Entretien

Divergences franco-allemandes

Divergences franco-allemandes
Publié le 22 février 2023
  • économiste, directeur général de l’European Policy Center
🇬🇧 Cet article est disponible en anglais.
Malgré la célébration à la Sorbonne du 60e anniversaire du traité de l’Elysée le 22 janvier dernier, la relation franco-allemande semble au point mort. Sur de nombreux dossiers, Paris et Berlin ont du mal à rapprocher leurs points de vue : Défense européenne, politique industrielle, transition énergétique, relation transatlantique… Comment comprendre l’accumulation des malentendus ?
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La situation de la relation franco-allemande doit être située dans un contexte plus large. L’Europe est en effet confrontée à un triple défi : tout d’abord, le moment décisif de la crise provoquée par l’invasion russe de l’Ukraine ; une série de mutations, ensuite, touchant au développement durable, aux révolutions technologiques, à la démographie et à la stabilité économique ; enfin une situation de crise permanente (« permacrisis ») plutôt que de successions de crises, due l’interaction entre les défis écologiques, économiques, géopolitiques… Tout ceci dans un contexte de fragmentation politique et de mise en question de la démocratie et de l’Etat de droit, à la fois en Europe et à l’international.

La politique européenne s’en trouve déjà bouleversée, avec une Union qui agit plus rapidement mais aussi, et de loin, de manière plus unie qu’avant. Nous n’avons pas encore pris la mesure des conséquences de la guerre contre l’Ukraine, et nous ne sommes qu’au début d’une nouvelle ère ouverte par ce bouleversement géopolitique. C’est un moment de vérité pour l’Europe, qui appellera de nombreuses décisions difficiles. L’Union européenne va devoir se réinventer, y compris dans les politiques industrielles et de Défense, et encore au-delà. Serons-nous capables d’y répondre ensemble ou laisserons-nous prospérer la fragmentation des réponses nationales ? On voit ici pourquoi la relation franco-allemande importe : peut-elle être un moteur de cette nouvelle ère d’intégration européenne comme elle l’a été dans le passé ? Pour l’heure, la question reste ouverte.

La guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine a rappelé la nécessité de renforcer la politique de défense, au niveau national comme au niveau européen. L’augmentation de l’effort de défense ouvre l’opportunité de soutenir une stratégie industrielle européenne pour un certain nombre d’équipements militaires. Pourquoi est-il si difficile de se mettre d’accord sur les projets industriels militaires communs aux Européens ?

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Dans cette nouvelle ère, l’Union européenne va devoir investir davantage mais, ce qui est peut-être plus important, investir mieux dans sa sécurité militaire. Ce qui implique de continuer de soutenir l’Ukraine avec des stocks de munitions, qu’il faudra aussi renouveler, et de renforcer ses capacités militaires, en gardant en perspective que, sur le long terme, l’Europe devra prendre davantage de responsabilités pour sa propre défense qu’elle ne l’a fait par le passé. L’Europe dépense déjà des sommes importantes pour sa défense mais, sauf exception, sur un marché qui reste fragmenté.  En conséquence, les armées des pays membres manœuvrent avec des systèmes d’armement différents, ce qui manque d’efficacité d’un point de vue pratique et économique, de même que l’Europe ne bénéfice pas des effets des achats communs, par exemple en termes de baisses de prix.

Nous ne bénéficions pas des avantages qui pourraient découler d’une politique industrielle commune, notamment une meilleure coordination des dépenses militaires, y compris en termes de capacités et de moyens. Les obstacles relèvent de logiques économiques, dans la mesure où cela conduirait inévitablement à un rapprochement des industries de défense, mais aussi de motifs politiques en raison de questions délicates comme le contrôle de la réexportation des armes. Ce sujet touche également le cœur de la souveraineté nationale, que de nombreux pays ne souhaitent pas transférer à l’échelle européenne. En outre, il existe des positions politiques différentes parmi les pays européens, qu’il faudrait être capables de discuter, comme le niveau du soutien militaire à l’Ukraine, par exemple.

Les responsables allemands ont adopté l’expression de « souveraineté européenne » promue par Emmanuel Macron. Cependant, elle ne signifie sans doute pas la même chose des deux côtés du Rhin. Dans quels domaines l’UE doit-elle affirmer en priorité sa souveraineté stratégique et/ou son autonomie stratégique ?

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Dans la nouvelle ère géopolitique, l’Union européenne doit récupérer la capacité à défendre elle-même ses valeurs et ses intérêts. Mais, dans le même temps, cette prise de conscience ne doit pas devenir le prétexte pour un retour au protectionnisme ou à la renationalisation des politiques européennes, par exemple en ce qui concerne les aides d’Etat ou les règles de la concurrence. C’est une approche stratégique commune qui est nécessaire, touchant à toute une série de dimensions : sécurité économique (réduire les vulnérabilités asymétriques aux puissances étrangères, garantir la sécurité des approvisionnements) ; la sécurité et la Défense (assurer la capacité européenne d’assurer sa propre défense contre des menaces externes), la souveraineté technologique (s’assurer que l’Europe est bien présente sur le front des nouvelles technologies essentielles) ; la capacité à faire face à des problèmes sociaux et sociétaux communs tels que les pandémie ou le changement climatique.

