La Moldavie face à la guerre en Ukraine

La Moldavie face à la guerre en Ukraine
Publié le 2 mai 2023
  • Chercheur en géopolitique à HEC Paris et Secrétaire général du CEVIPOF, Sciences Po, spécialiste de l’Ukraine et de la Moldavie
En février 2023, les craintes d’un coup de force russe ont attiré l’attention sur la situation de la Moldavie, en particulier sur le « conflit gelé » du territoire séparatiste de Transnistrie. Situé entre la Roumanie et l’Ukraine, ce pays a reçu en juin 2022 le statut de candidat à l’UE. Risque-t-il d’être entrainé dans la guerre qui se déroule à ses portes ?
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Depuis le début de la guerre d’invasion lancée par la Russie, la Moldavie soutient l’Ukraine en accueillant massivement des réfugiés et en échangeant des informations avec les autorités ukrainiennes. Elle doit veiller en même temps à ne pas froisser la Russie, avec laquelle elle entretient des relations plus ou moins tendues depuis les années 1990. Elle mène donc une politique étrangère prudente, cherchant à se rapprocher de l’Union européenne et de l’Ukraine, mais redoutant en même temps un accroissement de la pression russe.  

La Moldavie face à la guerre : de nouvelles tensions en Transnistrie

La Moldavie a connu un conflit alimenté par la Russie en 1992 : la guerre de Transnistrie. Alors que les tensions autour de la Transnistrie sont apaisées depuis près de trente ans, la guerre en Ukraine a remis cette question au premier plan. Car des forces russes stationnent sur le territoire transnistrien compris dans les frontières de la Moldavie, et situé entre le fleuve Dniestr à l’ouest et la frontière ukrainienne à l’est. En raison de cette situation géographique, Chisinau se montre, depuis le début de la guerre, très vigilant quant aux agissements de la Russie en Transnistrie. Mais comment le conflit s’est-il initialement déclenché et sur quelle situation a-t-il débouché ? En quoi éclaire-t-il les relations actuelles entre la Russie et la Moldavie ?

La Moldavie a eu le triste privilège d’être le premier pays d’Europe de l’Est ciblé par la Russie après la dissolution de l’URSS. Entre février 1992 et juillet 1992, un conflit oppose l’armée moldave à des forces séparatistes de Transnistrie, soutenues par des soldats russes. Les sécessionnistes revendiquent l’indépendance de ce territoire d’un peu plus de 4100 km² ou, alternativement, un rattachement à la Russie. Les séparatistes russophones ne se sentent pas de destin commun avec les Moldaves, majoritairement roumanophones. Cette fracture s’explique par l’histoire particulière de la Transnistrie : le territoire a été conquis par l’Empire russe dès la fin du XVIIIe siècle, et a été partie intégrante de l’URSS. A sa chute en 1991, la Moldavie, regroupant dans les mêmes frontières la Transnistrie soviétisée et la Bessarabie, prend son indépendance. Mais, rapidement, une guerre civile limitée éclate suite à l’adoption du roumain comme langue officielle et à la perte d’influence des russophones dans les institutions gouvernementales.

Cette guerre dure quelques mois, elle fait environ 3000 morts. Il faut rappeler qu’à cette époque l’Ukraine a été assez complice des combattants russes, un certain nombre d’entre eux passaient la frontière ukrainienne pour se faire soigner avant de revenir sur le front moldave. Un cessez-le-feu intervient finalement le 21 juillet 1992. Ces dernières années, il y a eu deux façons de regarder la situation. Les plus pessimistes ont eu tendance à mettre en avant le fait que le conflit est gelé depuis 30 ans. Il n’y a pas eu de véritable résolution, ni de traité de paix ni toute autre solution institutionnelle qui aurait mis d’accord aussi bien la partie russe que la partie moldave. Les plus optimistes à l’inverse ont pointé que, depuis la fin de l’affrontement armé de 1992, il n’y a pas eu une seule victime ni de reprise des violences. L’idée selon laquelle on ne reprendra pas la Transnistrie par la force est par ailleurs globalement acceptée par la population, d’après les sondages d’opinion. Selon diverses études de l’Institut des politiques publiques de Chisinau, le conflit transnistrien a longtemps été une préoccupation secondaire des Moldaves, qui arrive loin derrière les sujets majeurs que sont la pauvreté et la corruption. S’il y a des différences de sensibilité, la plupart des Moldaves étaient d’accord, jusqu’à l’invasion de l’Ukraine, pour dire que les tensions étaient apaisées.

