Comme les autres pays du soi-disant Sud Global, le Brésil a toujours semblé se situer à contre-courant sur les plans politique, économique et institutionnel par rapport aux pays riches, presque comme une loi newtonienne de la nature. Cette perception remonte à la première lettre écrite sur le Brésil par le scribe portugais Pero Vaz de Caminha lors de son débarquement dans le pays en 1500. La lettre révélait le contraste entre une terre à la nature exubérante et une population considérée par les standards de la vieille Europe comme arriérée et sauvage. L’argument de l’hypo-suffisance du peuple brésilien, tout comme celui d’autres peuples du Sud Global, a toujours été présent pour justifier les dictatures et divers processus de colonialisme que le « premier monde » a imposés à l’Amérique, à l’Afrique et à l’Asie.
Malgré ces vieux consensus, qui reflètent davantage des préjugés que des faits, le Brésil démontre aujourd’hui qu’il n’existe pas de lois naturelles déterminant l’histoire d’un peuple.
Il est consensuel de dire que la démocratie est en crise dans le monde entier. Au-delà des jeunes démocraties d’Amérique latine et d’Europe de l’Est, l’instabilité démocratique affecte également le monde « développé » du Nord Global. Des pays comme les États-Unis, la France et l’Allemagne connaissent une instabilité institutionnelle et la montée d’une extrême droite brutale, rappelant les mouvements autoritaires de la première moitié du XXe siècle.
Face à ce contexte global de recul, le cas brésilien se distingue en suivant une direction opposée. Alors que le monde assiste à d’immenses manifestations anti-immigration à Londres1, le Brésil emprunte un autre chemin. Grâce à la nouvelle configuration institutionnelle instaurée par la Constitution de 1988, combinée à l’action ferme du Tribunal Fédéral Suprême (STF), le pays a été l’un des premiers à retrouver la stabilité démocratique, un fait récemment souligné par le magazine The Economist. Le magazine a affirmé que le pays avait donné au monde une leçon de maturité démocratique.2
Cette solidité institutionnelle ne se manifeste pas seulement dans la préservation des règles du jeu démocratique, mais surtout dans la capacité des institutions à répondre à des menaces concrètes contre l’ordre constitutionnel. C’est dans ce contexte que s’inscrit la condamnation de Jair Bolsonaro, exemple emblématique de la manière dont l’État brésilien a affronté l’extrême droite dans le cadre légal.
Le 11 septembre 2025, le Tribunal Fédéral Suprême a condamné l’ex-président à 27 ans et trois mois de prison pour les crimes de coup d’État, tentative d’abolition violente de l’État de droit démocratique, organisation criminelle armée, préjudice qualifié et détérioration de patrimoine public classé. Il s’agissait de la première fois dans l’histoire du pays qu’un ex-président, conjointement avec des membres de la haute hiérarchie militaire, était condamné pour coup d’État. Il convient de rappeler la longue tradition de coups liés à des présidents puissants soutenus par les Forces Armées, qui ont marqué l’histoire brésilienne. Le procès, conduit par la Première Chambre du STF, s’est conclu par un vote de quatre contre un et a représenté une victoire institutionnelle contre le projet autoritaire dirigé par Bolsonaro, qui avait tenté de se maintenir au pouvoir après sa défaite électorale en 2022.
Lors de son interrogatoire devant le Tribunal Fédéral Suprême, l’ex-président a reconnu avoir discuté avec les commandants des Forces Armées de la proclamation de l’état de siège et de l’état de défense après sa défaite électorale. Selon lui, ces discussions ont eu lieu après que le Tribunal Électoral Supérieur eut rejeté les recours de son parti et confirmé l’amende de 22,9 millions de reais imposée pour la tentative d’invalider une partie des votes du second tour. Cette confession a renforcé l’ensemble des preuves démontrant un effort organisé pour subvertir l’ordre démocratique et conserver le pouvoir par des moyens inconstitutionnels.3
Quelques jours plus tard, le 24 juillet 2025, un général de réserve (ancien conseiller de Bolsonaro) a reconnu devant le STF être l’auteur du plan nommé « Dague Verte et Jaune », qui prévoyait l’assassinat du président Lula, du vice-président Alckmin et du ministre Alexandre de Moraes, ainsi que des actions contre la structure du gouvernement élu. Selon le général, le document était une « pensée numérisée », élaborée par lui et imprimée au Palais du Planalto, mais jamais partagée avec des tiers. Les enquêtes de la Police Fédérale ont toutefois démontré que le fichier avait été reproduit, associé à des réunions de militaires proches de Bolsonaro et discuté entre des membres des Forces Armées.4
Comme je l’ai développé ici dans un précédent article, le procès judiciaire contre Bolsonaro ne se limite pas à la responsabilisation individuelle : il symbolise un moment de tournant institutionnel dans le pays.5 Le STF, auparavant accusé de laxisme ou de politisation, a assumé le rôle central dans la défense de l’ordre constitutionnel, affrontant la désinformation et les milices numériques qui soutenaient le bolsonarisme. Cette réponse judiciaire a été décisive pour préserver l’intégrité de l’État de droit démocratique et offre une leçon au monde : celle que la démocratie peut, oui, réagir selon ses propres règles, sans recourir à l’exception.
