La politique migratoire du gouvernement Meloni à l’épreuve de la tragédie de Cutro – Un premier test grandeur nature ?

La politique migratoire du gouvernement Meloni à l’épreuve de la tragédie de Cutro – Un premier test grandeur nature ?
Publié le 7 avril 2023
  • Étudiante en urbanisme à l'Université Libre de Bruxelles-Vrije Universiteit Brussel et Universität Wien
  • Policy Officer à la Commission européenne, en charge de la Bioéconomie bleue et des algues. Les positions exprimées dans l’article sont personnelles et n’engagent pas la Commission européenne.
Arrivée au pouvoir en affirmant vouloir mettre en place un "blocus naval" contre l'arrivée de migrants par la mer, Giorgia Meloni a effectivement pris ses premières mesures pour limiter les sauvetages en mer et décourager les migrations. Comment fait-elle face aujourd’hui aux nouveaux drames des noyades près des côtes italiennes ? Le durcissement de sa politique est-il compatible avec le maintien de la cohésion nationale et la confiance de ses alliés européens ?
Écouter cet article
00:00 / 00:00

Le 26 février dernier, plusieurs migrants, partis en mer depuis Smyrne en Turquie quatre jours plus tôt, ont été retrouvés morts aux alentours de Cutro, en Calabre. Cette date a marqué le début d’un décompte glaçant, qui s’élève aujourd’hui à 88 victimes. Ce drame a ravivé les tensions persistantes au sujet de l’immigration dans le paysage politique italien, divisions immédiatement cristallisées par les réponses du Gouvernement. Les déclarations du ministre de l’intérieur, Matteo Piantedosi (un indépendant considéré comme proche de la Lega et de Matteo Salvini, dont il fut chef de cabinet au Ministère de l’intérieur), qui affirme durant la conférence de presse du 27 février que “le désespoir ne justifie pas les voyages qui mettent les enfants en danger”, ont particulièrement provoqué l’indignation.

Après ce drame, et au regard de l’augmentation des arrivées par rapport à 2020 et 2021, un nouveau décret-loi immigration est approuvé lors du Conseil des ministres du 9 mars, avec pour objectif affiché de punir plus sévèrement les passeurs, complétant le précédent décret “ONG”, qui visait à réglementer plus sévèrement les activités de sauvetage en mer des organisations humanitaires. Le Gouvernement de Giorgia Meloni a ainsi concrétisé l’un des points forts du programme l’ayant menée à la victoire en septembre dernier, et ce alors même que le 12 mars marquait une autre triste date, avec le naufrage d’une embarcation dans les eaux libyennes, entraînant la disparition de trente personnes.

Si jusqu’alors le Gouvernement d’extrême droite avait fait bonne figure à Bruxelles tout en réussissant à rassurer au niveau national, ces incidents et le virage politique musclé qui s’est ensuivi font advenir l’heure de vérité pour l’équipe de Meloni : peut-elle maintenir la cohésion nationale et la confiance des alliés européens ?

1. La rhétorique contestable du Gouvernement

Dans la nuit du 25 au 26 février dernier, Frontex identifie une embarcation à moteur de taille moyenne avec une personne visible à son bord et en informe les garde-côtes, lesquelles n’interviennent pas. Cinq heures après, certains passagers rejoignent les plages de Cutro, quand d’autres ont disparu en mer. Une quinzaine de jours plus tard, la plateforme Watch the Med-Alarm Phone communique aux Centres nationaux de coordination du secours maritime italien, libyen et maltais qu’une embarcation, avec à son bord 47 migrants, se trouve à environ 100 miles nautiques des côtes libyennes. Les autorités libyennes déclarant ne pas avoir les moyens d’intervenir, l’Italie finit par envoyer des secours, mais trop tard pour empêcher la noyade de trente passagers. Ces deux épisodes se produisent dans un contexte d’augmentation considérable des flux migratoires par voie maritime comparé aux années précédentes à la même période (+230% par rapport à 2021 selon les données du ministère de l’intérieur italien).

