I. L’efficacité des sanctions contre la Russie
La question de l’efficacité des sanctions est extrêmement politisée. Il est difficile de trouver des analyses objectives basées sur des données statistiques et les faits. Cela joue en faveur du Kremlin, qui a fait de la désinformation économique et statistique un outil dans sa guerre informationnelle.
Je fais partie de ceux qui considèrent que les sanctions fonctionnent. Le premier point qu’il faut rappeler, c’est que le débat sur l’efficacité des sanctions manque souvent de clarté en raison de la confusion touchant aux objectifs des sanctions. Or, pour savoir si les sanctions fonctionnent, il faut d’abord définir leurs objectifs. Dans le cas de la Russie après l’attaque du 24 février 2022 contre l’Ukraine, ces objectifs n’étaient pas un effondrement économique : c’est tout simplement impossible quand on parle de la neuvième puissance économique mondiale. Ce n’est par ailleurs pas souhaitable car un effondrement économique de la Russie aurait des répercussions néfastes sur l’économie mondiale. L’objectif des sanctions n’était pas non plus de provoquer un changement de régime à Moscou : l’histoire montre que les sanctions ne permettent pas d’atteindre un tel objectif. Enfin, les sanctions infligées depuis 2014, après l’annexion de la Crimée, ont également démontré que ces mesures ne sont pas d’un outil magique qui pourrait, du jour au lendemain, changer les calculs du Kremlin en Ukraine.
Quels sont les objectifs des sanctions ? À mon sens, ils sont au nombre de trois. Le premier objectif, c’est d’envoyer un signal diplomatique clair à Moscou, un signe d’unité transatlantique et de soutien à l’Ukraine. De ce point de vue, l’opération a marché : Vladimir Poutine ne s’attendait probablement pas à un tel niveau de sanctions contre son pays, notamment le gel de la moitié des réserves de la Banque centrale de Russie.
Ensuite, le deuxième objectif, c’est de peser sur la capacité de la Russie à faire la guerre en Ukraine. On ne peut pas annihiler totalement la force militaire russe car la Russie dispose de beaucoup de réserves afin de financer la guerre. Mais les sanctions visent à peser sur la capacité russe à faire la guerre, à la fois du point de vue économique et financier, mais aussi technologique. De ce point de vue, les sanctions fonctionnent. En effet, l’économie russe ne se porte pas bien : elle était en récession l’an dernier et elle le sera probablement également cette année ou, dans tous les cas, elle ne va pas rebondir. On voit bien qu’il y a eu un effondrement de la consommation des ménages et des données concordantes montrent que la situation économique du pays n’est pas bonne. On constate également que, du point de vue fiscal, les sanctions ont énormément réduit la capacité de la Russie à financer la guerre en provoquant un effondrement de ses recettes fiscales. Par exemple, au premier trimestre de cette année, les sanctions ont entraîné une baisse de 29 % des revenus russes issus des exportations de pétrole par rapport à l’année précédente. Des études fiables montrent que cette diminution des recettes fiscales russes est très majoritairement due à l’effet des sanctions. Par conséquent, la Russie, au premier trimestre 2023, était déjà à plus de 80 % de sa cible de déficit. Il est donc plus difficile pour la Russie de financer la guerre. Or, à un moment, le Kremlin devra faire des choix pour préserver la stabilité et la paix sociale.
Enfin, le troisième objectif des sanctions porte sur le domaine technologique. En effet, faire la guerre nécessite l’accès à des technologies de pointe dans le domaine des semi-conducteurs notamment. Les missiles russes sont équipés de semi-conducteurs de fabrication occidentale auxquels la Russie n’a désormais plus accès, ce qui complique la maintenance et le renouvellement des équipements militaires.
Pour schématiser, la Russie vit sur ses stocks, tant du point de vue économique et financier que du point de vue technologique. Mais refaire ces stocks va être de plus en plus compliqué. Cela illustre que les sanctions ne sont pas un mécanisme rapide avec des effets du jour au lendemain, mais un outil lent, graduel, cumulatif, comme une vis qu’on serre petit à petit.
II. Les enseignements après plus d’an an de sanctions fortes contre Moscou
Six enseignements sont intéressants à garder à l’esprit après an et demi de sanctions fortes contre la Russie.