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Lorsque Maia Sandu a remporté l’élection présidentielle en 2020, elle n’a d’ailleurs pas fait campagne sur la Transnistrie. Son idée était qu’il fallait « dégéopolitiser » les choix faits par le pays. Ce qui signifiait notamment arrêter de jouer d’une politique de l’identité, consistant à se rapprocher d’un côté de la Roumanie et de l’autre de la Russie. Son projet était de se rapprocher de l’Union européenne, ce qui passe par une réforme du système judiciaire et de l’Etat de droit, afin d’être éligible à l’adhésion.

La guerre a favorisé le projet de Maia Sandu au-delà de ce qui semblait possible en janvier 2022, c’est-à-dire faire reconnaître la Moldavie comme candidate à l’entrée dans l’Union européenne. Le conflit a par ailleurs conduit la présidente à regéopolitiser son approche : la politique étrangère apparaît en ce moment pour la Moldavie comme un facteur politique central. Chisinau craint maintenant que la Russie n’utilise plus franchement la Transnistrie pour faire pression sur la Moldavie.

Le positionnement prudent de la Moldavie dans la guerre

Le soutien humanitaire que la Moldavie apporte aux Ukrainiens est conséquent. La première conséquence de cette guerre pour la Moldavie, c’est l’afflux de 500 000 réfugiés, arrivés entre mars et avril 2022. Dans un pays de seulement 2,6 millions d’habitants, ces arrivées ont posé d’importants problèmes logistiques : eau potable, traitement des déchets, logement et alimentation. Si les réfugiés ont été très bien accueillis et intégrés, leur arrivée a nécessité des ajustements rapides. La plupart sont cependant repartis au bout de quelques semaines. On compte aujourd’hui environ 40 000 réfugiés Ukrainiens en Moldavie.

Le pays a par ailleurs dû adopter une position particulière, consistant à montrer sa solidarité vis-à-vis de l’Ukraine, tout en faisant attention à ne pas irriter la Russie. Comment cela s’est-il traduit ? La Moldavie disposait par exemple de 6 avions de chasse (Mikoyan-Gourevitch, MiG-29) que l’Ukraine était prête à acheter, et le ministre de la Défense moldave a préféré ne pas les vendre à l’Ukraine. De même, la Moldavie n’a pas adhéré tout de suite aux sanctions économiques contre la Russie, craignant aussi les contre-sanctions.

Le 23 juin 2022 marque un tournant par rapport au positionnement de la Moldavie en janvier 2022. La Moldavie a en effet reçu le statut de candidat à l’adhésion à l’Union européenne. La relation entre la France et la Moldavie y a sûrement contribué : il y a eu un échange bilatéral à trois reprises au niveau présidentiel en quelques mois, et pendant l’entre-deux-tours des législatives, Emmanuel Macron s’est lui-même rendu en Moldavie. A cette occasion, il a annoncé à Maia Sandu qu’elle aurait sa reconnaissance de candidature, ce qui a été décisif.

La déclaration de Maia Sandu en février 2023 : une inflexion dans la politique moldave vis-à-vis de la Russie ?