Ceci supposera des actions transversales dans de nombreux champs politiques, y compris : renforcer l’autonomie monétaire et financière européenne ; renforcer la base scientifique et technologique européenne et sa politique de recherche ; protéger les actifs essentiels à la sécurité nationale de toute ingérence extérieure ; renforcer un jeu de la concurrence libre et non faussée dans la compétition nationale et internationale ; développer une politique industrielle commune.

Quelle attitude européenne au regard du protectionnisme commercial américain et du risque d’un désengagement stratégique américain de l’Europe ? Quelle stratégie adopter face au durcissement du régime chinois ? Quelles convergences franco-allemandes sur ce double registre ?

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En ce qui concerne les Etats-Unis, même s’ils sont entrés dans une phase d’unilatéralisme erratique, cela ne signifie pas qu’ils vont se retirer d’Europe du point de vue stratégique. C’est pourquoi, il reste de l’intérêt stratégique de l’Europe de maintenir un partenariat transatlantique fort. Néanmoins, l’Union européenne doit tout de même prendre ses responsabilités sur le plan de la sécurité et de la Défense car l’attention stratégique américaine se tourne vers la région Asie-Pacifique. Les Etats-Unis seront donc beaucoup plus sélectifs dans leur implication militaire en Europe et dans son environnement proche. Dans le futur, il faut aussi se préparer à l’éventualité d’un gouvernement beaucoup moins prêt à soutenir l’Europe. C’est pourquoi les Européens doivent développer un plan d’urgence et des investissements de long terme. L’Europe doit renforcer sa souveraineté stratégique et agir pour défendre ses valeurs et ses intérêts, qui ne coïncident pas toujours avec ceux des Etats-Unis, en particulier en matière économique. En un mot, l’Union européenne doit devenir un partenaire plus fort et plus résilient, mais a aussi besoin d’investir dans l’avenir pour rester une puissance économique crédible.

En ce qui concerne la Chine, elle restera un partenaire économique important de l’Union européenne et une coopération de long terme reste nécessaire avec elle pour faire face aux défis globaux (changement climatique, conflits régionaux). Néanmoins, l’Union européenne doit s’affirmer davantage, défendre ses valeurs et ses intérêts, même si cela entraîne un coût économique. Les Européens doivent exiger des règles de concurrence non faussées pour les entreprises européennes et chinoises pour garantir des échanges commerciaux ouverts et équilibrés. La Chine est trop peu active à cet égard et a même pris un virage notable vers l’isolationnisme en tournant le dos à l’ouverture commerciale. Les Européens doivent coordonner la régulation des politiques industrielles et technologiques avec les autres puissances technologiques, pas seulement avec les Etats-Unis mais avec tous les pays qui partagent notre approche sur le sujet. L’Union européenne doit aussi favoriser de nouveaux partenariats internationaux, en mettant en particulier l’accent sur l’Afrique.

La crise de l’énergie déclenchée par la Russie et l’attitude de moins en moins coopérative de la Chine, ouvrent une phase d’incertitudes économiques pour l’Union européenne. L’Allemagne continuera-t-elle à être le moteur économique de l’Europe ? Comment l’Allemagne peut-elle créer du consensus à l’échelle européenne sur les priorités économiques et financières de l’UE ?

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Le modèle économique allemand est mis en cause par l’évolution du contexte économique actuel, en particulier en raison de sa dépendance au gaz russe. Mais elle peut surmonter cette situation en particulier en réduisant sa dépendance aux énergies fossiles. Beaucoup plus important est le développement de long terme, qui concerne l’Europe dans son ensemble. L’Europe est en effet en train de perdre la course mondiale aux technologies d’avenir. La seule manière d’y faire face est un effort commun d’investissement dans l’avenir, ce qui veut dire beaucoup plus de politiques communes. Les débats actuels sur la gouvernance économique montrent que tous les pays européens sont toujours en train de regarder en arrière au lieu de se confronter à la situation dans laquelle nous sommes. Nous ne faisons pas assez de progrès dans le développement de politiques communes, par exemple la politique industrielle, la politique de l’énergie, la politique fiscale ou encore l’Union des marchés de capitaux.

Le scénario allemand de décarbonation de l’économie et la transition énergétique vers le zéro carbone reposait jusqu’à présent en partie sur le gaz russe pour une phase transitoire. Comment l’Allemagne compte-t-elle tenir ses engagements de réduction des émissions de GES ? Comment détendre le débat franco-allemand sur les « mix énergétiques » nationaux et la place respective du nucléaire et des énergies renouvelables ?