Trois enseignements, tout d’abord, se dégagent clairement. Le premier, parfois mal compris, c’est que les sanctions ne sont pas un outil magique dont les effets se feraient sentir du jour au lendemain. C’est tout simplement impossible quand on s’attaque à une économie aussi puissante que celle de la Russie – qui reste la neuvième puissance économique mondiale. Le deuxième, c’est la nécessité d’avoir des objectifs clairs pour ne pas entretenir l’impression que les sanctions ne fonctionnent pas. Le troisième enseignement, c’est que les sanctions ont bien des effets importants sur l’économie russe, malgré les dénégations du Kremlin.
Trois autres enseignements paraissent plus inattendus. Le premier, c’est que l’unité occidentale et européenne ont été extrêmement fortes. Cela n’allait pas de soi en février 2022. Il y a eu, en effet, énormément de précédents de tensions concernant les sanctions entre l’Union européenne et les Etats-Unis après, par exemple, le retrait américain de l’accord nucléaire avec l’Iran en 2018 : celui-ci avait donné lieu à la réimposition des sanctions américaines contre l’Iran, au grand dam de l’Union européenne. Dans le cas de l’Ukraine, cette forte unité transatlantique a probablement été une surprise pour Poutine qui comptait probablement à la fois sur des succès militaires rapides, mais également des dissensions dans l’unité transatlantique. L’unité a également été forte à l’échelon européen. Même si des pays comme la Hongrie sont particulièrement vocaux en ce qui concerne leur opposition aux sanctions, dans l’ensemble, les sanctions – qui sont adoptées à l’unanimité à l’échelle européenne – ont tenu et on a vu l’Union européenne prendre un certain nombre de décisions qui paraissaient auparavant inenvisageables. Je pense par exemple à l’embargo européen sur les importations de pétrole, qui était totalement impensable même début 2022. La stratégie de Vladimir Poutine a montré à l’Europe qu’elle devait se défaire de sa dépendance aux hydrocarbures russes.
Le deuxième enseignement, c’est que le pivot russe vers la Chine n’est pas aussi solide que Moscou voudrait le faire croire. Il existe une déconnexion entre les déclarations russes, qui voudraient laisser penser que les deux pays se rapprochent, et les chiffres dont on dispose. Les sanctions de 2022 ont notamment pesé sur la capacité de la Russie à importer des produits de haute technologie par exemple. La priorité russe, l’an dernier, était donc de trouver des fournisseurs alternatifs. Pour ce faire, la Russie s’est naturellement tournée vers la Chine. Mais la Chine n’a pas massivement augmenté ses exportations vers la Russie l’an dernier : elle les a augmentées de 13 %, ce qui est dans la moyenne de la hausse des exportations chinoises vers d’autres pays l’an dernier. En valeur, les exportations chinoises vers la Russie restent très faibles : la Russie n’absorbe ainsi que 2 % des exportations de la Chine. Évidemment, dans l’autre sens, la Russie a augmenté ses exportations d’hydrocarbures vers la Chine parce qu’elle a perdu son premier marché à l’export pour ses hydrocarbures (l’Europe). Mais, là aussi, on peut penser que ces exportations ont atteint un plateau après avoir fortement augmenté l’an dernier. Et, à nouveau, les importations en provenance de Russie ne représentent que 4 % des importations de la Chine. Au-delà des chiffres, il est clair que la Chine fait tout pour ne pas devenir dépendante des hydrocarbures russes. Ainsi, elle traîne des pieds, par exemple, pour construire un nouveau gazoduc entre la Russie et la Chine qui entraînerait une forte augmentation des exportations de gaz russe vers la Chine.
Troisième enseignement : la Russie a fait des statistiques un outil de désinformation. C’est en partie pour cela qu’il est très difficile d’avoir des analyses non-partisanes sur l’efficacité des sanctions. Le volet informationnel sur la question des statistiques et de l’économie russe est très important pour le Kremlin, qui a recyclé un certain nombre de techniques statistiques à grosses ficelles pour laisser croire que tout va bien. Certaines données statistiques ne sont tout simplement plus publiées, par exemple pour ce qui concerne le commerce extérieur. Par ailleurs, des chiffres peu flatteurs sont publiés avec retard. Enfin, les statistiques russes sont révisées régulièrement. Tous les pays le font mais la Russie avec une fréquence et à une échelle pour le moins inhabituelles. Les économistes ont besoin de bases de comparaison pour établir leurs prévisions. Il est donc très complexe de savoir ce qui se passe réellement en Russie et cela ne va cesser de s’aggraver à la fois en raison d’un manque d’accès aux données et des contradictions qu’on relève entre elles.