Le 13 février 2023, Maia Sandu a pris la parole à la télévision avec plusieurs annonces surprenantes. Elle a annoncé s’être rapprochée du Président Zelensky et avoir été mise au courant de l’existence d’un plan russe pour renverser le gouvernement moldave. Elle a expliqué que ces soupçons étaient fondés et qu’elle allait prendre un certain nombre de mesures pour s’assurer que cela ne vienne pas à se produire. A cette occasion, elle a décidé de changer de Premier ministre.  

Dorin Recean, le nouveau Premier ministre, a un profil plus sécuritaire que sa prédécesseuse. Il a été président du Conseil de sécurité tandis que Natalia Gavrilita est une économiste réformiste, moins tournée vers le secteur de l’armée et de la défense. On voit un net changement d’orientation. En réalité, Maia Sandu souhaitait déjà remplacer sa Première ministre depuis le mois d’octobre dernier. On peut ici émettre une hypothèse : la présidente a tout à fait pu craindre véritablement une menace russe, mais a pu néanmoins utiliser l’information confiée par le Président ukrainien afin de faire une opération politique. Car si une attaque russe avait été véritablement envisagée à très court terme, conserver la Première ministre en place et déployer un plan d’urgence eût été plus sûr. En effet, en cas de changement de gouvernement, le premier ministre doit recevoir un vote de confiance du Parlement : se remettre en face de la Chambre dans un moment de crise peut produire de l’instabilité.

Le prétexte de la menace russe a donc probablement été utilisé par la Présidente afin de faciliter l’acceptation de son remaniement. Dans le contexte sécuritaire actuel, mettre en place un gouvernement capable de convaincre rapidement était urgent pour elle, car les prochaines élections municipales – où son parti, le PAS, n’est pas sûr de l’emporter – se tiennent en octobre. L’idée était peut-être aussi de faire accepter plus facilement la nomination de Dorin Recean qui n’est pas membre du parti au pouvoir et qui a vu sa popularité chuter à cause de sa participation à un ancien gouvernement. De juin 2012 au décembre 2014, Dorin Recean a été ministre de l’Intérieur (poste crucial) dans le gouvernement de Vlad Filat, qui est tombé pour des affaires de corruption.

Heureusement, Maia Sandu est perçue comme une garantie d’intégrité et de compétence, et il n’y a pas de véritables soupçons qui pèsent aujourd’hui sur le gouvernement qu’elle a constitué avec cet ancien ministre de l’Intérieur. Maia Sandu est vue comme une présidente très honnête, et elle bénéficie d’une solide base électorale. Une grande partie de la population lui est restée fidèle et croit en elle, malgré le taux d’inflation alarmant (35%) qui aurait pu perturber son mandat entre octobre 2021 et 2022. Elle est créditée très haut dans les sondages, et il est fort probable qu’elle soit réélue en octobre 2024.

Trois scénarios possibles : à quoi peut-on s’attendre ?

1. Une pression russe continue sur la Moldavie

C’est l’hypothèse la plus vraisemblable, elle est en tout cas plus probante que celle d’un coup d’Etat. La Moldavie fait d’ailleurs depuis longtemps l’objet de pressions plus ou moins fortes de la part de la Russie. Mais une chose a changé, qui explique peut-être le regain de la pression russe dernièrement. En juillet 2021, au moment des élections législatives, plus de 50% des Moldaves disaient que le pays allait dans la bonne direction. Or, en décembre 2022, plus de 50% pensaient que le pays allait au contraire dans la mauvaise direction. Ce qui montre une forme de pessimisme social qui s’est largement développé, et sur lequel la Russie a pu s’appuyer.

