Milei : une histoire argentine, une dynamique globale

Milei : une histoire argentine, une dynamique globale
Publié le 7 décembre 2023
  • Historienne de l'Amérique latine à l’Institut des Hautes Études de l'Amérique latine (IHEAL-CREDA), Directrice du Centre franco-argentin des Hautes études en sciences sociales, Université de Buenos Aires
La victoire de Javier Milei aux élections présidentielles en Argentine le 19 novembre dernier et de ceux qu’il représente interroge autant les démocrates progressistes argentins et latino-américains qu’européens : comment en est-on arrivé là ? Pour tenter de le comprendre, il faut dépasser la sidération provoquée par l’élection d’un outsider dont le look, les gesticulations et les saillies provocatrices ont polarisé l’attention des tenants d’une rationalité qui ont vu en lui un personnage grotesque qui s’autodétruirait au fil de ses incartades délirantes.
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« L’utopie libertaire de Milei est un néolibéralisme radical mâtiné d’alt-right globale et aux potentielles tentations autoritaires, avec, pour l’instant, un pouvoir institutionnel fragile, sans base sociopolitique consolidée et beaucoup de tensions internes. Il faut voir comment cela évolue. »

Ce tweet du 03 décembre est signé Pablo Stefanoni, historien et journaliste, auteur de La rébellion est-elle passée à droite ? – Dans le laboratoire mondial des contre-cultures néo-réactionnaires (La Découverte, 2022, paru initialement en Argentine en 2021 et ayant fait l’objet cette année d’une 9e édition), mais aussi rédacteur en chef de la revue latino-américaine de sciences sociales Nueva Sociedad. Stefanoni, qui figure parmi les rares analystes ayant pris au sérieux le phénomène Milei ces deux dernières années, résume dans ce tweet les craintes et les incertitudes que soulève le résultat des élections argentines. Il dit la complexité d’un mouvement à la fulgurante ascension, lors d’un processus qui entremêle plusieurs échelles spatiales (globale, régionale, nationale) et temporelles, et la difficulté à envisager ce que sera l’avenir, à proche, moyen et long terme dans un pays secoué par plus de 20 ans de crises et ayant connu l’une des dictatures les plus dures du Cône Sud (1976-1983).

L’arrivée au pouvoir de Milei et de ceux qu’il représente interroge autant les démocrates progressistes argentins et latino-américains qu’européens : comment en est-on arrivé là ? Pour tenter de le comprendre, il faut dépasser la sidération provoquée par l’élection d’un outsider dont le look, les gesticulations et les saillies provocatrices ont polarisé l’attention des tenants d’une rationalité qui ont vu en lui un personnage grotesque qui s’autodétruirait au fil de ses incartades délirantes. Trump et Bolsonaro ont fait l’objet de ce genre d’analyses ainsi que leurs partisans souvent considérés avec condescendance et mépris, dans les Amériques comme en Europe, par une gauche progressiste qui se rend peu à peu compte qu’elle est en train de perdre la « bataille culturelle ». Pour appréhender ce qui se passe en Argentine, pour produire l’intelligibilité nécessaire à la compréhension et à l’action, il faut donc dépasser le personnage de Javier Milei et l’inscrire dans des dynamiques plus larges.

Le 10 décembre 2023, jour de l’investiture du nouveau président, marquera aussi les 40 ans du retour à la démocratie dans un pays où le terrorisme d’État a fait plus de 30 000 victimes. Ces 40 années sont celles des « Mères de la place de Mai », du « Nunca más », de la justice transitionnelle, des organisations civiles luttant pour les droits humains avec un retentissement international, des mouvements féministes de la « marea verde » (qui ont obtenu le droit à l’avortement de haute lutte en décembre 2020, mais aussi la reconnaissance du « féminicide » dans le droit argentin)  inspirant leurs consœurs tant latino-américaines qu’européennes… Ces conquêtes démocratiques, essentielles, ne doivent pas faire oublier un versant plus sombre qui a compromis le passage d’une démocratie formelle à une démocratie réelle.

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En effet, les années 1980-1990 sont, en Argentine comme dans le reste de l’Amérique latine, celles de la crise de la dette, de l’hyperinflation, des ajustements structurels imposés par le FMI et la Banque mondiale, se traduisant par des politiques néo-libérales de démantèlement des services publics et des systèmes de protection sociale, de privatisations, avec pour corollaire une explosion de la pauvreté et des inégalités. En Argentine, c’est le président Carlos Menem (1989-1999) qui met en œuvre ces mesures, notamment la dollarisation de l’économie en 1992. Cette période, décrite par le réalisateur Pino Solanas dans son documentaire Memoria del saqueo (Mémoire d’un saccage, sorti en 2003), aboutit au défaut de paiement et à la crise de 2001.