Abonnez-vous à notre newsletter

Face aux dénonciations d’une mauvaise gestion des flux migratoires et du sauvetage en mer, les membres de la majorité se sont appliqués ces dernières semaines à défendre leur politique de restriction de l’immigration clandestine comme moyen efficace d’empêcher les naufrages, tout en affichant une volonté de promouvoir les arrivées par voie légale. En soutien à ce discours, l’ancien ministre de l’Intérieur et actuel ministre des Transports et infrastructures de la Lega, Matteo Salvini, a par ailleurs affirmé que le plus grand nombre de départs et de décès en Méditerranée a été enregistré sous les Gouvernements Partito Democraticode Renzi et Gentiloni (2016), alors que le plus bas l’a été sous son administration (2019), faisant le lien entre ces chiffres et ses deux décrets “Sicurezza” (2018-19), en partie révoqués depuis. Ces derniers prévoyaient notamment la suppression de la protection humanitaire (en partie remise en place par le Gouvernement Conte II en 2020) et l’augmentation du temps de rétention dans les centres permanents de rapatriement (CPR), y compris pour les demandeurs d’asile.

Malgré l’écho médiatique de cet argument, cette lecture des chiffres est contestable : la diminution des départs en mer avait en réalité débuté dès 2017, bien avant la mise en place de ces décrets. La relation de cause à effet reste en outre à démontrer, certains percevant davantage cette diminution comme le résultat d’un l’accord entre certaines factions libyennes et le ministre de l’Intérieur, Marco Minniti (Partito Democratico), à l’été 2017. Par ailleurs, les membres de la majorité se gardent de mentionner qu’en proportion, le taux de mortalité était plus élevé sous Matteo Salvini, comme le démontre une étude d’Eugenio Cusumano et Matteo Villa. Les deux chercheurs identifient par ailleurs l’instabilité politique de l’Afrique du Nord et la météo comme les deux facteurs majeurs poussant à la traversée, et non les politiques intérieures italiennes.

En ce qui concerne le naufrage du 12 mars, Giorgia Meloni a souligné que l’Italie était intervenue dans des eaux qui ne relevaient pas de sa responsabilité. Pourtant, selon la Convention internationale de 1979 sur la recherche et le sauvetage maritimes, si l’État responsable d’une zone “SAR” (“Search And Rescue”) ne prend pas en charge la coordination des opérations de sauvetage, celles-ci sont coordonnées par les autorités nationales des pays qui ont été informés de la situation d’urgence afin de fournir la meilleure assistance possible. Par conséquent, quoiqu’en dise la cheffe du Gouvernement, il était du devoir de l’Italie d’intervenir. Ce débat autour de la responsabilité italienne dans le sauvetage de cette embarcation advient dans un contexte politique général de critique envers la lenteur des garde-côtes dans leur intervention, tant dans l’incident calabrais que dans celui libyen : le Gouvernement est notamment attaqué pour sa volonté politique de ne pas accueillir ces migrants qui aurait motivé une réaction tardive, ainsi que pour un manque de transparence dans son exposition des faits de Cutro.

À cela se sont ajoutées de nombreuses critiques quant à l’attitude du Gouvernement au cours de cette séquence, notamment suite au comportement de certains ministres : on a mentionné les déclarations du ministre Piantedosi, on pourrait également évoquer le mensonge du ministre des Infrastructures Matteo Salvini qui a affirmé que lors du naufrage de Cutro les autorités n’avaient été prévenues qu’après la catastrophe ou encore le ministre de l’Agriculture Francesco Lollobrigida (FdI) renvoyant certains journalistes à leur « frustration » face à leur insistance pour obtenir plus de détails sur les dysfonctionnements lors du naufrage de Cutro.

Le Gouvernement a également pointé, par la voix de son ministre de la Défense, Guido Crosetti (Fratelli d’Italia), la responsabilité de la milice Wagner dans l’accélération des vagues migratoires. Il a invité l’OTAN, l’UE et l’Occident à “ouvrir les yeux” et à voir dans ses événements une tentative de déstabilisation géostratégique des pays du sud de l’Europe et de fracturation du front Occidental par la Russie. Cet argument semble aujourd’hui largement disqualifié, le principal élément explicatif de cette nouvelle augmentation des mouvements migratoires s’expliquant plus vraisemblablement par la crise en cours en Tunisie.

