Entretien

« Pas de requiem pour l’Occident »

« Pas de requiem pour l’Occident »
Publié le 25 août 2023
Chercheur de réputation mondiale, lauréat de l’Académie française pour La Production des grands hommes en 1983 et Au fondement des sociétés humaines en 2008, médaillé d’or du CNRS pour l’ensemble de ses travaux en 2001, Maurice Godelier a marqué l’histoire de l’anthropologie moderne. Avec son dernier ouvrage ("Quand l’Occident s’empare du monde (XVe-XXIe siècle)", CNRS Editions, 2023), il tente de répondre à la question qui forme le sous-titre du livre : « Peut-on se moderniser sans s’occidentaliser ? ». Suit une synthèse monumentale de cinq siècles d’histoire marquée par l’influence, la domination et les conquêtes occidentales, qui nous ramène au cœur des conflits actuels et en éclaire les enjeux. Pourquoi l’Occident a-t-il été pris comme modèle de modernisation par tant de sociétés ? Comment la Russie, la Chine, l’Iran ou la Turquie se sont-elles construites par rapport – et désormais parfois en opposition – à l’Occident ? Les valeurs des Occidentaux sont-elles aujourd’hui sur le déclin ? Autant de questions décisives, auxquelles l’anthropologue a accepté de répondre pour La Grande Conversation.
Entretien avec Maurice Godelier
Propos recueillis par Batiste Morisson et Thierry Pech

LGC : Au cours de votre travail d’anthropologue, en Papouasie-Nouvelle-Guinée auprès des Baruya notamment, quels sont les moments marquants qui vous ont amené à vous poser cette question : peut-on se moderniser sans s’occidentaliser ?

Maurice Godelier : Je suis arrivé en 1967 chez les Baruya, sur les conseils de Lévi-Strauss dont j’étais le maître-assistant. Les militaires – premiers Blancs à s’introduire sur le territoire – s’étaient installés peu avant moi, en 1960. En 1966, avaient suivi des missionnaires luthériens d’origine allemande qui avaient construit à la fois une mission et une école. Une centaine d’enfants a alors commencé à fréquenter l’école où on leur expliquait que leurs ancêtres adoraient de faux dieux et que leurs parents avaient vécu jusqu’alors dans le péché. J’ai été témoin de la pression exercée par l’Occident sur ce territoire et de la transformation des pratiques des Baruya.

En 1968, en décidant d’organiser des élections dans tout le pays, l’Australie a introduit la démocratie représentative en Papouasie-Nouvelle-Guinée. La démocratie est selon moi l’un des trois traits principaux permettant de définir l’Occident, avec le capitalisme et le christianisme. Le but des Australiens était de mettre en place une Assemblée de représentants des diverses régions. Les Baruya étaient tout à fait étrangers à ce système. Des officiers européens avaient été missionnés pour leur expliquer que tous les adultes recensés devaient voter pour envoyer des élus défendre leurs intérêts à la capitale. Comme personne ne savait lire, des affiches représentant des candidats choisis par l’administration ont été montrées à la foule, qui devait désigner du doigt le candidat de son choix. Je me rappelle la peur et l’incompréhension des Baruya à ce moment. Ils étaient sommés de s’occidentaliser en quelque sorte.

Une conversation que j’ai eue beaucoup plus tard avec des habitants m’a profondément marqué. Un groupe d’hommes et de femmes était venu me demander d’inscrire dans un cahier leurs nouveaux noms chrétiens, pour les porter dès qu’un missionnaire viendrait les baptiser. « Pourquoi ? », demandai-je alors. « Pour être moderne », me répondit un jeune homme qui avait travaillé en ville. « Être moderne, Maurice, c’est suivre Jésus, et faire du business. » ajouta-t-il. Une définition aussi lapidaire que clairvoyante, qui m’a conduit à interroger les liens problématiques qu’entretiennent modernisation et occidentalisation.

LGC : Comment l’Occident a-t-il diffusé ses valeurs dans le monde ? Pourquoi a-t-il si souvent été pris comme modèle ?

MG : Depuis la Renaissance, l’Occident a étendu sa domination sur le monde par ses découvertes maritimes, son commerce international, sa puissance militaire et ses conquêtes coloniales. L’expansionnisme occidental a commencé avec les explorations des navigateurs portugais puis espagnols à partir de la fin du XVe siècle. Et il n’a pris fin qu’en 1936, avec la colonisation de l’Éthiopie par l’Italie. Non seulement l’Occident s’est projeté outre-mer sur tous les continents, mais il a affirmé sa supériorité technique et militaire. A la fin du XVIIIe siècle et pendant le XIXe, l’Angleterre, la France et l’Allemagne ont fait un bond en avant qui a décuplé leur puissance militaire, leur prospérité économique et leur mainmise sur de nouvelles régions du monde. A tel point que l’Occident s’est pensé alors comme la mesure et le miroir des progrès de l’humanité.

