Le PIIEC hydrogène peut-il satisfaire l’objectif européen de création d’une industrie de l’hydrogène décarboné ?

Le PIIEC hydrogène peut-il satisfaire l’objectif européen de création d’une industrie de l’hydrogène décarboné ?
Publié le 11 avril 2024
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Le « Projet important d’intérêt européen commun » (PIIEC) lancé en juillet 2020 en faveur du secteur de l’hydrogène souligne la capacité de mobilisation de l’Union européenne sur un enjeu stratégique, y compris pour surmonter ses réserves traditionnelles en matière de soutien public à l’industrie dans le contexte d’une compétition internationale où les concurrents – asiatiques notamment – n’hésitent pas à recourir aux subventions d’Etat. Mais, souligne Christophe Schramm, il met également en exergue ses difficultés de coordination et de mise en cohérence d’une véritable politique industrielle à l’échelle du continent.
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En décembre 2020, 22 pays de l’Union européenne (UE) ainsi que la Norvège ont signé un manifeste pour la création d’une économie de l’hydrogène propre et pour le lancement d’un « projet important d’intérêt européen commun » (PIIEC) dans le secteur de l’hydrogène. Ce manifeste faisait suite à l’adoption d’une stratégie européenne pour l’hydrogène en juillet 2020, qui fixe comme objectif de produire 10 millions de tonnes d’hydrogène renouvelable dans l’UE d’ici à 2030 grâce à l’installation d’au moins 40 GW d’électrolyseurs d’hydrogène renouvelable, avec comme cible les secteurs difficiles à décarboner tels que la production d’ammoniac, d’acier, de ciment ou de produits chimiques ou le transport lourd.

Le PIIEC sur l’hydrogène a fait l’objet d’une attention particulière de la part des acteurs industriels et des décideurs politiques. Des montants d’argent public sans précédent ont été débloqués, avec des taux de financement très élevés, non seulement pour la recherche et le développement (R&D), mais aussi pour l’industrialisation et la construction de « gigafactories ». Le fonctionnement et les implications de ce nouvel instrument européen restent néanmoins peu connus. En outre, l’outil lui-même continue d’évoluer au fur et à mesure que les PIIEC successifs dans d’autres secteurs industriels se développent.

Sur la base de l’expérience de la première vague de ce PIIEC, cette note examine ce nouvel et ambitieux programme de financement, évalue ses forces et faiblesses pour développer l’industrie européenne de l’hydrogène et fait quelques propositions sur la manière d’assurer son plein succès.

La genèse du PIIEC hydrogène

L’approche du PIIEC a été conçue au début des années 2010 en réponse aux critiques de certains États membres concernant le manque de soutien public à certaines industries considérées comme stratégiques en raison des règles européennes alors applicables en matière d’aides d’État. Ce manque de soutien a mis les industriels européens en danger face aux subventions – explicites et implicites – reçues par ces mêmes industries dans des pays tiers.

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L’industrie la plus emblématique à cet égard étaient alors l’industrie photovoltaïque : malgré des objectifs européens ambitieux en matière d’énergies renouvelables, des tarifs d’achat généreux et le dynamisme initial des industriels européens, la quasi-totalité des usines et des emplois industriels ont été perdus au profit de la Chine, dont les entreprises ont surpassé l’industrie européenne des cellules et des modules photovoltaïques grâce à un mélange agressif de subventions, de prêts bonifiés et d’autres outils de politique industrielle.

L’idée de base du PIIEC avait été promue depuis de nombreuses années par les partisans d’une politique industrielle, notamment en France : l’État doit définir une stratégie pour les technologies clés et appuyer le développement de leurs chaînes de valeur par un soutien ciblé à l’investissement pour une offre industrielle, étant donné que le marché seul ne financera pas de tels projets (cf. le programme nucléaire français ou les programmes européens de trains à grande vitesse) et que les politiques de la demande (par ex. les tarifs d’achat pour les énergies renouvelables ou les subventions à l’achat de véhicules électriques) sont difficiles à cibler sur les seuls acteurs industriels nationaux ou européens et peuvent au contraire, en l’absence de règles du jeu équitables, contribuer à renforcer les concurrents non européens (comme ce fut le cas pour les panneaux solaires et comme cela pourrait être le cas de nouveau pour les véhicules électriques à batterie aujourd’hui).

