La construction progressive d’une industrie européenne de la défense

La construction progressive d’une industrie européenne de la défense
Publié le 9 avril 2024
  • Professeur assistant de Science Politique et d'Administration Publique à l'Université de Grenade (Espagne)
Le soutien des pays européens à l'Ukraine passe par des livraisons d'armes. Mais après avoir pioché dans leurs stocks, les Européens ont du mal à fournir autant de matériels que nécessaire. Ils doivent en outre renforcer leurs propres capacités. Plutôt que d'acheter leurs armes aux Etats-Unis, au Japon ou à la Corée du Sud, ils devraient saisir l'occasion pour renforcer l'industrie européenne et développer un véritable projet de Défense européenne.
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Ce texte est d’abord paru en anglais sur le site AgendaPūblica

L’Union européenne poursuit ses transformations politico-institutionnelles dans le but de favoriser la construction d’une politique et d’une industrie européennes. La nouvelle stratégie industrielle de défense européenne (EDIS), dévoilée le 5 mars, vise à renforcer la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) – avant de la réorganiser, en lien avec les industries de défense nationales – suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie. L’EDIS intervient à un moment de grande incertitude dans la guerre. Or, les doutes sur l’engagement des alliés envers Kiev sont dus, entre autres, aux graves lacunes du complexe militaro-industriel européen. Cependant, malgré son impact direct sur l’architecture institutionnelle de l’UE, le texte de l’EDIS reste prudent, et s’inscrit dans la continuité des politiques existantes sur ces questions.

L’EDIS participe du changement de paradigme amorcé par l’UE en matière de politique de défense. Au-delà d’un simple agrégat de volontés nationales, l’UE souhaite désormais mettre en place des politiques publiques communes sur ces questions. Pour devenir un acteur clé du secteur, l’UE doit s’attaquer aux problématiques structurelles et communes, telles que la sécurité de la chaîne d’approvisionnement ou l’hétérogénéité des programmes et des actions en termes de défense, identifiées à la fois par la communauté d’experts et par la stratégie. Ainsi, la nécessité de se préparer ensemble face à la guerre est un élément clé de l’EDIS.

L’objectif global de cette stratégie est de renforcer l’industrie européenne en poursuivant trois objectifs à l’horizon 2030 : (i) la valeur des échanges intra-UE en matière de défense devrait représenter au moins 35 % de la valeur du marché de la défense de l’UE ; (ii) au moins 50 % du budget d’acquisition des États membres en matière de défense devrait provenir de la BITDE (60 % en 2035), alors qu’actuellement, environ 80 % des acquisitions en matière de défense proviennent de l’extérieur de l’UE ; et (iii) les États membres doivent atteindre au moins 40 % d’équipements de défense “buy in Europe” ou “made in Europe” d’ici 2030, en sachant que les procédures et lignes d’action seront homogénéisées, et les doubles emplois éliminés. Ces objectifs s’inscrivent dans le projet de Von der Leyen: « dépenser plus, mieux et européen ».

Plusieurs analystes ont critiqué le caractère quantitatif de ces objectifs, qui ne fixent aucun critère concernant les plates-formes, les systèmes ou les armes. En effet, l’EDIS ne soulève aucune question concernant leur qualité tant qu’ils sont produits en Europe. Malgré la pertinence de cette observation, il convient de souligner que les objectifs quantitatifs sont plus faciles à vendre, tant en interne – les gouvernements eux-mêmes – qu’en externe – les sociétés – parce qu’ils sont tangibles et mesurables. En ce sens, les fameux 2% du PIB à consacrer à la défense permettent de démontrer notre bonne volonté et de racheter le défaut d’investissement dans l’effort militaire au sein de l’OTAN.

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Je voudrais cependant souligner un autre aspect de ces objectifs : ils reflètent parfaitement l’esprit de l’EDIS, à savoir une avancée progressive, avec des mécanismes déjà explorés – et qui donnent des résultats satisfaisants, au moins en termes de déblocage institutionnel – et un calendrier raisonnable à moyen terme. De plus, en évitant d’imposer des délais précis sur la production de systèmes, de plateformes ou d’armes, chaque pays peut se conformer au texte tout en gardant une marge indispensable de décision souveraine. Ce gradualisme permet de ne pas brusquer la volonté des Etats européens.