Ce qui a permis à l’Occident de prendre cette avance considérable, c’est la naissance et la diffusion de la grande industrie, associée aux progrès des sciences modernes et à un système économique – le capitalisme. Celui-ci a remplacé le système féodal : la production de biens matériels a alors été organisée par les détenteurs de capital et vendue sur des marchés où des entreprises se faisaient concurrence. Depuis le XIXe siècle, le capitalisme industriel est devenu la base matérielle des sociétés européenne et américaine. Il a été introduit ensuite dans toutes les sociétés qui ont voulu se moderniser et se développer, comme la Turquie d’Atatürk ou la Chine de Deng Xiaoping.

Et c’est encore du sein même de l’Occident que sont parties les principales critiques de son modèle, en particulier le marxisme et le communisme. Les sociétés qui ont suivi ce dernier chemin l’ont donc fait également en important un produit idéologique d’exportation occidental. Mais ces aventures ont été de courtes parenthèses à l’échelle de l’Histoire. Le socialisme est inauguré en 1917 en Russie, et disparaît en 1991 : 74 ans. Imposé par l’URSS en Europe centrale et orientale en 1945, il s’éclipse également en 1991 : 46 ans. En Chine enfin, il est proclamé par Mao Zedong à Pékin en 1949, mais Deng Xiaoping y met fin en 1978  : 29 ans !

LGC : Certains pays sont-ils parvenu à se moderniser sans rien emprunter – ou le moins possible – à l’Occident ? D’autres, au contraire, ont-ils cherché à reproduire exactement ce qui avait permis son essor ? Pouvez-vous nous dire quelle est la typologie des formes qu’a prises l’occidentalisation à travers le monde ?

MG : Au cours de mes recherches, je me suis aperçu que le problème de la modernisation n’était pas un problème moderne. Déjà au VIe siècle de notre ère, le Japon s’inspire de la Chine, et adopte son modèle politique, ainsi que la sériculture et l’écriture en suivant le mot d’ordre « faire aussi bien que les Chinois sans perdre son âme ». Un slogan que l’on retrouve à l’ère Meiji à la fin du XIXe siècle, cette fois appliqué aux Occidentaux, qu’il s’agit d’imiter jusqu’à un certain point. En 1853, quand les navires Américains font irruption dans la baie d’Uraga et obligent le Shogun à signer un traité commercial très désavantageux pour le pays, les Japonais décident de se militariser et par là de s’industrialiser au modèle de l’Occident. Le mot d’ordre de l’ère Meiji est « wanton Yosai », qui signifie «adopter les sciences et les techniques de l’Occident sans faire perdre son âme au Japon ». Le pays décide alors de devenir la première puissance en Asie, tout en posant deux lignes rouges à ne pas dépasser sur le plan politique et religieux : on ne touche ni à l’Empereur ni au shintoïsme. Encore aujourd’hui, ils refusent de s’occidentaliser dans ces deux domaines. Le modèle japonais fut le premier à s’approprier la puissance de l’Occident tout en préservant son identité. En posant des lignes rouges à ne pas dépasser dans l’occidentalisation du pays, il a démontré qu’on pouvait fortement s’occidentaliser sans jamais devenir « occidental ». Beaucoup de pays émergents – comme l’Inde par exemple – ont tenté de suivre un chemin comparable et entretiennent aujourd’hui un rapport très ambivalent à l’Occident.

Atatürk, à l’inverse, refuse cet entre-deux quand il modernise la Turquie dans les années 1920. Son souhait est que la Turquie ressemble le plus possible à l’Occident et qu’elle s’y intègre pleinement. C’est pourquoi il proclame la République de Turquie (29 octobre 1923) dont il est élu le premier Président, avant de dissoudre le califat, ce qui lui vaut la haine d’une grande partie du monde arabo-musulman. Ses réformes se poursuivent dans le sens d’une imitation toujours plus grande de l’Occident. Le Président occidentalise l’écriture – l’alphabet arabe est remplacé par l’alphabet latin – impose la séparation de l’Église et de l’Etat, et déclare les femmes et les hommes libres et égaux en droit. Atatürk enjoint même à ses compatriotes de s’habiller à l’européenne et interdit le port du fez imposé aux hommes depuis 1826 par le sultan. Le 1e septembre 1925, il déclare : « Si vous voulez devenir une nation civilisée, vous devez porter des vêtements pareils à ceux des peuples civilisés ». L’entreprise d’Erdogan aujourd’hui consiste à revenir en partie sur ce projet de « modernisation » d’Atatürk, notamment en ce qui concerne la religion. Tout en demandant que soient rouvertes les négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne…

Dans beaucoup de pays enfin, la modernisation s’est faite dans la violence, parce qu’une partie de la société était rétive à toute occidentalisation. Je pense d’abord à l’Iran chiite et ensuite à l’Arabie Saoudite. Dans ce dernier pays, le wahabisme, religion officielle, s’opposait à toute introduction d’institutions occidentales et de ce fait entra en conflit avec le roi lorsque celui-ci, avant la Seconde Guerre mondiale, décida de moderniser son pays en invitant des firmes américaines (Texaco) à exploiter ses ressources pétrolières. La répression gouvernementale fait plus de 4000 morts parmi les religieux opposés à la modernisation. Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, le rejet de l’Occident a été de plus en plus clair et violent au sein du monde musulman, au nom d’un islam radical qui prétendait en revenir aux origines – celles qui lui avaient donné la capacité de bâtir des empires. Cette résistance religieuse anti-occidentale a été très prégnante en Arabie saoudite, en Iran, au Pakistan ou en Indonésie. A partir de 1994, le Pakistan aide les Talibans à instaurer leur premier Émirat islamique d’Afghanistan, qui est détruit par les Etats-Unis au lendemain du 11 septembre, avant de renaître en 2021. Quant à la République islamique d’Iran, elle affirme – dès l’arrivée de Khomeini au pouvoir – son opposition à l’Occident et désigne les Etats-Unis comme « le grand Satan ».