2. Les réformes voulues par le Gouvernement

2.1. Fondamentaux d’extrême droite et vernis de respectabilité

La coalition de droite a été élue, on le sait, sur un programme très restrictif en matière d’immigration, qui peut être résumé en trois points principaux.

Premièrement, sur la forme, l’immigration n’est abordée que sur le plan de la sécurité. Le point 6 du programme de coalition Fratelli d’ItaliaLega per SalviniForza ItaliaNoi Moderati s’intitulait ainsi “Sécurité et lutte contre l’immigration illégale. La brochure de programme de Giorgia Meloni contenait, elle, un point 21 plus descriptif : “Stopper l’immigration illégale et restituer la sécurité aux citoyens”. Les deux textes sont très largement semblables dans leur contenu, à l’image également du discours de politique générale de Giorgia Meloni au Parlement, du 25 Octobre 2022.

Deuxièmement, sur le fond, l’objectif énoncé vise à mettre un terme aux départs illégaux de bateaux depuis les côtes africaines. Une aspiration que la candidate romaine avait résumée pendant la campagne par une expression très martiale : le “Blocus naval”. Il est à cet égard intéressant de se pencher sur la définition qu’en avait donnée le département immigration de son parti dans un document explicatif de 2021 : “le Blocus naval proposé par Fratelli d’Italia est une mission militaire européenne, réalisée en accord avec les autorités libyennes, pour empêcher les bateaux d’immigrés de partir en direction de l’Italie. Ce Blocus se double d’une volonté, affichée, de “lutter contre les activités des ONG qui favorisent l’immigration illégale. Il s’agit là du versant restrictif du programme migratoire de Meloni, assez traditionnel sur les plateformes de droite radicale et d’extrême droite.

Et troisièmement, la gestion ordonnée des flux d’immigration réguliers, notamment en encourageant le retour des ressortissants italiens résidents à l’étranger (les “oriundi”) et, surtout, en mettant en place des hot-spots gérés par l’Union européenne dans les pays extra-européens pour évaluer les demandes de protection internationale de manière à limiter l’accès au territoire européen uniquement aux individus éligibles à cette protection. Enfin, à la fois dans le programme de son parti comme de sa coalition, Giorgia Meloni a pris le soin de faire figurer l’objectif de “favoriser l’inclusion sociale et professionnelle des immigrés en situation régulière”, un point qui ne figurait pas dans son programme de 2018. Ce troisième axe peut être vu comme la dimension positive (ou sucrée) de son programme migratoire.

La nouvelle présidente du Conseil avait résumé sa philosophie en la matière lors de son discours de politique générale avec la formule suivante : “Tout ce que nous voulons faire en matière d’immigration, c’est empêcher que la sélection des entrées en Italie ne soit faite par les passeurs”. Un objectif qui, sur le papier, peut être partagé par tout l’échiquier politique, témoignant bien de sa volonté d’apparaître comme une gouvernante responsable.

Ce vernis ne doit cependant pas nous faire oublier l’essentiel : Giorgia Meloni est une adepte notoire de la théorie d’extrême droite du Grand Remplacement (la “grande sostituzione” en italien), qui trouve largement ses sources dans les théories suprémacistes et racialistes. Ainsi, dans un extrait de meeting de 2017, on peut la voir dénoncer une “invasion planifiée et voulue” et appeler ses soutiens à ne pas accepter le “remplacement ethnique” en cours. La présidente du Conseil n’est, à notre connaissance des auteurs, jamais revenue sur ces déclarations. Dès lors, il est à craindre que ce programme, en apparence plus responsable que les précédents, ne soit qu’un exercice de ripolinage de façade.

