La stratégie d’influence informationnelle russe

La stratégie d’influence informationnelle russe
Publié le 4 avril 2023
  • maître de conférences en géographie et en études slaves à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris 8) et directeur adjoint du centre GEODE
La guerre menée par la Russie contre l'Ukraine montre à la fois le succès et les limites de la stratégie d'influence informationnelle russe. Le succès parce qu'elle a contribué, par un effort de long terme, à rendre crédible l'idée d'une puissance russe restaurée. Les limites parce que les différents acteurs de l'influence russe doivent désormais changer de rôle et de discours dans le contexte d'une guerre ouverte.
Écouter cet article
00:00 / 00:00

La guerre informationnelle russe s’appuie sur trois types d’acteurs. Tout d’abord, les acteurs « transparents », dont la relation formelle avec l’État russe, ou la congruence avec les intentions du gouvernement russe, ne fait aucun doute. Il s’agit par exemple du réseau diplomatique russe, qui a joué un rôle important dans la sphère informationnelle en propageant de nombreux éléments de langage sur les réseaux sociaux depuis au moins le milieu des années 2010. Le réseau de coopération russe à l’étranger, comme la Fondation Monde Russe, et de nombreuses autres institutions développent également des activités numériques et d’influence. Il n’est pas difficile de rattacher leurs propos à l’intentionnalité des autorités russes ou de la superstructure du pouvoir. Dans les cas de médias comme Russia Today et Sputnik, là aussi, le lien avec le pouvoir russe est évident. Ces acteurs dits transparents représentent la partie émergée de l’iceberg.

Viennent ensuite les acteurs « semi-opaques ». Ce sont des acteurs qui ont un lien non-organique avec les autorités russes – lien qu’ils vont parfois chercher à cacher et à minimiser et qu’il est relativement difficile de quantifier et qualifier. Aujourd’hui, l’archétype de l’acteur de ce milieu semi-opaque c’est Evgueni Prigojine, que tout le monde connaît désormais. Il est perçu comme un entrepreneur d’influence car il détient son propre empire commercial et économique. S’il y a peu de doutes sur les liens entre la galaxie des entreprises qu’il possède et les autorités russes, des doutes subsistent sur leur degré de coordination, sur leur degré d’autonomie vis-à-vis du pouvoir. L’exemple des mercenaires de Wagner arrivant au Mali à bord d’avions du ministère de la Défense russe illustre cette relation ambiguë. Le pouvoir russe a d’ailleurs très souvent joué sur cette ambiguïté. Des chercheurs américains, notamment Mark Galeotti, avaient même utilisé le terme de « déni de plausibilité » pour qualifier la manière dont Wagner, et donc tout le dispositif d’influence informationnelle créé par Prigojine, se positionne à la périphérie de l’intentionnalité du pouvoir russe. Autrement dit, le pouvoir russe a longtemps pu nier ses liens avec Wagner, même si ces liens étaient fort plausibles (et désormais avérés). Prigojine est un acteur extrêmement important de l’influence informationnelle : c’est lui qui est, entre autres, à l’origine d’une partie des campagnes de désinformation et d’influence pendant les élections présidentielles américaines de 2016, il était présent en France et l’est maintenant en Afrique.

Parmi cette catégorie d’acteurs semi opaques, se rangent également les chambres d’échos ou les relais d’influence locaux qui sont, par exemple, des militants politiques non-russes, qui ne sont donc pas forcément pro-russes (au sens d’agissant au nom des intérêts de la Russie), qui ne sont pas non plus des agents forcément inféodés au pouvoir russe. Ils partagent cependant des narratifs qui sont créés par les responsables russes, une certaine communauté de vision et vont se réapproprier certains de ces narratifs qui sont forgés à Moscou avec de l’argent russe, pour alimenter leurs propres luttes politiques locales. C’est le cas aujourd’hui par exemple de certains militants qui se réclament d’une certaine forme de panafricanisme comme Kémi Séba ou Natalia Yamb ; qui récupèrent des ressources mises à disposition par la Russie en Afrique francophone et qui vont s’en servir pour leurs objectifs politiques personnels. Ces ressources peuvent être narratives ou économiques.