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L’Allemagne respectera ses engagements de réduction des émissions de gaz à effet de serre en développant les énergies renouvelables, en réduisant la demande d’énergie et en mettant fin à l’utilisation des énergies fossiles dans tous les secteurs de l’économie, mais aussi en s’appuyant sur des sources d’énergie intermédiaire chères comme le gas naturel liquéfié (GNL).

En ce qui concerne les stratégies française et allemande, cela n’a pas de sens d’opposer le nucléaire aux énergies renouvelables. Si la France sortait du nucléaire, elle ne pourrait pas faire face aux défi climatique. La France et l’Allemagne doivent s’autoriser mutuellement à suivre leur propre stratégie énergétique tant que celle-ci leur permet de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Il faut garder en tête le fait que l’Allemagne et la France visent le même objectif de respect des accords de Paris sur le climat et l’engagement pour la neutralité carbone en 2050. Cependant, pour y arriver, il faudra une politique commune de l’énergie dans l’Union européenne.

Le nouveau discours sur les responsabilités européennes et internationales de l’Allemagne, pour tenir compte du changement global d’époque (« Globale Zeitenwende ») peut-il laisser une place privilégiée à la coopération franco-allemande ou la France apparaît-elle trop affaiblie, d’un point de vue économique et politique, pour faire fonctionner ce tandem ?

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Le « changement d’époque » ne concerne pas seulement la guerre en Ukraine et dépasse l’enjeu de la sécurité européenne. Il concerne la manière dont l’Union européenne peut rester un acteur indépendant dans un monde qui est devenu multipolaire. Mais la réflexion stratégique européenne est faible actuellement, et plus faible encore la pensée stratégique commune. Nous avons besoin de plus d’échanges sur le plan politique et besoin de conversations de fond à tous les niveaux des institutions pour construire une meilleure compréhension entre la France et l’Allemagne mais il faut aussi aller au-delà de ces deux pays. Une nouvelle ère géopolitique exige plus de coopération européenne sur un grand nombre de domaines, même s’il faut briser des tabous anciens et des hésitations routinières. Nous allons devant des décisions difficiles. Ce n’est qu’en travaillant ensemble que les pays européens resteront des acteurs crédibles à l’échelle mondiale.

L’Allemagne a assumé pleinement ses responsabilités de pays d’accueil des migrants et des réfugiés. Cette politique permettait également d’atténuer les impacts du vieillissement de la population sur la force de travail. Comment la politique migratoire allemande évoluera-t-elle dans le futur ?  Quelles sont les perspectives pour un consensus européen sur ce dossier très clivant ?

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Le sujet des migrations a créé de nombreuses tensions entre les Etats membres et à l’intérieur de chacun de nos pays. Bien que la politique migratoire ne puisse pas trouver de solution à l’échelle nationale, il y a peu de chances qu’elle connaisse des progrès au niveau européen. Idéalement, l’Union européenne devrait développer une politique migratoire pragmatique et conforme à ses valeurs, par exemple en réduisant les migrations clandestines en renforçant les parcours d’entrée légale en Europe. Il faut protéger les frontières extérieures de l’Union de manière réelle et conformément aux standards juridiques européens, avec des partenariats plus contraignants avec les pays d’origine et les pays de transit, ainsi qu’avec de nouveau efforts directement ciblés sur les besoins qui sont apparus lors des crises les plus récentes, comme le partage et le traitement des données par exemple. Néanmoins, au mieux, l’Union européenne ne pourra que faire des progrès de manière incrémentale, étant donné le caractère politiquement sensible de ce sujet, qui n’a pas été modifié par le bon accueil réservé aux réfugiés ukrainiens.

Dans quelle mesure les divergences franco-allemandes reposent-elles sur des différences de nature constitutionnelles, institutionnelles ou politiques ? Si oui, quelles solutions pour favoriser les convergences sur ces trois registres ?

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La France et l’Allemagne, comme d’autres pays européens, ont des systèmes politiques différents. Ils ne convergeront pas et, en réalité, un tel mouvement irait à l’encontre de leur culture politique nationale. C’est pourquoi, la véritable question est de savoir comment coopérer et se coordonner. Cela ne passe pas seulement par des contacts de haut niveau mais des échanges réguliers à tous les niveaux, y compris à l’extérieur du gouvernement. On pourrait trouver des manières plus efficaces de travailler ensemble, par exemple des équipes communes sur des projets de coopération spécifique. Cela dit, le niveau de coopération et de coordination le plus important reste l’Union européenne. Renforcer l’intégration européenne est la meilleure manière de promouvoir la relation franco-allemande.

Propos recueillis et traduits par Marc-Olivier Padis.

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Fabian Zuleeg

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