2.2. La mise en œuvre de la nouvelle politique migratoire

2.2.1. Décret-loi “ONG”

L’année 2023 avait commencé en trombe de l’autre côté des Alpes sur le sujet migratoire bien avant les deux récents naufrages. En effet, le 2 janvier 2023 le Gouvernement a adopté un nouveau décret-loi « Dispositions urgentes pour la gestion des flux migratoires » (aussi appelé décret ONG), avec une entrée en vigueur prévue dès le 3 janvier. Ce décret avait pour objectif principal d’encadrer (ou plutôt d’entraver) l’action des ONG agissant pour le sauvetage de migrants en mer.

La principale nouveauté de ce texte est l’obligation faite aux associations de revenir à quai entre chaque sauvetage, les empêchant ainsi de procéder à plusieurs opérations à la fois. Les ONG doivent également informer les personnes recueillies de la possibilité de demander une protection internationale et, en cas d’intérêt, recueillir leurs données afin de les mettre à la disposition des autorités. L’objectif de cette nouvelle obligation pourrait être de transférer la responsabilité de la prise en charge vers les États dont les navires des ONG battent pavillon, pour contourner le système de Dublin faisant de l’État de première entrée le responsable de la demande d’accueil : en clair, si le navire de l’ONG opère sous pavillon allemand, toute demande d’accueil formulée à bord pourrait être considérée comme étant de la responsabilité de l’État allemand. Ce dispositif reste néanmoins très hypothétique, tant sa mise en pratique pose question au vu de ses possibles incompatibilités avec le droit international.  Le texte prévoit également des amendes de 10 000 à 50 000€ et jusqu’à deux mois de mise à l’arrêt pour les commandants de bateau ne respectant pas ces dispositions (ainsi que la confiscation du navire en cas de récidive).

Ce nouveau décret a très rapidement été dénoncé par différentes ONG, ainsi que par le Conseil de l’Europe. La Commissaire aux droits de l’Homme, Dunja Mijatovic, a envoyé une lettre officielle au ministre Piantedosi lui demandant de le supprimer ou de le modifier pour en assurer la compatibilité avec les obligations de la République italienne en matière de droits de l’homme et de droit international.

Des doutes ont également été soulevés quant à l’efficacitéd’une telle réforme. Dès le mois de février, un épisode a été largement commenté médiatiquement, au sujet de 80 mineurs débarqués, sur ordre du Viminale (le ministère de l’Intérieur), à La Spezia en Ligurie pour être ensuite ramenés en bus 800 kilomètres plus au Sud à Foggia, faisant inutilement parcourir une distance supplémentaire au bateau humanitaire Geo Barents. L’étude susmentionnée des chercheurs Cusumano et Villa avait par ailleurs tout à fait déconstruit l’argument selon lequel les ONG pratiquant le sauvetage en Mer Méditerranée constitueraient un facteur attractif (“pull factor”) pour les migrations. Ils avaient pour cela analysé les flux migratoires entre la Libye et l’Italie entre 2014 et 2019 et montré qu’aucun lien de cause à effet ne pouvait être établi, à partir des données disponibles, entre le nombre de départs des côtes libyennes et la présence de navires d’ONG en mer.

2.2.2. Décret-loi “Flussi”

Le nouveau décret-loi “Dispositions urgentes pour la gestion des flux migratoires” (aussi appelé “Flussi”), adopté le 9 mars, fixe désormais le nombre d’étrangers légalement admis pour travailler sur le sol italien sur une durée de trois ans (au lieu d’un). Le texte fixe un maximum de 82 705 entrées, réparties en 44 000 travailleurs saisonniers et 38 705 travailleurs non saisonniers, dont plus de 60 % doivent provenir d’une liste déterminée de 33 pays, pas forcément en lien avec les flux d’immigration majeurs enregistrés vers l’Italie (Albanie, Corée du Sud, Japon, Monténégro et Serbie, tandis que des pays comme l’Afghanistan, l’Érythrée, la Guinée ou la Syrie n’y apparaissent pas). Le texte spécifie par ailleurs que les quotas seront alloués de préférence aux ressortissants des États qui encouragent la sensibilisation de leurs citoyens aux risques pour la sécurité personnelle qu’implique l’immigration irrégulière.