Trois autres questions restent en suspens. La première est un défi majeur pour 2023 et 2024, et concerne la mise en œuvre des sanctions. Un enjeu important consiste à essayer de limiter les voies de contournement des sanctions. Je pense par exemple à la Turquie, aux Émirats arabes unis, à la Serbie et à l’Arménie, dont les exportations vers la Russie ont fortement augmenté l’an dernier. Il faut essayer de convaincre ces pays de ne pas devenir des plaques tournantes pour le contournement de sanctions, ce qui est très difficile en pratique. Un deuxième chantier concerne l’harmonisation de la mise en œuvre des sanctions au sein de l’Union européenne. En effet, les sanctions sont adoptées à l’unanimité à l’échelle européenne mais elles sont mises en œuvre par chaque État membre, qui peuvent avoir des interprétations différentes de la législation.
La deuxième question qui reste en suspens est la capacité occidentale à lutter contre la propagande russe. Les campagnes de désinformation se développent dans tous les domaines. En Afrique, notamment, elles surfent sur le ressentiment à l’égard des anciennes puissances coloniales. De nombreuses campagnes établissent un lien factice entre sanctions et insécurité énergétique ou alimentaire. Le narratif russe vise à faire croire que ce sont les sanctions qui ont augmenté les prix des matières premières. En réalité, c’est l’invasion de l’Ukraine qui a entraîné une hausse des cours de l’énergie et c’est le blocus russe des ports ukrainiens qui est en cause dans la hausse des prix alimentaires.
Enfin, la dernière question concerne la capacité de résistance aux sanctions. Les sanctions sont comme les antibiotiques : ce sont des outils extrêmement importants, mais quand ils sont trop utilisés, il peut y avoir des résistances et des effets secondaires. On voit que les pays soumis à des sanctions, comme la Russie, la Chine, l’Iran, le Venezuela, Cuba, etc. développent un certain nombre de mécanismes financiers pour, petit à petit, s’immuniser contre les sanctions.
III. Le contournement des sanctions
Sur la question du contournement des sanctions, je voudrais développer cinq points clé. Tout d’abord, le contournement des sanctions est à peu près aussi ancien que les sanctions elles-mêmes. En 1806, quand Napoléon avait imposé ce qui s’appelait alors le « blocus continental » contre le Royaume-Uni, l’économie britannique s’était adaptée en réorientant son commerce vers les États-Unis. Aujourd’hui, la Corée du Nord importe du pétrole et exporte du charbon illégalement par des transferts de cargos à cargos dans la mer de Chine orientale. De la même façon, on sait que l’Iran parvient à exporter des cargaisons de pétrole vers l’Europe. Le contournement des sanctions n’est absolument pas une surprise, c’est une donnée attendue et évidente.
Pour autant, et c’est le deuxième point clé, tout ne relève pas du contournement de sanctions. Il faut tout d’abord rappeler que seuls les pays occidentaux imposent des sanctions contre la Russie. Ces pays représentent deux tiers du PIB mondial, mais seulement un tiers de la population mondiale. Par conséquent, quand un certain nombre de pays comme la Turquie et l’Arménie, la Serbie ou les Émirats arabes unis augmentent leurs exportations vers la Russie, ce n’est pas du contournement de sanctions. En effet, seules les entreprises occidentales doivent respecter ces mesures. Même en Europe, tous les flux commerciaux vers la Russie ne sont pas interdits : les sanctions européennes ne couvrent que 49 % du commerce vers la Russie si l’on considère les chiffres 2021. Par exemple, les exportations de produits alimentaires ou de médicaments ne sont pas concernées, pour des raisons humanitaires. Les exportations européennes vers la Russie de ces catégories de biens ont même augmenté l’an dernier. Tout n’est donc pas du contournement de sanctions, mais si des entreprises occidentales voient soudain leurs exportations vers l’Arménie ou au Kazakhstan en plein boom, elles doivent se poser des questions.