Enfin, les acteurs dits « opaques » représentent le type d’acteur le plus compliqué à investiguer parce que leur existence ne peut être que supposée dans la plupart des cas. Il n’existe en réalité que très peu de preuves de leur existence. Ce sont des opérations clandestines d’influence ; par exemple, des opérations d’influence menées sous couvert des services de renseignement russes ou de certaines organisations qui leur sont liées. La Russie est un pays où règne une grande corruption avec des structures de force qui gravitent autour des organes de pouvoir : entreprises, structures et individus qui vivent du détournement d’argent public, des rétrocommissions au ministère de la défense russe, etc. Il s’agit d’un fonctionnement quasiment institutionnalisé. C’est d’ailleurs de cette manière que Prigojine a réussi à devenir ce qu’il est devenu : en captant des marchés publics et en redistribuant une partie de l’argent de manière illégale pour se créer un réseau de fidèles.

L’évolution de ces acteurs depuis la guerre russo-ukrainienne

Abonnez-vous à notre newsletter

Comment ces acteurs ont-ils évolué depuis le début de la guerre en février 2022 ? En ce qui concerne les acteurs transparents, c’est assez évident. Il y a eu des changements et des hésitations dans la manière dont la diplomatie russe s’est exprimée. On entend beaucoup moins aujourd’hui les propos outranciers sur les réseaux sociaux de l’ambassade de Russie en France notamment. Les médias russes Russia Today et Sputnik ont été bloqués dans l’Union européenne, après avoir acquis une position importante dans l’espace médiatique francophone – position qui avait d’ailleurs été confortée et confirmée par la crise des gilets jaunes. S’ils ont recréé leurs réseaux ailleurs (notamment sur Telegram) en réponse à leur dé-plateformisation, ces médias ont quand même perdu la plupart de leurs auditeurs et de leurs lecteurs en France. Ils sont donc en train de se repositionner rapidement sur le continent africain et surtout en Afrique francophone qui est aujourd’hui l’objectif stratégique numéro un dans le dispositif d’influence informationnel russe en langue française : le Mali, la République centrafricaine, mais aussi le Burkina, la Côte d’Ivoire.

Concernant la galaxie Prigojine et tous ces entrepreneurs d’influence, on remarque également un changement. Pendant longtemps, les dispositifs d’influence qui étaient mis en place par ces acteurs, comme par exemple les fameuses fermes à trolls de Saint-Pétersbourg, sont aujourd’hui en partie délocalisées en Afrique francophone. Surtout, avec le déclenchement de l’invasion le 24 février 2022, ce dispositif a été largement désorganisé et il a perdu, il faut quand même le souligner, énormément d’adeptes. L’agression russe de l’Ukraine a refroidi énormément d’esprits qui pouvaient être tentés par une espèce de sympathie à l’égard du Kremlin et de la diplomatie russe.

Au départ, les fermes à trolls étaient des structures commerciales faites pour générer du clic et du like, pour générer de la notoriété et du revenu (astroturfing). Les premiers bots qui sont apparus sur le réseau russe en 2011/2012, au moment des grandes manifestations contre le retour au pouvoir de Vladimir Poutine sont vraiment la matrice de ce phénomène. Ces mêmes bots sont réapparus en 2014 en Ukraine. Entre temps, certains de ces bots-là avaient développé une activité commerciale. A partir de 2015/2016, de nombreuses politiques restrictives de la part des réseaux sociaux voient le jour et beaucoup de bots sont coupés. Même si un lien existe entre opération cyber et opérations de désinformation, ces opérations ne semblent pas donner voie à des manœuvres cybernétiques. Or, en analysant les cyberattaques promues par la Russie aujourd’hui, on réalise que ce lien est en train de se consolider : la Russie se livre à des cyberattaques peu sophistiquées, dont l’objectif est de générer du « bruit médiatique ». Des groupes de hackers russes commencent ainsi à mettre en place de vraies stratégies marketing, se mettent en scène sur le propre chaîne Telegram dans un but d’influence et de déstabilisation psychologique assumée. Les cyberattaques entrent alors dans le champ de la perception et du cognitif. Il ne s’agit pas de rechercher nécessairement un quelconque effet de sabotage ou de compromission de données, mais d’occuper l’espace et de maintenir une certaine capacité de nuisance.