Le résultat a été une communication de la Commission européenne en 2014, qui définissait la raison d’être officielle des PIIEC comme suit : « Les PIIEC permettent de regrouper des connaissances, du savoir-faire, des ressources financières et des acteurs économiques de toute l’Union, afin de pallier de graves défaillances systémiques ou du marché et de relever des défis sociétaux importants qu’il ne serait pas possible de surmonter sans ces projets. Ils sont conçus pour réunir des acteurs publics et privés afin de mettre en œuvre des projets de grande ampleur qui apportent des bénéfices considérables à l’Union et à ses citoyens. »

Les technologies clés initialement ciblées comprenaient la micro-/nanoélectronique, les nanotechnologies, la photonique, les matériaux avancés, les biotechnologies industrielles et les technologies de fabrication avancées. En 2022, la Commission européenne décida d’ajouter la mise en œuvre du Green Deal européen comme objectif central des futurs PIIEC.

Les premiers PIIEC ont été lancés dans le domaine de la microélectronique en 2018 (29 entreprises et organisations de R&D participantes issues de quatre États membres pour un financement public pouvant atteindre 1,8 milliard €) et des batteries en 2019 et 2021 (59 entités, 12 États membres, jusqu’à 6,1 milliards € de financement).

Le PIIEC hydrogène quant a lui a été lancé dans le sillage du Green Deal européen. Initié par la Commission européenne fin 2019, cette initiative incluait le paquet législatif « Fit for 55 » publié mi-2021 qui définit des objectifs contraignants pour atteindre 55% de réduction d’émissions de gaz à effet de serre dans l’UE d’ici 2030 par rapport à 1990. Le PIIEC devait accélérer la production d’hydrogène décarboné afin de réduire les émissions dans les secteurs industriels les plus difficiles à décarboner.

La phase de préparation de ce PIIEC a coïncidé avec deux grands chocs macro-économiques qui ont libéré de vastes quantités d’argent public pour déployer des politiques anticycliques :

  • D’abord la crise du Covid-19 : Confrontée à une récession économique sans précédent, l’UE a découvert sa dépendance à l’égard des chaînes d’approvisionnement internationales pour des produits de base tels que les masques de protection ou le paracétamol. En réponse, elle a lancé un effort de relance extraordinaire de 750 milliards € en juillet 2020 (« NextGeneration EU ») avec l’objectif explicite d’accroître son autonomie stratégique dans les industries de base.
  • Ensuite l’attaque de la Russie contre l’Ukraine en février 2022 : La crise énergétique, et en particulier gazière, qui s’en est suivie a créé un sentiment d’urgence partagé concernant la nécessité d’accélérer le déploiement d’une chaîne de valeur intégrée de l’hydrogène renouvelable en Europe, comme le souligne la communication « REPowerEU » de mars 2022, afin de réduire la dépendance européenne du gaz russe.

C’est bien cette convergence d’un programme climatique ambitieux, d’une crise énergétique et d’une « Zeitenwende » dans l’approche européenne de la politique industrielle, soutenue par une période de taux d’intérêt bas facilitant des politiques économiques keynésiennes, qui explique pourquoi le PIIEC hydrogène a reçu autant de soutien politique et accumulé autant de puissance de feu financière.

Le fonctionnement du PIIEC hydrogène

Les premières propositions de projets pour un financement PIIEC (appelés « portefeuilles de projets ») ont été présentées dès la mi-2020, certains États membres ayant une longueur d’avance dans la collecte de projets grâce à des stratégies nationales pour l’hydrogène déjà définies, tandis que d’autres ont dû attendre début 2022 avant d’engager le processus d’identification et de présélection des projets candidats nationaux.