La crise économique débouche sur une crise institutionnelle et le slogan « Que se vayan todos » (« Qu’ils s’en aillent tous ») domine les immenses manifestations qui poussent le président Fernando de La Rua (1999-2001) à démissionner ; cette « explosion sociale » engendre des mobilisations et des modes d’action (piqueteros, assemblées de quartiers et entreprises « récupérées » par les salariés) proposant une alternative au néo-libéralisme et réenchantant l’imaginaire de gauche. Deux autres présidents se succèdent jusqu’à l’élection, en 2003, de Nestor Kirchner, péroniste de centre-gauche. Le pays sort peu à peu de la crise et semble retrouver une certaine normalité institutionnelle. C’est néanmoins le début d’une polarisation qui n’a cessé de marquer – et de paralyser – la vie politique argentine depuis 20 ans. Alors que l’épouse de Nestor Kirchner, Cristina Fernández de Kirchner, est présidente depuis 2007, un conflit l’oppose, en 2008-2009, au « campo », terme qui désigne le complexe agroindustriel argentin. Ce dernier représente 10% du PIB, 20% des emplois et 70% des recettes en devises dont l’économie – et l’État – argentine a besoin. Le « campo », tout au long de l’histoire argentine, a fait pression pour une économie ouverte, des impôts bas, une plus grande dérégulation économique et une politique extérieure alignée sur les grandes puissances (la Grande-Bretagne hier, la Chine aujourd’hui). Ce modèle, incarné politiquement par l’anti-péronisme, repose sur un marché du travail se caractérisant par de faibles salaires et la quasi absence d’organisations syndicales. Face à lui, une industrie qui est la troisième en importance en Amérique latine et qui emploie un tiers des travailleurs argentins et compte de puissants syndicats. C’est la base politique du péronisme, dont le kirchnérisme est le dernier avatar de centre-gauche. L’opposition de ces deux modèles économiques, sociaux, politiques mais aussi culturels, a dicté les alternances politiques (au niveau du législatif et de l’exécutif) depuis 2003 selon un rythme « tachycardique », pour reprendre l’expression du journaliste José Natanson. Ce dernier en résume les tenants et conséquences : « [Cette polarisation] est une stratégie délibérée de préservation du pouvoir, un mode de construction politique dont le résultat est la prolongation d’une circularité exaspérante qui aboutit à une gestion stérile, un modèle de gouvernance sans réformes, sans résultats et, finalement, sans espoir. Depuis environ 15 ans, l’économie argentine est à peine en croissance, les exportations stagnent, aucun emploi privé n’est créé et l’inflation augmente : 25 % en moyenne dans le deuxième gouvernement de Cristina Fernández de Kirchner [2011-2015], 50 % dans celui de Mauricio Macri [2015-2019], plus de 100 % dans celui d’Alberto Fernández [2019-2023]. » L’épuisement de ce système, symbolisé par l’absence de ses deux principaux représentants (Cristina Fernández de Kirchner et Mauricio Macri) parmi les candidats aux élections présidentielles de 2023, est une donnée essentielle pour comprendre le succès de Javier Milei et de son parti La Libertad Avanza (LLA). La sociologue et écoféministe Maristella Svampa fait partie de celles qui insistent sur la « la resignification à droite du 2001 argentin et du slogan “Que se vayan todos” opérée par Milei et ses partisans » : « ce n’est plus la promesse d’une restauration du lien social à partir de valeurs comme la solidarité, la mobilisation collective et l’État social, mais celle de la défense de l’individu travailleur, ignoré et/ou exploité par un État inefficace et corrompu ». Elle conclut : « Le cycle qui a commencé comme une explosion et s’est déployé à gauche en 2001, est refermé aujourd’hui par la droite en 2023 », certains survivants du ménémisme faisant partie de la mouvance qui s’est créée autour de Javier Milei. Sans compter l’appui décisif du camp macriste pour le second tour.