2. Le Coup d’Etat pro-russe

C’est ce que Maia Sandu accusait ses homologues russes de préparer. Ce scénario-là apparaît cependant peu crédible pour plusieurs raisons. La principale, c’est que pour qu’il y ait une forme de légitimité d’un pronunciamento, il faut avoir une forte assise au sein de la population. Or ce n’est pas le cas. On observe que toutes les transitions politiques en Moldavie depuis 1991 se sont faites de manière pacifique, même si celle de 2009 a été plus heurtée. L’élection avait alors consacré une majorité pour le parti des communistes qui était déjà au pouvoir, et l’opposition l’accusait d’avoir truqué les élections. Pour autant, ce n’est pas la rue qui a conduit au renversement du gouvernement, mais l’incapacité pour le parti des communistes d’élire un Président de la République. Il fallait 61 députés sur les 101 : le parti n’avait pas été capable de trouver la voix qui lui manquait (ils disposaient de 60 députés).

Par ailleurs, les institutions moldaves font preuve d’une remarquable stabilité. Il y a eu un incendie du Parlement moldave en avril 2009 et ce qui est rassurant, c’est de voir que les institutions ont continué à fonctionner malgré tout. Une stratégie russe similaire à celle mise en place en Ukraine en 2014, et consistant à occuper les institutions, serait donc probablement vouée à l’échec dans le cas moldave.

S’ajoute un dernier élément, essentiel. Sachant que la Moldavie est un pays enclavé entre la Roumanie et l’Ukraine, d’où viendraient les troupes russes supplémentaires pour occuper le pays ? Kherson est à 230 km de Tiraspol, et la Russie n’a pas la capacité militaire aujourd’hui d’aller à la frontière de la Transnistrie. S’il y avait une continuité territoriale, on pourrait en effet se poser des questions sur le devenir de la Moldavie. Aujourd’hui, celle-ci n’existe pas.

3. La militarisation du conflit

La Moldavie et/ou la Transnistrie peuvent-elles tomber dans le conflit actuel ? Cette hypothèse me paraît discutable pour plusieurs raisons.

Premier élément notable : le 24 février 2022, au moment où toutes les troupes russes attaquent l’Ukraine, la Transnistrie ne bouge pas. La région ne souhaite pas être liée à un conflit qui n’est pas le sien, et pouvant potentiellement mener à sa perte.

Second point, la Moldavie pourrait entrer dans le conflit, si elle s’accordait avec l’Ukraine pour « nettoyer la poche transnistrienne ». C’était la proposition d’Oleksiy Arestovytch, ancien conseiller de la présidence ukrainienne, en forme de « ballon d’essai », mais l’accueil moldave a été plus que réservé. Il est donc peu probable que cela arrive.

Dernier élément : les Transnistriens ont-ils véritablement les moyens d’attaquer l’Ukraine ? Il est permis d’en douter. Il ne faut pas oublier que les 1500 gardiens de la paix russes qui sont sur place ne constituent pas une véritable force militaire importante à l’Ouest de l’Ukraine. Il y a de ce point de vue un véritable souci opérationnel. L’intérêt de la Russie pour la Transnistrie dans cette guerre n’est pas un intérêt véritablement militaire. Ce qui me paraît décisif en revanche, c’est l’implication de la Transnistrie en termes de renseignement. Les Russes avaient notamment installé une tour de radiodiffusion à Maïak, à 50 km au nord de Tiraspol (capitale de la Transnistrie). Cette tour avait une importance stratégique et elle a été partiellement détruite en avril dernier par des explosions ukrainiennes. Elle permet de surveiller au nord d’où viennent les armes (et de cibler les attaques sur des livraisons de chars ou de munitions), et d’être au courant de ce qui se passe au Sud (une éventuelle opération amphibie autour d’Odessa par exemple).

Ces éléments font penser que la Transnistrie est aux avant-postes du conflit, et que la Moldavie est l’un – ou le pays – le plus impacté par la guerre en Ukraine, en dehors des protagonistes. Mais les chances que la Moldavie ou bien la Transnistrie s’impliquent directement paraissent en avril 2023 assez faibles. Pour l’heure, personne n’a d’intérêt à s’engager directement dans cette guerre.

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Florent Parmentier

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