Alors que le premier renouvellement des permis de séjour délivrés pour emploi permanent, travail indépendant ou regroupement familial, est rallongé de deux à trois ans, les conditions d’obtention d’un titre de séjour pour protection spéciale (un niveau de protection supplémentaire qui vient s’ajouter à la protection internationale et à la protection subsidiaires au cas où celles-ci ne seraient pas applicables) sont restreintes pour “éviter des interprétations qui portent à son élargissement impropre, la volonté du Gouvernement étant in fine de la supprimer.

Ce décret confirme ainsi le statu quo, à savoir qu’il est très compliqué d’arriver en Italie par la voie légale, tant pour les immigrés en recherche d’emploi que pour les demandeurs d’asile. Pour qu’un travailleur puisse se rendre sur le sol italien, l’employeur devrait expressément faire une demande d’emploi pour cette personne avant son arrivée, ce qui freine concrètement les potentiels nouveaux entrants. Le problème spécifique des migrants fuyant les guerres et persécutions, auxquels les autorités italiennes n’octroient pour le moment pas de visa humanitaire, n’y est pas traité, de sorte que l’un des seuls moyens d’entrer sur le territoire italien demeure pour eux l’immigration irrégulière.

Avec ce texte, le Gouvernement Meloni semble envoyer un message contradictoire quant à son positionnement sur l’immigration. La véhémence d’un discours xénophobe en faveur d’une fermeture des frontières se conjugue ici à une politique permettant l’arrivée (certes limitée mais tout de même planifiée) de travailleurs étrangers et la prolongation de leur séjour, ainsi que de celui de personnes déjà présentes sur le sol italien. Il demeure pourtant une hypocrisie latente car aucun effort n’est montré pour une promotion suffisante des moyens d’immigration légale et une meilleure protection des demandeurs d’asile.

Comment cette ambiguïté pourrait-elle entrer en cohérence avec la théorie du grand remplacement que Meloni a publiquement soutenue ? Quid de l’élément de langage rabâché par la majorité ces dernières semaines en faveur d’une “immigration légale” ? Ce texte pourrait ainsi illustrer la tentative de Meloni de jouer sur deux tableaux, entre son noyau électoral, fortement opposé à toute forme d’immigration, et les enjeux économiques bien réels que l’Italie affronte actuellement, à savoir un manque de main d’œuvre, l’émigration des jeunes et le vieillissement de sa population.

3. Tour d’horizon des réactions

3.1. L’opinion publique : une première (petite) crise sondagière

Cette séquence politique semble s’être traduite par une fragilisation du Gouvernement dans l’opinion publique.

Un sondage montre ainsi une perte de confiance dans le Gouvernement Meloni de quatre points pour le seul mois de mars. Il est intéressant de le comparer à l’édition précédente : on peut voir que c’est chez les électeurs centristes du Terzo Polo (une coalition entre le parti de Matteo Renzi, Italia-Viva, et celui de Carlo Calenda, Azione) que s’est opéré le changement le plus important, avec une baisse de 8 points en un mois. A contrario, notons que le soutien semble avoir augmenté chez les électeurs de la Lega et de Fratelli d’Italia. Il semble possible d’établir un lien entre ces chiffres et le tournant musclé de la politique migratoire du Gouvernement : celui-ci a en effet pu repousser l’électorat centriste, que l’on peut supposer plus libéral sur ces questions, tout en flattant l’électorat traditionnel de droite et d’extrême droite.

Cette tendance est également confirmée par les derniers résultats de l’agrégateur de sondages, YouTrend, en date du 15 mars signalant une baisse des intentions de vote pour Fratelli d’Italia de 1,2 % sur les deux dernières semaines (contre une augmentation de 2 % pour le Partito Democratico).