Cette recomposition et cette re-signification doivent être pensées en lien avec plusieurs processus qui se sont entremêlées ces 15 dernières années : la société argentine connaît un processus d’ubérisation, qui touche en particulier les jeunes ; les services publics ne cessent de se dégrader, tandis que le discours politique est décrédibilisé, entraînant avec lui une méfiance grandissante vis-à-vis de l’État. La rhétorique anti-caste de Milei et la reprise par ses partisans du slogan « Que se vayan todos » ont ainsi trouvé une répercussion forte tant dans les classes populaires que dans les classes moyennes dont le pouvoir d’achat ne cesse de s’éroder et pour lesquelles l’État ne représente plus une instance protectrice. Dans cette perspective, impôts, taxes, régulations et normes sont des entraves, l’État devient un ennemi et les partis politiques au pouvoir des microcosmes déconnectés de la réalité… et de la vérité. La pandémie de COVID-19 a été à cet égard un catalyseur de la distension du lien entre la société et l’État. Les confinements longs et très restrictifs décidés par le gouvernement d’Alberto Fernández ont aggravé le sort d’un nombre toujours plus important de travailleurs du secteur informel, rendant inaudibles les raisons de cette décision – la protection de la population, notamment des personnes âgées. Comme ailleurs dans le monde, les théories complotistes ont fleuri sur les réseaux sociaux et ce contexte a favorisé l’émergence et l’audience de personnages proposant une version « alternative » de la vérité et une autre vision du monde, quand ils n’étaient pas déjà au pouvoir, comme Jair Bolsonaro. Javier Milei a été de ceux-là.

En récusant le régime de vérité énoncé depuis l’État, Javier Milei a tout à la fois su capter un désarroi et un désenchantement propres à l’Argentine et s’inscrire dans une dynamique transcendant les frontières de ce pays. La singularité du « paléo-libertarisme » miléiste se conjugue de fait avec la grammaire des nouvelles droites radicales (ou « droites alternatives ») qui s’épanouissent dans l’espace transatlantique : xénophobie, racisme, anti-féminisme, masculinisme, climato-scepticisme, révisionnisme historique, attaques contre les études de genre, anti-étatisme, « post-vérité »… en reprenant la rhétorique et les répertoires d’action qui étaient ceux de la gauche. Le terme de « caste » employé par Milei et ses partisans est par exemple en usage depuis longtemps chez Podemos en Espagne. Les liens de Milei avec Vox et avec le PiS polonais, avec le trumpisme et le bolsonarisme sont connus, de même qu’avec le Chilien José Antonio Kast, candidat d’extrême-droite arrivé deuxième aux élections présidentielles de 2021. Sur les réseaux sociaux, les partisans de la Libertad Avanza ne cachent pas leur admiration pour Marine Le Pen, tandis que sa vice-présidente, Victoria Villaruel, fille et nièce d’officiers impliqués de près dans le terrorisme d’État, proclame la sienne pour Giorgia Meloni. Au sein de cette « grande famille globale », pour reprendre l’expression du sociologue Ariel Golstein (auteur de l’ouvrage La reconquista autoritaria. Cómo la derecha global amenaza la democracia en América Latina, paru en 2022), il y a évidemment des différences que toute analyse comparée et transnationale doit prendre en compte. Ce contexte global est néanmoins indispensable pour comprendre l’ascension de Javier Milei, totalement inconnu sur la scène politique argentine il y a trois ans : il représente un réservoir de « forces et de ressources financières, idéologiques et communicationnelles qui ont nourri La Libertad Avanza », tandis que les expériences trumpiste et bolsonariste ont été « métabolisées » par cette dernière. « La guerre culturelle » portée par ces différents mouvements à l’encontre de « l’hégémonie progressiste » menaçant les « fondements de la civilisation » est un point d’articulation majeur et leur permet de rallier des droites conservatrices dont les expressions partisanes traditionnelles sont en pleine décomposition.

            La victoire, massive et sans appel, de Javier Milei doit donc aussi se lire à l’aune, d’une part, du déplacement de l’axe de la droite et du centre-droit vers l’extrême-droite et, d’autre part, de la posture uniquement défensive et non proactive de la gauche progressiste et/ou péroniste. Là aussi, le cas argentin s’inscrit dans un cadre plus large qui est celui d’une démocratie libérale dont le rôle semble de plus en plus se résumer à la gestion des crises engendrées par l’ordre néo-libéral. Ce régime, et les forces politiques qui le portent, semblent prisonniers de la « tyrannie du présent », incapables de proposer un futur désirable. Face à elles, ce sont les droites radicales qui proposent de « changer le monde »… même si elles s’allient pour cela avec le pire de l’ « Ancien Monde ».

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Juliette Dumont

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