À la mi-2022, le nombre de propositions de projets s’élevait à plus de 400, ce qui a complètement submergé la Commission européenne chargée de mener l’instruction de chaque projet, ainsi que le gouvernement allemand qui s’était porté volontaire pour coordonner la phase de préparation de ce PIIEC.

Pour gérer la file d’attente, les États membres ont décidé de lancer les projets en quatre vagues différentes, en essayant de créer des groupes de projets cohérents concernant l’équipement pour la production d’hydrogène, les piles à combustible, le stockage, le transport ou la distribution (vague 1 / « Hy2Tech »), les utilisations finales industrielles (vague 2 / « Hy2Use »), l’infrastructure (vague 3 / « Hy2Infra »), et enfin les utilisations finales de mobilité (vague 4 / « Hy2Move »).

Après leur prénotification à la Commission européenne, les projets ont dû suivre un processus parallèle :

  • Chaque projet a été évalué individuellement, d’abord au niveau national (par le ministère en charge de l’industrie) et ensuite au niveau européen (par la Direction générale de la concurrence) via plusieurs séries de questions-réponses, par le biais desquelles la Commission européenne voulait s’assurer que le projet était techniquement solide et financièrement crédible (c’est-à-dire qu’il ne demandait pas trop de financement) et qu’il cochait toutes les cases en termes de partenariats établis entre entreprises et entre États membres, de partage de la propriété intellectuelle, d’efforts de diffusion et d’autres effets dits de « retombées positives ».
  • Tous les projets d’une même vague devaient par ailleurs contribuer collectivement à la rédaction d’un « document chapeau » qui résume les objectifs de cette vague et tente d’assurer la cohérence entre les projets.

L’approbation formelle (« notification ») des projets de la première vague a été obtenue en juillet 2022. S’en est suivie une période de validation politique au niveau national – et, dans certains États membres, un écrémage supplémentaire en raison de contraintes budgétaires ou de priorités politiques changeantes –, étant donné que la décision finale de financement d’un PIIEC, une fois le feu vert réglementaire donné par Bruxelles, incombe à l’État membre.

Les projets lauréats de la première vague ont finalement été autorisés à négocier et à signer des conventions de financement avec les autorités nationales désignées (par exemple, la banque publique d’investissement telle que la BPI en France). Les premiers fonds publics ont été versés aux projets au cours du dernier trimestre 2022.

Les 41 projets de 15 États membres rassemblés dans la première vague (Hy2Tech) ont reçu jusqu’à 5,4 milliards € de financement public, parmi lesquels le projet de pile à combustible Hymotive de Symbio pour un montant de 670 millions €. Les vagues 2 et 3 (Hy2Use en septembre 2022 et Hy2Infra en février 2024) ont ajouté 68 projets éligibles à un financement public pouvant atteindre 12,1 milliards €, tandis qu’une quatrième vague (Hy2Move) attend toujours l’approbation finale de la Commission européenne. Au total, ce sont plus de 20 milliards € de financement public qui devraient être mis à disposition pour ce PIIEC, soit plus de trois fois les montants mis à disposition pour le PIIEC sur les batteries.

Un instrument puissant qui souffre d’un manque de stratégie (européenne)

Il est trop tôt pour juger si le PIIEC hydrogène dans son ensemble sera un succès, étant donné que la plupart des projets devraient atteindre la fin de leur phase de financement entre 2025 et 2030. Mais l’expérience acquise au cours des quatre dernières années permet déjà de tirer certaines conclusions.

Soulignons déjà que le PIIEC est certainement l’un des instruments de politique industrielle européenne les plus puissants qui aient été mis en œuvre au cours des dernières décennies, et tous ceux qui ont contribué à sa création et à sa mise en œuvre doivent être félicités pour cette réussite.

