarnent en vertu de leur fonction ne le sont pas

Voilà pour les avantages éventuels de cette stratégie. En ce qui concerne les inconvénients, il est souvent sage de regarder les formes de protestation importées de l’étranger avec un certain scepticisme : les circonstances locales sont trop divergentes, notamment en termes d’opinion publique et d’influence politique, pour supposer que tout peut être transposé d’un pays à l’autre. L’action directe de Climate Defiance, par exemple, s’inspire clairement des traditions discursives d’un pays qui prône une liberté d’expression radicale, qui juge principalement les hommes politiques sur leur capacité à tenir la scène en public et dans lequel il ne se passe guère plus d’une demi-douzaine d’apparitions lors d’une campagne sans qu’il y ait un incident de chahut digne d’intérêt. Dans un tel contexte, les confrontations publiques sont une forme d’expression acceptable voire attendue. La situation est assez différente en Allemagne, où la culture politique dominante met davantage l’accent sur le dialogue que sur l’esclandre et privilégie le calme à l’agitation et à la colère.

Il suffit de se rappeler la conversation que les co-fondateurs de Letzte Generation, Henning Jeschle et Léa Bonasera, ont imposée à Olaf Scholz en octobre 2021. Les deux hommes ont eu une heure et demie pour cuisiner en public le chancelier élu mais Scholz a paré leurs attaques à plusieurs reprises et dominé les échanges grâce à sa circonspection, tandis que Jeschke l’interrompait constamment et se montrait nettement trop émotif. Les militants craignent que d’autres confrontations de ce type n’aboutissent à un verdict tout aussi unilatéral lorsque des manifestants pour le climat qui bloquent les rues avec des slogans furieux, répétitifs et semblables à des mantras s’opposent à des hommes politiques qui peuvent agir comme la voix de la raison et gagner la sympathie du public en s’opposant aux perturbateurs.

Lorsque Letzte Generation a interrompu un discours de Friedrich Merz en février dernier, le chef de file  des chrétiens-démocrates a rétorqué avec une certaine suffisance qu’il était heureux de voir que certains de ses détracteurs étaient restés dans le pays, alors que la plupart étaient partis à Bali (une allusion à un article de journal sur des militants du climat qui s’étaient rendus sur cette île). Les rires qui fusèrent de toutes parts ont révélé que, là encore, c’est la personne attaquée qui avait gagné.

Plus important encore, emprunter des idées au manuel de la confrontation individuelle ne résoudrait pas le double problème des manifestants : l’affaiblissement de l’impact et la nécessité de faire toujours plus. Dans le meilleur des cas, cela ne ferait qu’enfoncer le clou ; ici aussi, plus ces méthodes sont utilisées, plus leur valeur médiatique s’amenuise. Une fois que l’on a perturbé une apparition publique du chancelier, brandi une banderole dans l’hémicycle du Bundestag (bien que cela ait déjà été fait), pourchassé un PDG de premier plan, que fait-on ?

En fin de compte, c’est un peu comme si vous achetiez une nouvelle pince pour remplacer celle qui est usée dans votre boîte à outils, alors que ce dont vous avez besoin, c’est d’un marteau. Ici, cependant, que Letzte Generation le veuille ou non, le marteau requis est l’obtention du soutien de la majorité, sans lequel tout mouvement de protestation pour le climat perdra tôt ou tard son élan et s’effondrera. Plutôt que de cibler les politiciens au lieu des usagers, les militants devraient, s’ils veulent obtenir de réels progrès, repenser fondamentalement leurs stratégies de perturbation. Dans le cas contraire, ils ne feront que prolonger le cirque de la protestation et, par là même, aigrir un débat important.

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Marco Bitschnau