De nombreux fichiers de Prigojine ont fuité récemment et nous pouvons mieux découvrir son mode de fonctionnement. La chose la plus frappante est la taille très modeste des budgets qui sont alloués par cette galaxie Prigojine à ses différentes opérations. Ce sont des budgets microscopiques par rapport à l’effet politique, médiatique, symbolique qu’ils parviennent à atteindre. On estime à quelques centaines de milliers de dollars le coût total des opérations d’ingérence de l’empire Prigojine aux Etats-Unis en 2016, pour un impact médiatico-politique majeur. Grâce à cette opération, l’image et la perception de la puissance russe ont changé, et ont conduit les autorités américaines à surinvestir dans l’analyse de la cybermenace russe, au risque de créer une sorte de surexposition du phénomène. Prigojine a connu beaucoup d’échecs, comme par exemple ce « projet Magadan » révélé par ces leaks. Ce projet visait à faire la promotion de mouvements contre les violences policières dans le monde occidental. Ce mouvement-là s’appelait cyniquement en anglais FBI (Fund for Battling Injustice), et sa branche française est née suite au mouvement des gilets jaunes mais ce fut un échec. En regardant le budget de cette opération, on se rend compte qu’il s’agit de quelques dizaines de milliers d’euros, ce qui est dérisoire en Europe occidentale, mais pas forcément en République centrafricaine, au Mali, ou dans d’autres pays d’Afrique subsaharienne.

De nouveaux acteurs qui émergent et de nouvelles stratégies en ligne

La guerre a d’ailleurs créé des grands vides que certains tentent de combler – des publications orientées à l’extrême droite comme Omerta essaient d’occuper cet espace qui a été laissé vide par la disparition de RT et Sputnik, par le rétrécissement extrêmement rapide de toute cette russo-sphère française et francophone. Leur position n’est pas encore confirmée. Des rivalités et des luttes sont en cours pour occuper cet espace.

L’objectif de ce dispositif d’influence russe a toujours été de faire circuler une certaine vision des relations internationales, des rapports de puissance, qui soit favorable à Moscou. Or, ces narratifs passent de moins en moins par les réseaux sociaux ouverts, et passent de plus en plus par des messageries (chaînes Telegram, boucles WhatsApp) qui empêchent en grande partie toute traçabilité des manipulations.

On assiste donc un repositionnement des acteurs, à un rétrécissement de la base sympathisante et à l’apparition d’espaces laissés libres et qui sont en train d’être réinvestis. On note un repositionnement stratégique sur l’Afrique de Russia Today et Sputnik après leur interdiction en Europe.

La question de la sympathie à l’égard du pouvoir russe ne se limite pas, en France, aux partis et entités proches de l’extrême droite. Il y a depuis longtemps maintenant un mouvement de fond, notamment à la France insoumise, de sympathie à l’égard du régime de Vladimir Poutine et à l’égard du projet géopolitique proposé par le Kremlin. Peut-être est-ce en partie lié au fait que les questions de relations internationales, de sécurité et de défense ont longtemps été peu investies par la gauche et l’extrême gauche ? En tous cas l’invasion de l’Ukraine a bien mis en lumière les contradictions d’une approche des relations internationales qui se veut, à juste titre, anti impérialiste, mais qui a du mal à accepter qu’il faut aussi lutter contre l’impérialisme russe. Une hostilité de longue date au partenariat transatlantique a été ravivée dans les années 1990 par la guerre de dissolution de Yougoslavie, notamment. En revanche, il ne semble pas y avoir de recoupements ni de convergences entre les réseaux d’extrême droite et les réseaux d’une partie de la gauche perméables au discours du Kremlin.

Dans un premier temps de l’agression russe contre l’Ukraine, on a remarqué la force du narratif russe sur la responsabilité de l’Otan dans le déclenchement du conflit. Il a été repris en France à travers différentes sensibilités politiques, toujours avec un fond d’hostilité à l’appartenance de la France à l’Otan et un rapport compliqué à la relation transatlantique dans certains cercles politiques. La Russie, de manière opportuniste, a soutenu ces sentiments mais elle ne les a pas fait naître. Ce type d’arguments, qui consiste à accuser l’OTAN d’expansionnisme, prospère en France par méconnaissance fondamentale de la nature impérialiste du régime russe actuel. Pour les Ukrainiens, il s’agit de faire face à une guerre impériale de type colonial. En luttant pour leur indépendance, les Ukrainiens considèrent de plus en plus qu’ils se livrent à une guerre de décolonisation. C’était déjà le cas pour les pays anciennement membres du bloc soviétique. Personne n’a forcé les pays Baltes, les Polonais ni les Roumains à rentrer dans l’OTAN et s’ils l’ont fait, c’est d’abord, au regard de cette histoire impériale russe. Il n’est pas exclu que, dans les suites de cette guerre, la question de l’unité de la fédération de Russie soit, à son tour, posée, surtout quand on considère la manière dont les régions non-russes de la fédération sont saignées à blanc pour envoyer des conscrits sur le front. Les enrôlements dans l’armée russe concernent surtout des catégories populaires, mais également des régions reculées, et par conséquent les minorités ethniques.

