Le rail contre l’avion, ou comment un décret peut stériliser une loi

Le rail contre l’avion, ou comment un décret peut stériliser une loi
Publié le 9 mai 2023
Prendre le train plutôt que l’avion, c’est une bonne manière de réduire sa contribution aux émissions des gaz à effet de serre. Surtout quand le gain de temps procuré par l’avion n’est pas significatif par rapport au rail. La suppression des trajets courts en avion a donc été inscrite dans la loi. Mais le décret d’application vide méthodiquement le texte de toute portée réelle.
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Le trafic aérien est, on le sait, fortement émetteur de gaz à effet de serre. En ce sens, il contribue de manière significative au réchauffement climatique. Raison pour laquelle il est souhaitable de substituer aux liaisons aériennes des moyens de transport moins carbonés. Si cette substitution est souvent difficile voire impossible pour les longs courriers, elle est en revanche souvent envisageable pour les trajets domestiques plus courts. Le rail est alors un bon candidat à la substitution.

Le Conseil de Défense écologique du 12 février 2020 avait lui-même reconnu l’importance de ne pas prendre l’avion lorsqu’il existe une alternative bas-carbone : les fonctionnaires en mission étaient censés ne plus pouvoir prendre l’avion à compter de janvier 2021 pour tout trajet ne dépassant pas 4 heures de train, comme il était précisé dans les documents annexés aux conclusions du Conseil.

La loi Climat et résilience a voulu aller plus loin en disposant, dans son article 145, que « Sont interdits (…) les services réguliers de transport aérien public de passagers concernant toutes les liaisons aériennes à l’intérieur du territoire français dont le trajet est également assuré sur le réseau ferré national sans correspondance et par plusieurs liaisons quotidiennes d’une durée inférieure à deux heures trente. » Le principe de la substitution air-fer se trouve ainsi généralisé à l’ensemble des publics et des opérateurs.

L’objectif recherché par le législateur est clairement d’éviter les émissions de gaz à effet de serre liées aux trajets aériens substituables par le train dans des délais jugés raisonnables (ici 2h30). Issue des propositions de la Convention citoyenne pour le climat, cette disposition est moins ambitieuse que la formule initiale des conventionnels qui se présentait comme suit : « Sont interdits à compter du 1er janvier 2025 [les services de transport aérien] lorsqu’ils sont exécutés sur une liaison également assurée par voie ferrée, sans correspondance et en moins de quatre heures (…) » (p. 259 de son rapport final, nous soulignons).

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Le législateur avait ajouté toutefois qu’un décret préciserait les conditions d’application « notamment les caractéristiques des liaisons ferroviaires concernées, qui doivent assurer un service suffisant, et les modalités selon lesquelles il peut être dérogé à cette interdiction lorsque les services aériens assurent majoritairement le transport de passagers en correspondance ou peuvent être regardés comme assurant un transport aérien décarboné. »

Le décret d’application était donc très attendu. Après examen par la Commission européenne et clôture de la consultation publique en février dernier, les termes du projet de décret sont désormais connus. Et on peut dire qu’ils vident méthodiquement la mesure de toute portée réelle. L’interprétation de la loi exploite en effet toutes les possibilités d’en réduire l’application. De sorte que les trajets aériens Paris-Nantes, Paris-Bordeaux ou Paris-Lyon sont toujours possibles, mais… seulement depuis Paris-Charles De Gaulle et non plus depuis Paris-Orly ! Dans sa grande sagesse, le Gouvernement est donc en passe d’organiser un simple report de charge d’un aéroport d’Ile-de-France vers un autre. De même, les liaisons Lyon-Marseille demeureront autorisées alors même que les liaisons ferroviaires sur ce trajet sont inférieures à 2h00.

Pour comprendre comment on a pu en arriver là, il faut suivre les méandres byzantins de la casuistique gouvernementale… Explications.