Troisièmement, contourner les sanctions n’est pas une solution facile à mettre en œuvre pour la Russie. La Russie est la neuvième économie mondiale et ses importations s’élevaient à presque 300 milliards de dollars en 2021. Cela fait beaucoup de contournements commerciaux à mettre en place et beaucoup de valises à transporter (on dit « suit case trade » en anglais). Le contournement de sanctions pour la Russie est beaucoup plus difficile qu’il ne l’est pour des petites économies sous sanctions comme Cuba, la Corée du Nord ou l’Iran. On ne se situe pas du tout sur les mêmes ordres de grandeur. En outre, les biens importés par des mécanismes illicites sont souvent de moins bonne qualité.
Un quatrième enseignement est que la Chine n’est pas un grand allié pour ce qui concerne le contournement des sanctions. La Russie a besoin d’accéder aux semi-conducteurs car ils sont très importants dans le domaine militaire et technologique, mais la Chine a les mêmes problèmes que la Russie : elle n’a plus accès aux semiconducteurs occidentaux les plus avancés depuis l’an dernier. En outre, les entreprises chinoises craignent que les Etats-Unis imposent des sanctions secondaires contre la Russie, lesquelles forceraient les entreprises chinoises faire un choix entre le marché russe et le marché américain et l’utilisation du dollar américain. Le fonctionnement des sanctions secondaires est souvent mal compris : les États-Unis ne peuvent pas interdire à des entreprises étrangères de faire du commerce avec la Russie. En revanche, les États-Unis peuvent interdire aux entreprises qui font du commerce avec la Russie d’en faire aussi avec les États-Unis. C’est ainsi que fonctionnent les sanctions secondaires.
Pourquoi les Etats-Unis n’imposent-ils pas de sanctions secondaires contre Moscou ? Car la Russie est un fournisseur majeur de matières premières. On pense évidemment à l’énergie (pétrole, gaz) mais également aux produits agricoles, à un certain nombre de métaux comme l’or, mais aussi au combustible nucléaire. Si les États-Unis empêchaient la Russie d’exporter ces matières premières, cela entrainerait une hausse extrêmement marquée des cours des matières premières à travers le monde – qui serait, dans ce cas, due aux sanctions – avec un impact négatif fort sur les pays en voie de développement.
Enfin, le cinquième et dernier enseignement est qu’il faut cesser de croire que la Russie baigne au milieu d’un océan de semi-conducteurs importés illégalement. La plupart des semi-conducteurs, indispensables dans le domaine militaire mais également pour développer et exploiter des champs d’hydrocarbures, sont de technologie américaine et fabriqués à Taïwan ou en Corée du Sud. Les importations russes de semi-conducteurs en provenance de Turquie, d’Arménie, des Émirats arabes unis ou du Kazakhstan ont fortement augmenté l’an dernier. Mais, en valeur absolue, on reste sur des quantités modestes. Si l’on prend l’exemple de la Turquie, effectivement, elle a quadruplé ses exportations de produits de haute technologie, dont les semi-conducteurs, vers la Russie, pour arriver à un total de 489 millions de dollars l’an dernier. Cela parait beaucoup mais c’est toujours 26 fois moins que les importations russes de semi-conducteurs et de produits de haute technologie en 2021. Ainsi, les taux de croissance peuvent dépeindre une situation très positive, mais représenter des petits montants qui ne compensent pas la perte pour la Russie de ses fournisseurs occidentaux dans le domaine des hautes technologies. Si la Russie avait plein de semi-conducteurs, elle ne désosserait probablement pas des frigos et des machines à laver !
Vous avez souligné les mesures prises pour geler les dépôts de la banque centrale russe à l’étranger. Quel peut être le sort réservé à ces actifs saisis ou gelés ? Certains plaident en faveur d’une confiscation de ces biens pour les affecter à la reconstruction de l’Ukraine. Serait-ce une sanction légitime ou légale ?
