La Pologne face à la guerre en Ukraine

La Pologne face à la guerre en Ukraine
Publié le 12 avril 2022
Comment comprendre les récentes tensions franco-polonaises à propos de l’Ukraine ? Même si les deux pays ont adopté des positions similaires sur cette crise, ils n'ont pas la même lecture des enjeux de sécurité sur le continent. Et les tensions récentes entre l'Union européenne et la Pologne risquent de se prolonger, malgré une embellie de la relation entre Bruxelles et Varsovie.

Entretien traduit de l’anglais par Annalivia Lacoste

1/ La Pologne défendait depuis plusieurs années une position de vigilance vis-à-vis de la Russie, qui n’était guère suivie par les autres pays européens, notamment l’Allemagne. Comment le changement d’attitude de Berlin et des Européens est-il vu à Varsovie ?

Małgorzata Bonikowska : La Pologne se demande quelle sera l’ampleur de ce changement. Soyons honnêtes : les pays d’Europe de l’Ouest – en particulier l’Allemagne, l’Italie ou la France – regrettent non seulement le déclenchement de la guerre, mais également le fait qu’elle ait considérablement altéré les relations avec la Russie. Il y a deux approches qui s’affrontent au sein de l’Europe des 27 depuis l’invasion russe en Ukraine : la Pologne, la Roumanie, la Suède, la Finlande et les Etats baltes croient qu’il y a une chance de mettre Moscou dos au mur, et d’affaiblir la Russie pour éradiquer la menace. En Europe de l’Ouest, on préférerait en finir avec la guerre le plus tôt possible et revenir au “business as usual” avec la Russie, même avec Poutine encore à sa tête. La société polonaise ne pense pas que l’Union Européenne devrait suivre cette option.

2/ Comment la Pologne accueille-t-elle les propositions d’autonomie stratégique de l’UE (et d’Emmanuel Macron en particulier) ? Mise-t-elle sa sécurité à moyen et long terme uniquement sur l’OTAN et l’Amérique ou bien est-elle prête à envisager une défense européenne qui s’inscrirait dans l’Alliance atlantique ? Quelle  vision les Polonais ont-ils du rôle géostratégique de leur pays?

Małgorzata Bonikowska : La guerre en Ukraine est la preuve qu’il y a une faille dans l’architecture de sécurité en Europe et que celle-ci a besoin d’être totalement revue. La sécurité du flanc est de l’OTAN dépend fortement des Etats-Unis et de leur leadership en cas de conflit armé. Sans les soldats américains, les pays baltes ou la Pologne ne sont pas en mesure de protéger leur territoire, même si nos armées se battent. C’est une situation risquée car cela rend des pays européens dépendants des décisions prises à Washington.

Le conflit démontre qu’un pays indépendant peut se battre contre ses ennemis uniquement s’il est doté d’une armée solide, bien équipée et prête à défendre son territoire et sa population mais aussi à passer à l’offensive. Cela signifie que les pays de l’Union Européenne doivent investir – ensemble et séparément – dans leurs forces  armées et dans du matériel militaire. Nous avons besoin d’une remilitarisation de l’Europe malgré l’horreur que la guerre représente pour nous. L’achat groupé d’armes (comme ce que l’Union Européenne a fait pour l’Ukraine) et une meilleure coordination de nos opérations militaires s’imposent.

Toutefois, l’acquisition de cette autonomie stratégique ne doit pas signifier un éloignement des Etats-Unis. Au contraire, elle peut mener à un renforcement de l’Ouest face aux nouveaux enjeux et aux menaces que représentent la Russie, la Chine, la Corée du Nord etc. Si les alliés européens sont puissants militairement, cette force profitera aux Américains. Washington a besoin d’alliés crédibles qui ne peuvent pas uniquement user de leur soft power, mais qui sont aussi capables de se déployer sur le terrain et d’être opérationnels en cas de menace armée. Cela signifierait un engagement américain plus modeste en Europe, mais cela aiderait les Etats-Unis à consolider leur force dans la zone indo-pacifique.

3/ Comment l’attitude des Etats-Unis est-elle interprétée à Varsovie ? D’un côté, l’administration Biden fait preuve d’engagement et de solidarité avec ses alliés européens (en particulier par sa visite à Varsovie le 25 mars) mais, de l’autre, elle semble très réticente à aller plus loin, à fixer des lignes rouges. Y a-t-il aujourd’hui en Pologne des observateurs qui doutent de la fiabilité de la protection américaine et qui s’interrogent à plus long terme sur sa pérennité, notamment dans l’éventualité d’un changement de majorité à Washington ?  