En ce qui concerne l’hydrogène, le PIIEC a tenté d’adopter une approche globale pour développer une chaîne de valeur européenne complète, de la production en passant par le transport et le stockage jusqu’à l’utilisation dans l’industrie et la mobilité, en mettant l’accent sur la promotion des entreprises technologiques locales et la création d’écosystèmes solides à travers le continent. Les montants mis à disposition sont considérables et placent l’Europe à la pointe du développement de l’hydrogène par rapport à d’autres grands marchés tels que l’Amérique du Nord et la Chine.

Côté procédure, il est évident que l’instruction et le lancement du PIIEC ont pris trop de temps, ce qui a entraîné des écarts importants dans l’exécution des projets entre vagues et au sein d’une même vague :

  • Aujourd’hui, près de quatre ans après la soumission des premières propositions de projets, la Commission européenne évalue encore un certain nombre de projets faisant partie de la quatrième vague Hy2Move, alors que les projets de la première vague Hy2Tech ont déjà fait l’objet d’une première évaluation intermédiaire présentée lors de la première conférence PIIEC hydrogène en décembre 2023.
  • Dans cette première vague, environ un tiers des projets n’ont pas encore démarré alors que les projets les plus rapides ont commencé leurs activités en septembre 2021 (date des premières prénotifications).
  • Sans avoir accès à des données détaillées pour chacune des trois premières vagues, nous estimons que sur les 17,5 milliards € mis à disposition pour près de 110 projets en trois vagues depuis juillet 2022, environ 2 à 3 milliards € ont été déboursés à ce jour.

Côté résultats, notre analyse préliminaire révèle trois principales faiblesses.

Premièrement, le PIIEC a souffert du manque d’analyse et de planification stratégique au cours de la phase de préparation afin que ses moyens massifs soient dépensés de la manière la plus efficace.

Pour que l’économie de l’hydrogène décolle, il est essentiel que quatre technologies clés soient développées, industrialisées et déployées à grande échelle :

  • les technologies de production, qu’il s’agisse de l’électrolyse de l’eau avec de l’énergie renouvelable ou nucléaire, du reformage du méthane avec capture du carbone ou d’autres solutions zéro émission ;
  • les technologies de transport et de stockage, qu’il s’agisse d’hydrogène liquide ou gazeux, par l’intermédiaire de réservoirs de stockage ou de gazoducs ;
  • l’infrastructure de distribution, en particulier les stations de recharge d’hydrogène pour les applications de mobilité ;
  • les technologies d’utilisation de l’hydrogène, déjà existantes pour les applications industrielles (production d’ammoniac, d’acier ou de produits chimiques) ou en cours de développement pour les applications de mobilité (piles à combustible ou moteurs à combustion d’hydrogène).

Cependant, l’ordre dans lequel ces technologies sont déployées compte. Les constructeurs automobiles pourront développer de grands programmes de véhicules électriques à pile à combustible si et seulement si les piles à combustible et les solutions de stockage sont disponibles au bon niveau de maturité industrielle. Les clients se sentiront en confiance pour acheter ce type de véhicules si et seulement si des stations de recharge d’hydrogène sont disponibles au bon endroit et en quantité suffisante pour les cas d’usage ciblés (livraison urbaine et périurbaine, logistique régionale, transport longue distance, etc.). Et la mobilité par pile à combustible sera déployée à grande échelle pour compléter d’autres solutions telles que les véhicules électriques à batterie si et seulement si l’hydrogène décarboné est disponible à la pompe à un coût acceptable.

La préparation du PIIEC hydrogène a été insuffisante à cet égard :