On retrouve ce caractère graduel dans d’autres mécanismes européens : les instruments financiers destinés à promouvoir les opérations collectives, comme le programme pour renforcer l’industrie européenne de la défense au moyen d’acquisitions conjointes (EDIRPA) et l’Action de Soutien à la Production de Munitions (ASAP) ; et les cadres de coopération industrielle, comme la Revue Annuelle Coordonnée sur la Défense (CARD) et la Coopération structurée permanente (PESCO). Dans cette logique, l’EDIS accompagne le nouveau programme de l’industrie européenne de la défense (EDIP), pour lequel la Commission s’engage à fournir jusqu’à 1,5 milliard d’euros supplémentaires. Il s’agit d’un chiffre modeste et d’une augmentation progressive – l’UE ne financerait qu’entre 1 et 2% de l’ensemble des dépenses de défense effectuées sur son territoire – mais qui indique une fois de plus que la responsabilité ultime réside chez les partenaires européens.

Cette considération est essentielle : la défense reste un domaine politique intergouvernemental. En effet, l’essentiel de l’EDIS sera mis en place par les États membres, qui décideront du degré de réalisation des objectifs. Sur ce point, les questions déjà présentes sur les préférences industrielles, les secteurs clés pour l’UE, les entreprises dans les secteurs de niche, ou les soi-disant « champions nationaux » demeurent. Sans surprise, l’EDIS désigne expressément les PME et les entreprises innovantes dans les secteurs des technologies comme les principaux bénéficiaires de cette stratégie.

Par le biais des acquisitions collectives, l’objectif est d’induire une coopération européenne ce qui n’empêche pas chaque État de conserver ses propres compétences. La collaboration franco-allemande, qui n’est pas au mieux de sa forme – si tant est qu’elle l’ait jamais été – ou les contributions de l’Italie ou de l’Espagne seront donc un élément clé de cette coopération. Sans oublier la force de la Pologne et d’autres pays d’Europe de l’Est, qui sont très conscients de ce que des marchés tels que les États-Unis et la Corée du Sud ont à offrir. Dans le même temps, des États comme l’Estonie, la Pologne et la France réclament davantage d’engagement et de nouvelles propositions, telles que l’émission d' »euro-obligations » (ou Eurobonds) pour financer la politique de défense. Une autre piste serait que la Banque européenne d’investissement accorde également des prêts à l’industrie militaire et pas seulement aux biens à double usage, comme c’est le cas jusqu’à présent.

Là encore, ces discussions s’inscrivent dans une transformation graduelle, qui vise à modifier lentement l’inertie de l’UE tout en maintenant les équilibres entre les 27 volontés. Nous assistons cependant à l’entrée dans le champ politique européen d’un domaine qui en semblait totalement éloigné. Sur ce point, nous assistons à un renversement copernicien.

L’EDIS présente aussi des éléments importants concernant les relations internationales, plus particulièrement avec les États-Unis et l’Ukraine. Les Etats-Unis ne sont mentionnés qu’indirectement via quelques commentaires sur les relations transatlantiques. En effet, avec ce texte, l’UE dessine sa propre stratégie indépendamment de son allié historique. Cependant, il ne faut pas oublier que l’OTAN, au sein de laquelle les États-Unis sont une puissance nucléaire, est au cœur de la planification de la défense des États européens. Les États-Unis ont également lancé leur propre stratégie industrielle de défense en janvier dernier, en se concentrant sur quatre domaines : (I) les chaînes d’approvisionnement ; (II) la main-d’œuvre ; (III) la politique d’acquisition et (IV) l’économie américaine. Bien que le premier de ces domaines ne soit pas abordé, c’est surtout lui qui ouvre des voies de collaboration.

Concernant l’Ukraine, une économie de et en guerre avec une forte industrie militaire, l’EDIS propose des projets concrets, tels qu’un forum UE-Ukraine sur l’industrie de la défense d’ici 2024, un bureau d’innovation à Kiev, et la participation de l’Ukraine aux programmes de l’UE dans le domaine de l’industrie de la défense. Ces partenariats seront certainement le moyen « d’intégrer » le pays dans le club européen, sans pour autant lui donner une place définitive.

Enfin, l’EDIS ne mentionne pas l’autonomie stratégique. Il s’agit là encore d’une sage décision. Il n’y a rien de mieux que de s’éloigner de concepts politiques et stratégiques grandiloquents, et pour le moins ambigus, pour mettre en œuvre une stratégie. En résumé, l’EDIS est une étape importante dans la construction d’une politique de défense commune, même si elle adopte une approche graduelle, de long-terme, et ne cherche pas à rompre avec les équilibres et dynamiques institutionnels établis. La rapidité de sa mise en œuvre dépendra de la volonté et des intérêts des 27 et de leurs marchés nationaux respectifs.

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Alberto Bueno