Małgorzata Bonikowska : La Pologne a confiance dans le leadership américain. Cette confiance a été confortée par le discours qu’a délivré le president Biden à Varsovie le 25 mars dernier. Il nous faudra juger ensuite sur les actes, pas simplement sur les déclarations. L’administration américaine a décidé d’augmenter le nombre de ses soldats à la frontière est-européenne (Pologne incluse) et a ainsi donné la preuve de sa détermination à intervenir si le territoire de l’OTAN était en danger. En Pologne, les déclarations de Joe Biden sur Vladimir Poutine ont été considérées comme sincères, moralement acceptables et faites à dessein pour rompre les liens avec le leader russe. En comparaison, la priorité de Paris, Berlin ou Rome est de négocier avec Poutine plutôt que d’intervenir en Ukraine ou de couper tous les contrats énergétiques avec la Russie. Il se dit en Pologne que si la sécurité du pays dépendait de la France ou de l’Allemagne, les négociations avec la Russie se feraient sans aucune considération pour notre point de vue.

Pour autant, Varsovie est très attentive à ne pas être mal comprise, et évite les provocations. L’affaire des Mig-29 polonais, où les Etats-Unis ont rejeté la proposition de la Pologne de livrer à l’armée américaine ses avions pour qu’ils soient ensuite remis à l’Ukraine, a montré qu’il fallait toujours passer après les Américains, et ne jamais les devancer. La Pologne a conscience d’être un Etat de premier plan désormais, 3e sur la liste des cibles de la Russie, qu’elle pourrait attaquer après la Moldavie et les Etats baltes. Cette menace est très fortement ressentie en Pologne et le gouvernement est prêt à dépenser 3% du PIB pour la défense militaire pour y faire face, et à remilitariser le pays, avec le soutien de l’opinion publique.

4/ Comment la Pologne a-t-elle interprété les menaces de Dimitri Medvedev dans sa lettre en forme d’avertissement adressée à la Pologne le 17 mars, traitant les dirigeants polonais d' »imbéciles » et de « russophobes » ? 

Małgorzata Bonikowska : La Pologne a toujours été considérée comme un pays russophobe par les Russes et par l’Ouest. Or l’histoire montre que ce n’est pas tout à fait exact. 

A l’époque médiévale, puis à l’époque moderne (du XVe au XVIIe siècle), la République des deux Nations, un “Commonwealth” à l’Est, était un des plus grands Etats d’Europe, tout simplement plus puissant que la Russie (l’armée polonaise a même occupé la Russie et a envahi le Kremlin) et regardait les Russes avec beaucoup de condescendance. Après la partition de la Pologne (à la fin du XVIIIe siècle), les Polonais ont accusé les Russes et leurs tsars d’être à l’origine de cette tragédie. “Pour notre liberté et la vôtre” était la devise des patriotes polonais au XIXe siècle, au moment des soulèvements contre l’empire russe ; ils encourageaient alors les Russes à se battre à leur côté pour leur liberté.

Même à l’époque de l’Union soviétique, les Polonais faisaient la différence entre les dirigeants et les citoyens d’URSS. Ils luttaient contre les premiers mais n’avaient aucun ressentiment vis-à-vis des seconds. Aujourd’hui, une partie importante de la société russe soutient Poutine dans ses actions, y compris dans la guerre menée en Ukraine. Nous sommes bien conscients qu’il y a un profond sentiment anti-polonais en Russie, et que les médias russes alimentent la propagande contre la Pologne. Tous ces éléments questionnent le devenir des relations russo-polonaises dans le futur.

5/ Tous les Européens ont pu mesurer le prix exorbitant de leur dépendance énergétique à la Russie et l’alignement de leurs intérêts économiques, stratégiques et climatiques. Comment les Polonais envisagent-ils leur avenir énergétique à la lumière de cette crise ? La Pologne compte-t-elle sur une aide financière de l’UE, par exemple dans le cadre d’un nouveau « Plan de résilience »?

Małgorzata Bonikowska : Comme la Pologne considère la Russie comme une menace existentielle, le gouvernement polonais fait en sorte de réduire notre dépendance au pétrole russe, au gaz russe et au charbon qui a prévalu ces vingt dernières années. Notre contrat gazier avec la Russie prend fin cette année, et il n’a aucune intention de le prolonger. Le “Baltic Pipe”, projet de gazoduc entre le secteur norvégien de la mer du Nord et la Pologne va bientôt être finalisé, donc la Pologne pourra s’approvisionner en gaz en Norvège. Varsovie a également décidé de signer des contrats avec l’Aramco (Arabie Saoudite), le Qatar et les Etats-Unis, pour le pétrole et le gaz, pour diversifier ses sources d’approvisionnement. Le gouvernement actuel négocie également avec la France pour construire une centrale nucléaire.

La vision qu’a la Pologne du Green Deal européen est par contre problématique. Le gouvernement conservateur du parti “Droit et Justice” n’est pas aussi déterminé à mener la transition énergétique que la France ou l’Allemagne. Au contraire, Varsovie a toujours mis l’accent sur les difficultés de l’économie polonaise à réduire sa dépendance au charbon. La Pologne est fermement opposée à des changements profonds de son mix énergétique. La guerre en Ukraine pourrait accélérer la transition écologique mais le gouvernement est sceptique, et les principaux partis politiques préféreraient au contraire que cette transition ralentisse.