  • Lorsque le PIIEC a été lancé, ni la Commission européenne ni les États membres n’avaient une vision claire et partagée de la manière dont la chaîne de valeur devrait se développer au cours des 5 à 10 années à venir. Ceux qui avaient un point de vue n’étaient pas d’accord sur des hypothèses fondamentales telles que la question de savoir d’où viendrait l’hydrogène : la France préconisait un modèle de production locale basé sur les énergies renouvelables et son parc nucléaire, tandis que l’Allemagne appelait à l’importation d’hydrogène vert depuis les pays tiers riches en soleil et en vent (hydrogène idéalement produit à l’aide d’électrolyseurs fabriqués en Allemagne). En conséquence, les quatre vagues de projets ont été conçues sans tenir suffisamment compte de l’état de préparation technologique des différentes solutions, des besoins de développement détaillés en termes d’industrialisation pour parvenir à un déploiement de masse conforme aux objectifs de l’UE, du calendrier et de la séquence des investissements, de la normalisation et de la standardisation, et enfin des délais réalistes pour le développement des produits et des projets. Au contraire, ces quatre vagues ont été lancées en fonction du niveau de préparation des projets arrivés les premiers au guichet. Certains projets d’une vague donnée avaient beaucoup plus de similitudes avec des projets d’une autre vague, mais ont atterri dans la vague dans laquelle ils sont aujourd’hui simplement en raison des contraintes du processus d’évaluation.
  • Outre l’absence d’un « idéal-type » pour la chaîne de valeur européenne de l’hydrogène, il y avait également un manque de compréhension stratégique fine concernant les chaînes de valeur des différentes technologies qui composent cette industrie. Dans le cas des piles à combustible, il est de notoriété publique que certains composants clés de la pile ne sont pas produits à grande échelle en Europe aujourd’hui, ce qui crée une dépendance de facto de l’écosystème européen dans son ensemble vis-à-vis de certains fournisseurs non européens. La prise en compte – dès le départ – de ces pièces manquantes du puzzle aurait permis de solliciter spécifiquement des projets dans ces domaines et d’évaluer les projets soumis en fonction de leur volonté et capacité technique à intégrer ces composants essentiels ou à développer des solutions alternatives.

Ce premier problème – le manque d’analyse et de planification stratégique – se double d’un second problème : l’absence de perspective européenne.

Le financement du PIIEC est décidé par chaque État membre pour ses entreprises, et l’objectif logique de chacun est donc de maximiser l’investissement privé, la création d’emplois et la création de valeur sur son territoire. On pourrait penser que les décideurs au niveau de l’UE devraient au contraire viser un impact maximal au niveau de l’UE en fixant des objectifs de politique industrielle européens – par exemple « développer cinq entreprises de piles à combustible / électrolyseurs / stockage de classe mondiale dans l’UE d’ici 2030 avec une capacité de production d’au moins X00 000 systèmes / an » – et en veillant à ce que seuls les projets capables d’atteindre ces objectifs soient financés. Dans la pratique, ce n’est pas ce qui s’est passé.

Les ministères nationaux ont fait un excellent travail dans la poursuite des objectifs nationaux susmentionnés. Certains d’entre eux ont même fait du mentorat et conseiller les porteurs de projet en vue de l’approbation de leurs projets. Mais il n’y avait personne pour jouer la partition européenne. La DG GROW de la Commission européenne a certainement essayé de promouvoir le processus, mais ce sont les administrateurs de la DG concurrence qui ont travaillé sur l’instruction de chaque projet, et ils ont fait leur analyse à travers le prisme des lignes directrices sur les aides d’État (« Pour que l’aide soit compatible avec le marché intérieur, ses effets négatifs en termes de distorsion de la concurrence et d’incidence sur les échanges entre États membres doivent être limités et inférieurs aux effets positifs en matière de contribution à l’objectif d’intérêt européen commun »). L’Europe s’est donc surtout concentrée sur les effets négatifs potentiels et pas du tout sur le paysage stratégique, les lacunes potentielles dans les chaînes de valeur des composants en amont, la cohérence et les synergies potentielles des projets par rapport à d’autres projets similaires, leur viabilité à moyen et long terme par rapport à la concurrence mondiale, etc. Bien que cela ne soit pas surprenant, vu le scepticisme de la Commission européenne en matière de politique industrielle au cours de l’histoire récente, cela a néanmoins laissé les projets sans véritable promoteur au niveau européen, à tel point que les États membres ont dû s’auto-organiser pour le processus de sélection et mobiliser des ressources nationales pour la préparation du document chapeau. Ce manque de perspective européenne brouille le regard sur les enjeux de compétition mondiale pour l’industrie européenne dans son ensemble par rapport à ses concurrents non européens.