3.2. Des responsables politiques unanimement critiques

Le PD et sa toute nouvelle secrétaire, Elly Schlein, étaient particulièrement attendus sur  ce terrain. En effet, cette dernière a été élue à la tête du parti sur une promesse « de changer les politiques migratoires et d’accueil italiennes et européennes » et reste reconnue pour son engagement de longue date sur ces questions (elle a notamment été rapporteure du groupe S&D au Parlement européen pour la réforme du règlement de Dublin). Pendant la campagne, elle s’est ainsi prononcée en faveur de l’abolition de la loi Bossi-Fini, de la création d’une mission européenne de sauvetage en mer (« un Mare Nostrum européen »), de l’arrêt de tous les financements aux garde-côtes libyens, et de l’introduction d’un Ius Soli. Elle avait également critiqué « l’hypocrisie » de la droite ne « s’attaquant qu’aux clandestins sans jamais s’attaquer à ceux qui les emploient ». En réaction aux événements récents, Elly Schlein a dénoncé les déclarations « inhumaines » et « indignes » du ministre Piantedosi. Elle a également réaffirmé ses principales propositions et a appelé le Gouvernement à faire toute la lumière sur les événements de Cutro et à cesser ses attaques envers les ONG.

Carlo Calenda du Terzo Polo, de son côté, a largement critiqué l’action du Gouvernement, tout en cultivant sa position de centriste en défendant une ligne intermédiaire : ne pas présupposer une connivence du Gouvernement, tout en appelant la Présidente du Conseil à reconnaître qu’il y avait eu de graves dysfonctionnements et à diligenter des enquêtes. Il a par ailleurs proposé à toutes les forces politiques de se réunir sur une plateforme commune reposant sur cinq principes : 1) Toute personne en mer en détresse doit être secourue, 2) Il est impossible d’accueillir toutes les personnes qui souhaitent s’installer en Italie, 3) Les routes illégales doivent être fermées, en passant des accords avec les pays de provenance et de transit, 4) Des stratégies réalistes de redistribution et d’intégration des migrants doivent être déployées, 5) Un Ius Culturae (ie. permettre d’accéder à la citoyenneté italienne aux personnes étrangères ayant complété une formation ou un cycle d’études) doit être mis en place.

Le Mouvement 5 étoiles a été, de son côté, beaucoup plus discret sur la question : un seul tweet de leur leader, Giuseppe Conte, pour évoquer le drame depuis fin février. Enfin, le Pape François, voix toujours influente en Italie, a publiquement appelé le Gouvernement à faire en sorte que ce genre de drame ne se reproduise plus et à mettre en place des corridors humanitaires pour les enfants, les femmes, les hommes et les personnes âgées fuyant des situations précaires et périlleuses. Les couloirs en question, gérés par des organisations humanitaires, existent déjà mais sont très peu utilisés (environ 600 migrants par an en ont bénéficié entre 2016 et 2022). Il a en outre particulièrement insisté sur les conditions de détention « terribles » des camps libyens par lesquels beaucoup de ces migrants passent.

3.3. Des réactions de soutien au Gouvernement au niveau européen

Sur le drame de Cutro, la Commissaire Ylva Johansson s’est limitée en conférence de presse à affirmer qu’il s’agissait “d’une responsabilité européenne, et pas uniquement d’une responsabilité italienne”, appelant une réponse commune. Elle a également tenu à rappeler que“les autorités italiennes ont sauvé ce même week-end là 1 300 personnes. Sur la question de l’implication de Wagner, le vice-président Schinas n’a pas souhaité prendre position, en appelant plutôt à travailler sur l’amont et sur les racines du problème. La présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, avait de son côté salué dans une lettre du 6 mars aux chefs d’Etat et de Gouvernement la “contribution vitale” du Gouvernement italien pour offrir des routes de migration sûres et légales pour les personnes vulnérables. Dans une autre lettre du 20 mars, la présidente de la Commission a invité à renforcer les contrôles aux frontières extérieures, à travailler avec les pays tiers pour prévenir les départs et à s’attaquer aux réseaux de passeurs : un programme qui devrait ravir Giorgia Meloni.

De son côté, le Parlement européen a organisé un débat le 15 mars sur le sujet “Migrations : réponse commune de l’UE pour sauver des vies en mer, au cours duquel de nombreux parlementaires ont plaidé pour l’avancement de la réforme des règles communes d’asile et de migration.