La Grande Conversation
La Banque centrale de Russie avait environ 640 milliards de dollars de réserves de changes avant le début de l’invasion de l’Ukraine. Environ la moitié de ces actifs ont été gelés. L’autre moitié des actifs avait été mise à l’abri en ne les détenant pas en devises occidentales. En effet, à peu près 300 milliards de dollars d’actifs étaient détenus en yen, en livres sterling, en dollars canadiens et le reste était détenu en or, en roupies, en renminbi, etc., c’est-à-dire en devises non-occidentales qui n’ont pas pu être gelées.
Que faire de ces réserves de changes ? Le débat est ouvert. La réponse n’est pas évidente. La question de la légalité est particulièrement importante et les juristes sont divisés sur le sujet. Le Canada a rendu légale la confiscation des avoirs de la Banque centrale de Russie mais c’est le seul pays occidental, à ma connaissance, à avoir pris une telle mesure. Au-delà de cet aspect juridique, la question pour les pays occidentaux est aussi de se demander si confisquer ces réserves n’accélérerait pas la volonté de pays craignant des sanctions occidentales de diversifier leurs réserves de change et de ne plus les détenir en monnaies occidentales. On accélèrerait ainsi la résistance aux sanctions.
Agathe Demarais
Quelle est la raison de la prudence chinoise ? Est-ce uniquement le risque de sanctions secondaires américaines ou la Chine trouve son compte dans ce statuquo ?
La Grande Conversation
Tout d’abord, c’est évidemment la peur des sanctions secondaires américaines, comme on l’a vu. Si la Chine estime que des sanctions secondaires pourraient être imposées et donc, du jour au lendemain, que ses entreprises devraient mettre un terme à toute relation commerciale avec la Russie, il n’est sûrement pas intéressant de se lancer dans une opération de rapprochement.
En outre, le marché russe n’est pas attractif. L’économie russe était en récession l’an dernier et elle le sera probablement encore cette année. Si on regarde les flux d’investissements, on ne voit absolument pas de boom des investissements chinois. L’économie russe n’est pas un marché attractif, mais également parce que la Russie a pris un certain nombre de décisions qui refroidissent les entreprises chinoises, comme le fait de lever toutes les questions de respect du droit de la propriété intellectuelle.
Enfin, la Chine a toujours eu une politique visant à éviter de créer des dépendances à l’égard d’autres économies. Je pense en particulier à ses approvisionnements en hydrocarbures : on sait que la Chine plafonne à environ 1 million de barils par jour ses importations de pétrole en provenance de chaque pays, et la Russie est à peu près à ce plafond. La Chine fait très attention à cela ne pas devenir dépendante de la Russie, qui a d’ailleurs montré qu’elle n’était pas un fournisseur fiable en coupant le robinet du gaz à l’Europe.
Agathe Demarais
À son activation, l’exclusion du système de paiement Swift semblait poser des questions de légalité et de légitimité, puisque qu’il s’agit d’une exclusion unilatérale à partir d’un système qui est géré sur une base privée, qu’en est-il ?
La Grande Conversation
Swift est une coopérative basée en Belgique qu’il faut voir comme un carnet d’adresses de banques. Les flux financiers ne transitent pas par Swift, qui permet simplement de router les virements entre différentes banques dans le monde. En 2012, sous pression américaine, Swift avait coupé l’accès de toutes les banques iraniennes à son réseau. Cela avait été une mesure très forte puisque cela avait plongé l’Iran dans une situation d’isolement financier total.
En Russie, aujourd’hui, seules quelques banques sont coupées de Swift. La propagande russe tourne d’ailleurs à plein régime parce que la banque agricole Rosselkhozbank a été coupée de Swift, et la Russie prétend que cela affame le monde. C’est totalement faux : Rosselkhozbank, n’a d’agricole comme le nom et c’est un peu comme le Crédit agricole : on peut utiliser d’autres banques pour faire des transactions liées aux matières premières agricoles. Le reswifting de Rosselkhozbank est une des demandes fortes de la Russie, en essayant d’entretenir la confusion sur cette idée. Gazprombank, en revanche, n’a pas été retirée du système Swift parce qu’au moment où cette décision a été prise l’Union européenne importait du gaz en provenance de la Russie et il fallait des canaux financiers pour payer ce gaz.