La troisième et dernière lacune est l’articulation insuffisante des PIIEC avec d’autres initiatives politiques européennes et nationales. Maintenant que d’importants financements ont été débloqués grâce au PIIEC (même si ce n’est pas nécessairement dans le bon ordre), les décideurs politiques européens et nationaux semblent hésiter à aller de l’avant conformément aux objectifs et au calendrier de l’UE lorsqu’il s’agit de créer la demande et les conditions de marché qui relieront les différentes technologies des quatre vagues et leur permettront d’atteindre la maturité du marché de masse. Les arguments que l’on peut entendre dans les capitales de l’UE vont de « Nous sommes trop occupés à financer les stations de recharge rapide pour faire décoller les véhicules électriques à batterie, nous n’avons plus de bande passante (ni de financement) pour faire la même chose pour la mobilité électrique à pile à combustible en ce moment – et la technologie n’est de toute façon pas prête ! Attendons encore cinq ans… » à « Nous avons déjà dépensé tant d’argent public pour le PIIEC, pourquoi devrions-nous maintenant dépenser plus pour conclure des accords d’achat d’hydrogène, permettre l’achat de véhicules ou accélérer le déploiement de l’infrastructure de recharge ? ».

Bien que l’on ne puisse sous-estimer les efforts déjà consentis par les gouvernements européens dans le domaine de l’hydrogène, ces questions témoignent d’un manque de compréhension des tenants et aboutissants de la chaîne de valeur de l’hydrogène décrite plus haut et, plus généralement, d’un manque de sens de l’urgence lorsqu’il s’agit de développer les technologies de l’hydrogène propre.

Pour que les projets du PIIEC atteignent leurs objectifs, un soutien accru est essentiellement nécessaire sur deux fronts importants :

  • Des mécanismes visant à réduire le prix de l’hydrogène et des accords d’achat à long terme pour permettre aux acteurs énergétiques et industriels de prendre leurs premiers engagements de fort volume ;
  • Le soutien à l’infrastructure de recharge et à l’achat de véhicules pour permettre la montée en puissance du secteur de la mobilité hydrogène qui constituera à terme le plus gros consommateur d’hydrogène.

Sur le premier front, la Banque européenne de l’hydrogène et plusieurs mécanismes nationaux sont des outils bienvenus pour réduire de manière significative le prix de l’hydrogène sans carbone. Cependant, avec très peu de décisions finales d’investissement pour des projets d’hydrogène vert à ce jour, il devient évident qu’il reste un écart important à combler entre le coût de l’hydrogène décarboné produit en Europe (4-8 €/kg) et ce que les acheteurs à long terme dans l’industrie et l’énergie sont prêts à payer (2-3 €/kg livré), compte tenu des volumes globaux d’hydrogène visés par l’UE (20 millions de tonnes/an d’ici à 2030).

Sur le second front, le règlement sur le déploiement d’une infrastructure pour carburants alternatifs (dite AFIR) et certains régimes de subvention nationaux mis en place notamment au niveau fédéral allemand et au niveau régional français, vont dans la bonne direction. Cependant, 2 000 stations de recharge d’hydrogène sont nécessaires d’ici 2030 pour la seule mobilité des poids lourds, contre environ 650 stations que les États membres sont obligés d’installer dans le cadre du règlement AFIR. Si l’on ajoute les besoins spécifiques de certains véhicules utilitaires (comme les grandes camionnettes de livraison et les camions légers), nous pensons que l’Europe a besoin de pas moins de 3 000 stations d’ici à 2030. Un soutien à l’investissement est nécessaire pour dérisquer l’installation d’un tel réseau public. Par ailleurs, les véhicules utilitaires électriques à pile à combustible de la génération actuelle coûtent environ 70 000 €, contre 35 000 à 40 000 € pour leurs alternatives électriques à batterie (qui, certes, offrent moins d’autonomie et nécessitent des temps de charge plus longs). Comme pour les véhicules électriques à batterie il y a dix ans, des régimes d’aide ciblés et à grande échelle sont nécessaires pour combler cet écart de prix jusqu’en 2030, afin de permettre à la demande de passer de quelques milliers de véhicules par an aujourd’hui à quelques centaines de milliers de véhicules par an d’ici à 2030.