Il est intéressant de noter d’ailleurs que cette semaine, le commissaire aux affaires économiques italien Paolo Gentiloni se rendait en Tunisie pour discuter d’assistance financière. Ce dernier a annoncé sa volonté d’aider la Tunisie à générer une croissance économique soutenable, car “l’UE a besoin d’une Tunisie stable et prospère. Un choix de destination loin d’être anodin, quand on sait que la moitié des migrants arrivés en Italie depuis le début de l’année venaient de Tunisie.

Incontestable drame humain, le naufrage de Cutro paraît à ce jour engendrer des retombées plutôt positives pour l’avancement de l’agenda politique du Gouvernement italien au niveau européen.

Conclusion

Les premiers mois aux affaires de Giorgia Meloni et de sa coalition de droite extrême ont été relativement calmes, presque rassurants. Significatif est à cet égard le chiffre relativement élevé de confiance en février 2023 après quatre mois d’exercice, à près de 50 % (à titre de comparaison, le Gouvernement Conte II était à 35 % après une durée d’exercice similaire).

Néanmoins, le drame de Cutro et le retour en force de la question migratoire dans le débat public semblent constituer un premier test grandeur nature pour la leader romaine, et possiblement un premier caillou dans sa chaussure. Une tragédie humaine, des déclarations faisant scandale, des oppositions relativement unanimes dans leurs critiques, des sondages d’opinion en baisse, des dénonciations de sa politique par des instances internationales : le cocktail est chargé. La bonne nouvelle pour Meloni réside dans l’unité affichée par sa coalition jusqu’à présent.

Par ailleurs, si elle semble avoir perdu des points dans l’opinion publique, c’est surtout au sein de l’électorat des autres partis que cette dégradation est observable. Sa position auprès de son électorat semble, au contraire, renforcée, comme si le retour en force de la question migratoire avait eu un effet soudeur auprès de la droite radicale. C’est néanmoins sur la distance qu’il faudra juger de la solidité de la base du Gouvernement dans l’opinion publique. Meloni parviendra-t-elle à maintenir son niveau de popularité si les départs continuent d’augmenter et si les débats au niveau européen restent enlisés ? Dans quelle mesure est-ce que les philosophies du grand remplacement et des décrets flussi peuvent rester conciliables à long terme ? Pourra-t-elle continuer à jouer sur les deux tableaux, rhétorique de conviction xénophobe d’un côté et rhétorique de responsabilité de l’autre, pendant longtemps ? Comment pourra-t-elle faire accepter la nécessité d’une réforme du système d’asile et de migration au niveau européen alors que ses plus proches alliés (Pologne et Hongrie) ne veulent pas en entendre parler (et surtout s’il s’agit d’organiser une répartition des personnes accueillies) ? À tous ces égards, Cutro pourrait marquer un tournant décisif : celui de la première confrontation du programme meloniste avec le réel.

Cette séquence politique est en tout cas une nouvelle confirmation que la question migratoire reste la plus sensible et conflictuelle de la politique italienne. Il y a dès lors un vrai défi pour la gauche, et en particulier pour Schlein et le Partito Democratico, à trouver un discours clair et crédible sur ces questions, qui soit en phase avec les valeurs humanistes et avec les préoccupations des classes populaires. Or, si pour l’instant Schlein semble bien engagée concernant la première partie de la proposition (les valeurs humanistes d’accueil), il lui faut encore faire ses preuves sur la reconquête de l’électorat populaire qui a encore largement déserté le vote Partito Democraticoaux dernières élections (cf. graphiques ci-dessous). Bien que cette tendance soit à l’œuvre depuis longtemps et affecte plusieurs des homologues européens du Partito Democratico (à quelques exceptions notables près, comme le parti social-démocrate danois), elle n’en demeure pas moins un comble pour l’héritier du Parti Communiste italien.

Références
Envie de contribuer à La Grande Conversation ?
Venez nourrir les débats, contredire les études, partager vos analyses, observations, apporter un éclairage sur la transformation du monde, de la société, sur les innovations sociales et démocratiques en cours ou à venir.

Clémentine Paliotta

Lorenzo Paliotta