La Russie : victime d’auto-intoxication ?

La Russie s’est-elle auto-asphyxiée concernant l’estimation de sa propre puissance ? Cette question fait écho à des interrogations sur les raisons qui ont poussé la Russie à se lancer dans cette guerre alors que beaucoup de services de renseignement occidentaux, dont les Français, pensaient qu’ils n’iraient pas – justement parce que leur capacité à agir était quand même considérablement limitée par rapport à une armée ukrainienne qui, depuis 2014, avait eu le temps de se reconstruire, notamment de très importants programmes de formation et de financement des pays occidentaux, qui ont contribué à métamorphoser cette armée.

L’auto intoxication russe provient probablement de la corruption qui gangrène profondément l’État russe. Il est fort probable que l’invasion ait été ordonnée en partie sur la base de rapports du renseignement du FSB erronés, qui affirmaient que les troupes russes seraient accueillies en libératrices dans les villes ukrainiennes. Or, ce n’est pas ce qui s’est passé. L’hypothèse selon laquelle l’armée ukrainienne s’écroulerait parce que les officiers étaient incompétents et le moral de la troupe très bas, que les civils, d’une manière générale, se réjouiraient de la chute d’une régime instable et corrompu, s’est révélée complètement fausse. Or, on sait désormais que ces rapports, sur la base desquels l’invasion a été en partie décidée, étaient des faux. Ces rapports ont été inventés par certains officiers du renseignement russe qui prétendaient entretenir des relations avec des sources rémunérées. C’est par ailleurs une pratique très courante en Russie. Les Russes avaient inventé des sources en Ukraine haut placées, qu’ils étaient donc censés rémunérer pour les informations qu’elles transmettaient. Sauf que ces sources-là n’existaient pas et l’argent disparaissait dans les poches de ces agents intermédiaires.

Quelques semaines après le début de l’invasion, il y a eu une gigantesque purge au sein d’une des divisions du FSB, notamment celle en charge de la planification et du renseignement dans la zone post-soviétique ; comme pour faire le ménage dans une unité qui s’était totalement trompée. C’est anecdotique mais ce renseignement-là a peut-être alimenté une machine décisionnaire qui s’est abusée elle-même. Cette auto-intoxication ne serait pas due au fait qu’ils auraient une vision déformée de leur puissance. Les officiels russes sont à mon avis très conscients des limites capacitaires de leur armée. Cependant, la corruption endémique du régime et du système fait que la chaîne de remontée d’informations est totalement rompue. Quels informations et rapports arrivent à Vladimir Poutine ? On ne le sait pas vraiment. Une citation de Staline est proverbiale en Russie : « les cadres décident de tout ». Dans le monde professionnel, et plus encore dans les institutions régaliennes, il y a une tendance au zèle qui est renforcée par l’importance des relations de fidélité au sein de structures pyramidales. Autrement dit, faire plaisir au chef est quelque chose de valorisé, parfois plus que le fait de faire un bon travail ou d’être compétent. Ce système de clientèle, qui est renforcé par des structures de fidélité quasi claniques, induit que beaucoup d’informations ne remontent pas aux échelons supérieurs, ou alors de manière déformée, édulcorée, ou complètement fausse. Dans les services de renseignement russe, il est possible que la volonté de faire plaisir au chef pour le bien de sa carrière l’emporte sur le fait de remonter l’information qui fâche. Il ne faut pas oublier que beaucoup d’agents subalternes du FSB embrassent cette carrière car il s’agit d’abord d’une « planque » relativement bien payée qui vous fait bénéficier de tout un réseau de solidarité et de privilèges, petits ou grands. Quand le carriérisme s’impose au détriment de la compétence, les mauvaises décisions s’accumulent.

Envie de contribuer à La Grande Conversation ?
Venez nourrir les débats, contredire les études, partager vos analyses, observations, apporter un éclairage sur la transformation du monde, de la société, sur les innovations sociales et démocratiques en cours ou à venir.

Kévin Limonier

Lire aussi

Les cercles du pouvoir à Moscou

  • La guerre en Ukraine
Les cercles du pouvoir à Moscou