Perspectives et conclusions : vers une politique industrielle européenne de l’hydrogène pleinement assumée

L’hydrogène fera partie des solutions pour atteindre les objectifs de l’UE en matière de neutralité carbone à l’horizon 2050. Ces solutions doivent être déployées maintenant. Les quatre technologies clés de l’hydrogène nécessitent des développements massifs par rapport à l’état de l’art actuel, quelle que soit leur part dans le mix d’énergie et de mobilité en 2030 ou en 2040, si nous voulons garder le cap des objectifs de l’accord de Paris.

Le PIIEC hydrogène a permis à l’Europe de se positionner à l’avant-garde du développement d’une économie de l’hydrogène. Les montants mis en œuvre sont énormes par rapport à tout ce que l’Europe a fait auparavant, et la tentative de coordination des efforts au niveau européen est remarquable, malgré ses insuffisances.

Mais l’Union se trouve aujourd’hui à un double carrefour.

  • Tout d’abord, en ce qui concerne sa politique industrielle : assume-t-elle son tournant vers une politique industrielle européenne plus active, avec plus de moyens à déployer pendant les phases de développement de nouvelles technologies, pour façonner des chaînes d’approvisionnement et des écosystèmes suffisamment profonds et solides pour résister à la concurrence internationale – ou s’en tiendra-t-elle à son rôle de gendarme des règles concernant les aides d’Etat ? Soyons clairs, une politique industrielle européenne plus active n’est pas le retour du « Plan » de la France des années 1960 à l’échelle européenne, mais elle nécessite bien des ressources, à la fois dans les capitales nationales et à Bruxelles, pour réfléchir réellement aux chaînes de valeur qui doivent être créées ou réorganisées. Et pour aller plus loin, l’UE est-elle suffisamment déterminée pour poursuivre ces politiques industrielles et d’innovation malgré le retour de la contrainte budgétaire, et pour les compléter par des barrières à l’importation plus strictes, aussi longtemps que nécessaire, afin d’éviter des scénarios semblables à celui de l’industrie photovoltaïque dans d’autres industries telles que l’hydrogène ?
  • Deuxièmement, sa stratégie en matière d’hydrogène : L’UE peut-elle rapidement mettre en place les mesures nécessaires au niveau de la demande pour éviter que les gigafactories financées par le PIIEC ne soient mises en sommeil faute de volumes suffisants ? La montée en puissance et l’atteinte de volumes suffisants sont cruciales pour que les entreprises financées dans le cadre du PIIEC puissent développer leur savoir-faire en termes de processus de production à grande vitesse, améliorer la qualité de leurs produits et descendre la courbe des coûts avant l’arrivée de la concurrence massive, notamment chinoise, dans quelques années (pour les électrolyseurs alcalins, elle est déjà là).

Contrairement au photovoltaïque et aux batteries, la course au leadership industriel mondial dans le domaine de l’hydrogène, et des technologies de mobilité hydrogène en particulier, est encore plus ouverte. Cela offre à l’Europe une chance de maintenir une empreinte industrielle significative dans l’industrie automobile. L’importance de cette industrie pour l’indépendance stratégique de l’Europe, son tissu social et, en fin de compte, sa stabilité politique, ne peut être surestimée. Le PIIEC hydrogène a permis de lancer les efforts de l’UE dans ce domaine, mais les décideurs politiques doivent maintenant être prêts à soutenir la montée en puissance des différentes chaînes de valeur de l’hydrogène, au-delà du PIIEC, y compris par des mesures ciblées et limitées dans le temps du côté de la demande, afin de les rendre réellement viables à long terme.

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Christophe Schramm