6/ La guerre en Ukraine est-elle en train de faire bouger les lignes du paysage politique polonais, et singulièrement la posture de l’homme fort du pouvoir actuel, Jaroslaw Kaczynski, jusqu’ici ouvertement en conflit avec Bruxelles sur plusieurs dossiers concernant notamment l’état de droit (indépendance de la justice, droit des femmes, etc.)? La ligne polonaise a-t-elle évolué depuis le début de cette crise par rapport au respect des droits fondamentaux ? Le gouvernement espère-t-il que la crise actuelle mette un terme aux projets de sanctions financières de l’UE pour non-respect de l’Etat de droit ? Va-t-il assouplir sa position ou, au contraire, la durcir?

Małgorzata Bonikowska : Les conservateurs polonais considèrent que la guerre en Ukraine place l’Europe toute entière en situation d’urgence, et la voient aussi comme une occasion de mettre fin aux tensions qui existent entre eux et les autres Etats membres. Ils s’attendent à ce que le dossier concernant l’état de droit soit clos avec Bruxelles, et que les projets de sanction financière soient annulés en conséquence. Ils tablent sur le fait que la Pologne a désormais une image positive en Europe avec l’extraordinaire élan de solidarité dont elle a fait preuve dans l’accueil des réfugiés ukrainiens.

Le parlement polonais débat actuellement d’une nouvelle loi pour réformer le système judiciaire, en conformité avec les directives de Bruxelles. Si elle venait à entrer en vigueur, le plan de relance économique serait mis en place par la Commission européenne, et envoyé au préalable au Conseil européen pour approbation. Le gouvernement polonais (le premier ministre en particulier) pousse pour que cette solution soit approuvée comme le pays a urgemment besoin de ces fonds en situation de crise. Cela pose un gros problème à l’opposition qui dispose de très peu de marge de manoeuvre politique en temps de guerre.

7/ L’opinion publique française a été frappée par l’accueil fraternel et chaleureux réservé aux centaines de milliers de réfugiés ukrainiens sur le territoire polonais et par le contraste avec celui qui avait été réservé aux migrants fin 2021 à la frontière biélorusse. Elle se souvient aussi des résistances polonaises au partage de l’effort d’accueil lors de la crise migratoire de 2015 déclenchée par la guerre en Syrie. Ce changement d’attitude apparent est-il uniquement dû à la proximité culturelle ressentie avec les voisins ukrainiens, déjà accueillis après 2014 ?  

Małgorzata Bonikowska : Les Polonais ont accueilli les réfugiés ukrainiens car la guerre est à nos portes. Nous sommes leurs voisins immédiats. Les Polonais ont une longue expérience des conflits armés et de l’armée russe, d’où leur besoin de montrer leur solidarité aux Ukrainiens qui ont dû fuir leur pays du jour au lendemain. La Pologne respecte aussi beaucoup une nation qui fait preuve d’un courage incroyable et d’une volonté de se battre pour sa liberté et son indépendance, deux valeurs fondamentales pour nous.

En 2021, la perception de la situation à la frontière biélorusse était totalement différente. Les Polonais ne la voyaient pas comme une crise des réfugiés mais comme une attaque de leur territoire, supervisée par le régime biélorusse (qui avait manifestement bénéficié du soutien du Kremlin) en se servant d’une “arme démographique”, en instrumentalisant des réfugiés venus du Moyen Orient ou d’Asie, induits en erreur par la fausse promesse qu’ils pourraient facilement traverser la frontière et émigrer en Europe via la Pologne. Il y a eu très peu de solidarité envers ces migrants, et aucune volonté d’ouvrir les frontières pour les laisser entrer sur le territoire. A contrario, la position ferme du gouvernement de laisser les frontières fermées et de repousser les migrants vers la Biélorussie a été approuvée par une large majorité de la population polonaise, qui considérait qu’il s’agissait du meilleur choix à faire en cas d’attaque.

En 2015, la crise des réfugiés s’est quant à elle déroulée loin des frontières polonaises. Elle était vue comme une vague migratoire de réfugiés venant du Moyen Orient, d’Afrique et d’Asie, qui tentaient désespérément d’entrer en Europe, aspirant à une meilleure vie à l’Ouest, dans d’anciennes puissances coloniales. Comme la Pologne n’a jamais eu de colonies, et ne s’est jamais sentie obligée de réparer un passé colonial, ne devant rien à personne (contrairement aux anciens colonisateurs), le gouvernement est resté totalement indifférent à cette crise (en dépit de vifs débats et de controverses sur le sujet dans le pays). Les Polonais n’avaient aucune proximité socio-culturelle avec ces migrants, et étaient moins enclins à les accueillir. 

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Małgorzata Bonikowska