La décision du STF a dérangé la Maison-Blanche, qui voyait un allié d’extrême droite puni pour sa tentative de violer la démocratie du pays. Non satisfait de la condamnation de Jair Bolsonaro, le gouvernement de Donald Trump a intensifié la pression sur le pouvoir judiciaire brésilien via la loi Magnitsky. Au milieu de 2025, Trump a sanctionné Alexandre de Moraes et, en septembre, a inclus sa femme sur la liste des sanctions, les accusant de « soutien matériel » à l’action du ministre lors du procès de Bolsonaro. Les sanctions imposent des blocages financiers et des restrictions transactionnelles sur le territoire américain. Le gouvernement américain a justifié cette mesure en invoquant une campagne de censure, des détentions arbitraires et des procès politisés, y compris le procès contre Bolsonaro.6
Le STF a déploré cette mesure et le gouvernement Lula a exprimé sa « profonde indignation », considérant qu’il s’agissait d’une ingérence dans les affaires intérieures du pays. De plus, les techniques de pression sur le pouvoir judiciaire ont été largement utilisées par des dirigeants populistes, dans un phénomène connu sous le nom de court-packing, où les tribunaux sont capturés et subordonnés. Ce phénomène s’est produit, par exemple, au Venezuela, en Hongrie et en Pologne, et a été largement étudié par le milieu académique du droit constitutionnel comparé. Dans le cas de Trump vis-à-vis du Brésil, on observe pour la première fois une tentative internationale de pression sur le pouvoir judiciaire d’un autre pays au nom d’intérêts idéologiques violant clairement la souveraineté nationale d’un État reconnu, à la fois par des rapports internationaux et par la communauté internationale, comme ouvert, démocratique et doté d’élections libres. Cet épisode révèle que Trump n’accepte tout simplement pas le verdict brésilien et cherche des mécanismes externes pour le contraindre institutionnellement, transformant une décision judiciaire interne en une dispute diplomatique avec un potentiel de tension entre les nations.
Par ailleurs, en complément, des mobilisations civiques et populaires ont investi les rues du pays le mois dernier au nom de la justice sociale et de l’intégrité démocratique, contre des mesures qui auraient pu accorder l’amnistie à l’ex-président Jair Bolsonaro et compliquer les poursuites pénales contre des parlementaires. Les manifestations ont rassemblé des dizaines de milliers de personnes dans plusieurs villes, avec le soutien de syndicats, d’associations et de partis de gauche, ainsi que d’artistes renommés tels que Chico Buarque, Gilberto Gil et Caetano Veloso. La pression populaire a contribué à l’approbation historique, par la Chambre des députés à l’unanimité, du projet d’exonération de l’impôt sur le revenu pour les revenus inférieurs à cinq salaires minimums et de la taxation des plus riches, désormais soumis à l’examen du Sénat. Présidents et leaders politiques, y compris le président Lula, ont exprimé leur soutien aux manifestations, renforçant l’engagement du pays envers la démocratie et la lutte contre l’impunité.[7] Sur le plan international, ces avancées sont également remarquables, comme l’a montré l’Assemblée générale de l’ONU le mois dernier. À contre-courant du nationalisme et du bellicisme des États-Unis, d’Israël et de la Russie, le Brésil s’est porté en défense du multilatéralisme, de la fin du génocide palestinien, de la préservation de l’environnement et des institutions internationales. Voici les paroles de Lula :
« Les attentats terroristes perpétrés par le Hamas sont indéfendables sous n’importe quel angle. Mais rien, absolument rien, ne justifie le génocide en cours à Gaza. Là-bas, sous des tonnes de décombres, sont enterrées des dizaines de milliers de femmes et d’enfants innocents. Là-bas sont également ensevelis le droit international humanitaire et le mythe de la supériorité éthique de l’Occident. Ce massacre n’aurait pas lieu sans la complicité de ceux qui auraient pu l’éviter. »[8]
En plus de son rôle actif dans la défense de la démocratie et des droits humains, le Brésil se distingue comme leader mondial sur la question environnementale. En novembre 2025, le pays accueillera la 30e Conférence des Parties (COP30) de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, à Belém, dans l’État du Pará. Cet événement rassemblera des dirigeants mondiaux, des scientifiques et des représentants de la société civile pour discuter d’actions concrètes de lutte contre les changements climatiques. Le choix de Belém comme ville d’accueil reflète la reconnaissance internationale de l’importance stratégique de l’Amazonie et du rôle du Brésil dans l’agenda environnemental mondial. Le gouvernement brésilien s’est préparé à accueillir le sommet climatique avec des investissements significatifs en infrastructure et en logistique, afin de garantir un événement accessible pour tous les participants.[9]
Le Brésil démontre qu’il est possible de résister à la vague mondiale de recul démocratique sans recourir à des solutions autoritaires ou exceptionnelles. La combinaison d’institutions solides, de participation populaire et du respect des règles du jeu politique a permis au pays d’affronter de manière exemplaire les menaces internes et externes à la démocratie. Le cas de la condamnation de Bolsonaro et l’action ferme du STF montrent que l’État brésilien peut agir dans le cadre de la loi, en tenant responsables les dirigeants qui portent atteinte à l’ordre constitutionnel. Parallèlement, la position du pays dans les forums internationaux, tels que l’ONU, renforce son engagement envers la justice globale, les droits humains et la préservation de l’environnement. Dans le contexte mondial actuel, le fait que le Brésil aille à contre-courant est source d’espoir et non de honte. Cette contre-courant, cette fois, n’est pas un dévoiement, mais un signe de puissance démocratique, de vitalité et de citoyenneté.
[8] https://www.gov.br/planalto/en/follow-the-government/speeches-statements/2025/09/president-lula2019s-speech-at-the-opening-of-80th-un-general-assembly