Mais la vérité, c’est que la plupart des banques russes sont toujours connectées à Swift. Il s’agit plutôt d’une mesure à portée symbolique qui va compliquer les virements vers la Russie, les retarder, les rendre plus coûteux, mais la Russie n’est pas plongée dans un état d’isolement financier total comme l’était l’Iran après 2012.
Agathe Demarais
Certaines analyses concernant les besoins de gaz de l’Europe l’année prochaine disent qu’on a eu de la chance d’avoir un hiver très doux, mais que le problème va se poser de la même manière à l’hiver 2023-2024, cela vous semble-t-il crédible ?
La Grande Conversation
Il s’agit d’un élément de langage du Kremlin, très repris par les sphères pro-russes. Il est intéressant de regarder leurs déclarations : il y a un an, on allait droit dans le mur. Tel ne fut pas le cas. Maintenant, à les écouter, c’est l’année prochaine que ce sera le chaos ! Cette hypothèse parait peu vraisemblable : en effet, les réserves de gaz sont à un niveau record en Europe. En réalité, on peut même estimer que la coupure du robinet du gaz est bénéfique pour l’Europe à long terme, puisqu’on a vu l’Union européenne réorienter ses approvisionnements en gaz très vite avec de nouveaux fournisseurs, développer à vitesse accélérée des terminaux de GNL et mettre les bouchées double en matière d’adoption des énergies renouvelables.
Agathe Demarais
Si la guerre devait se prolonger, comment est-ce que vous voyez le devenir à long terme de ces sanctions ?
La Grande Conversation
Je ne vois pas de scénario où les sanctions occidentales contre la Russie seraient levées à moyen terme parce que, sans pouvoir me prononcer sur les questions militaires, je ne vois malheureusement pas le conflit en Ukraine être résolu rapidement. Je pense que nous allons plutôt vers une situation où les sanctions occidentales contre la Russie vont rester en place dans le long terme. Ce qu’on observera, si tel est le cas, c’est un découplage de l’économie russe vis-à-vis des économies occidentales.
Il faut aussi rappeler que les perspectives économiques russes de long terme ont toujours été mauvaises, même avant 2014. En effet, les deux déterminants principaux de la croissance à long terme sont la croissance de la population et la croissance de la productivité. Or, la population russe stagne et la croissance de la productivité russe est à peu près nulle, du fait principalement d’un faible taux d’investissement (la Russie n’est pas réputée pour sa capacité d’innovation) Si l’on ajoute à cela les effets du changement climatique, qui va entraîner une baisse de la demande dans les décennies à venir pour les hydrocarbures russes, cela donne une situation très difficile à long terme pour l’économie russe. Ajoutez à cela les sanctions qui contraignent la capacité de la Russie à développer des nouveaux champs d’hydrocarbures puisque le Kremlin n’a plus accès aux financements occidentaux et surtout plus accès aux technologies occidentales : on voit que l’équation est vraiment compliquée et que la Russie n’est pas une puissance économique d’avenir.
Agathe Demarais
Que vous pensez de l’impact sur la vie quotidienne des Russes ? Vous avez dit que les biens alimentaires, les médicaments sont exclus des sanctions, est-ce que cela veut dire que la vie quotidienne des Russes n’est pas affectée ?
La Grande Conversation
L’objectif des sanctions n’est absolument pas de rendre la vie de la population russe insupportable. Les embargos commerciaux qui avaient été appliqués par exemple contre l’Irak dans les années 1990 et qui avaient eu un impact négatif très fort sur la population, ce sont des sanctions que les pays occidentaux n’imposent plus – justement à cause de leurs effets humanitaires. Le principal effet des sanctions sur la vie quotidienne de la population russe, c’est la hausse de l’inflation. On utilise souvent le cours du rouble comme indicateur économique, ce qui n’est pas très fiable, mais on voit tout de même que le rouble s’est déprécié vis-à-vis des devises occidentales, ce qui alimente l’inflation. D’autres indicateurs laissent également penser que l’impact des sanctions sur la population n’est pas négligeable. Par exemple, la production d’automobiles, qui est généralement un bon indicateur de l’état d’une économie, s’est effondrée d’environ 70 % l’an dernier. Cela traduit le manque d’accès à ces composants de technologie et une baisse de la confiance des ménages.
Agathe Demarais