Pour qu’une liaison ferroviaire puisse être considérée comme une substitution à la liaison aérienne concernée, il faut en effet qu’elle remplisse cinq conditions aux yeux du Gouvernement :

  1. Un trajet de moins de 2h30 ;
  2. Un trajet desservant les mêmes villes que les aéroports considérés ;
  3. Un trajet sans correspondance ;
  4. Une fréquence suffisante ;
  5. Des horaires satisfaisants.

Le premier et le troisième critères sont logiques et ne soulèvent aucune difficulté particulière. Le deuxième, le quatrième et le cinquième ont en revanche donné lieu à plusieurs chicanes particulièrement spécieuses.

Un trajet desservant les mêmes villes que les aéroports considérés ? Cette condition paraît parfaitement légitime. Sauf que le Gouvernement y ajoute une précision un peu inattendue : « lorsque le plus important en termes de trafic des deux aéroports concernés est directement desservi par un service ferroviaire à grande vitesse, la gare retenue est celle desservant cet aéroport ». Autrement dit, pour l’aéroport de Paris-Charles De Gaulle, la gare pertinente n’est ni la Gare Montparnasse, ni la Gare de Lyon, mais la gare TGV qui dessert directement l’aéroport (« Aéroport Charles De Gaulle ») ; de même, on retiendra la gare de Lyon-Saint-Exupéry pour Lyon. On pouvait pourtant considérer que des passagers sans correspondance à destination ou en provenance de Paris-Charles De Gaulle, dans leur grande majorité, se rendent à ou viennent de… Paris et non à/de Roissy. On pouvait même considérer qu’ils trouveraient dans les grandes gares de centre-ville des possibilités d’intermodalité et de connectivité avec le reste de l’agglomération plus riches, plus directes et plus nombreuses.

Ce choix de la gare de référence emporte bien sûr toute une série de conséquence : la fréquence (4e critère) des liaisons ferroviaires à partir ou à destination des gares aéroportuaires est évidemment inférieure à ce qu’elle est depuis ou vers les gares parisiennes ou Lyon-Part Dieu. Et c’était ssans doute le but poursuivi : montrer que la substitution n’était dès lors pas satisfaisante

Le cinquième critère (des horaires satisfaisants) s’accompagne également d’une contrainte supplémentaire ajoutée par le Gouvernement : pour que ces horaires soient réellement « satisfaisants » à ses yeux, il faut en effet qu’ils permettent de passer « plus de huit heures sur place dans la journée ». Autrement dit, un passager parisien doit pouvoir aller à Lyon depuis la gare TGV de Paris-Charles De Gaulle, passer plus de huit heures à Lyon dans la journée et revenir à la gare TGV de Paris-Charles De Gaulle avant le lendemain. Dans l’état actuel des services proposés par la SNCF, même en étant prêt à se lever très tôt et à se coucher très tard, c’est bien sûr impossible. 

C’est donc à ce prix – très élevé – que les services ferroviaires ont une chance d’être considérés comme une « alternative substituable à la voie aérienne, sans pénalisation excessive des voyageurs ». Naturellement, le Gouvernement encourage la SNCF à augmenter ses dessertes et à améliorer ses horaires sur les gares aéroportuaires de manière à pouvoir étendre le champ de l’interdiction et « augmenter la substitution air-fer recherchée par l’article 145 ». Mais il est douteux que la SNCF juge l’opération réellement rentable : remplirait-elle des TGV supplémentaires à destination de gares aéroportuaires alors même que les passagers ne veulent pas prendre l’avion et qu’il leur reste au minimum ¾ heure (dont 35 minutes de RER) pour rejoindre Paris ou le cœur d’une autre agglomération ?

Le résultat de cette casuistique infernale est que seules seront interdites les liaisons entre Paris-Orly, d’une part, et Bordeaux, Nantes et Lyon, de l’autre. Il apparaît ici que la volonté première du législateur (réduire les émissions de gaz à effet de serre) a été clairement sacrifiée aux considérations relatives au confort des voyageurs et plus sûrement encore aux intérêts des lobbies du transport aérien.

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Alexandre Durain