LGC : La Chine, entre autres, prétend aujourd’hui se construire contre l’Occident. Elle s’efforce d’affirmer son identité culturelle après avoir beaucoup emprunté aux Occidentaux. Faut-il prendre au sérieux ce projet de désoccidentalisation ?

MG : On observe en effet un processus de ré-affirmation culturelle depuis quelques années en Chine : le confucianisme est en pleine renaissance dans l’Empire du Milieu, et le régime est hostile au principe de la démocratie représentative occidentale. Malgré tout, je ne pense pas que l’on puisse parler sérieusement d’un projet de désoccidentalisation du pays. Les Chinois continuent de prendre ce qui les intéresse dans l’Occident, en abandonnant une partie de leur passé, dans la continuité des choix de Mao Zedong. A son arrivée au pouvoir en 1949, ce dernier a rompu avec les traditions chinoises en donnant par exemple aux femmes la liberté de choisir leur mari, et en acceptant l’introduction de la médecine occidentale. Xi Jinping reste tributaire des valeurs de l’Occident, ne serait-ce que parce que son pays joue à présent pleinement le jeu du capitalisme et s’est affirmé comme la seconde puissance économique mondiale. Le Président chinois n’a aucun intérêt à se lancer dans un conflit – armé ou non – avec l’Occident dont il est clairement partenaire.

LGC : Pensez-vous que l’on puisse parler aujourd’hui d’un recul, voire d’un déclin de l’influence des valeurs occidentales dans le monde ? Faut-il se préparer à entonner un « requiem pour l’Occident » ?

MG : Un recul est certain, mais certainement pas un requiem. Les rapports de force entre l’Occident et le reste du monde ne sont pas près de s’écrouler, même s’ils vont sans doute être renégociés. C’est d’ailleurs ce que montre la guerre en Ukraine. Elle est une étape irréversible vers un nouvel ordre mondial dont on ne peut encore prédire la configuration. Mais déjà les Etats-Unis investissent massivement pour garder ou reprendre la première place dans les domaines des technologies civiles et militaires. En Europe, les pays membres de l’OTAN renforcent leur potentiel militaire, tandis que la Suède et la Finlande demandent à y adhérer. De leur côté, la Chine, la Russie, la Turquie et l’Inde augmentent aussi leurs dépenses de défense : ces pays ne souhaitent pas laisser le champ libre à l’Occident. Ce sont des dynamiques très importantes dans le système international actuel, qu’il faut surveiller de près pour comprendre la mutation des rapports de force. Mais il n’est pas du tout écrit que l’Occident en sorte perdant.

Si certains sont tentés de dire que l’Occident est à l’agonie, c’est parce qu’ils constatent plusieurs failles importantes dans les pays qui le composent. La mondialisation de l’économie capitaliste a laissé derrière elle, en Europe, des régions entières où le chômage est structurel et la pauvreté persistante, ce qui fait qu’une partie de la population ne croit plus à la politique, rejette les élites, et se tourne vers les extrêmes de droite ou de gauche. Par ailleurs, des pays comme la Pologne ou la Hongrie s’affranchissent des règles de droit et des valeurs occidentales quand cela leur convient, le cas échéant, au nom du christianisme. Certains Européens, enfin, préféreraient une paix honteuse au plus vite en Ukraine, pour reprendre tranquillement leur vie d’avant.

Selon moi, la plus grande menace qui pèse peut-être sur l’Occident se cache en son cœur même. C’est aux Etats-Unis, son défenseur principal, qu’une des valeurs essentielles de l’Occident – la démocratie – est menacée de l’intérieur. Donald Trump a rejeté pendant quatre ans toutes les contraintes positives issues de la communauté internationale, l’accord de Paris, l’accord avec l’Iran sur le nucléaire civil. Il a modifié ses accords commerciaux avec l’UE et a traité ses alliés en vassaux plutôt qu’en partenaires. Le Parti Républicain, tel qu’il existe aujourd’hui, représente en effet un danger pour l’ensemble des pays occidentaux. En Europe même, des minorités plus ou moins importantes rejettent et combattent les fondamentaux de la démocratie, mais pour faire quoi ? Pour affirmer une suprématie blanche en épurant les populations des immigrés provenant d’autres régions que l’Europe ? Pour accepter les agressions militaires de la Russie qui, ne l’oublions pas, est la dernière puissance coloniale existant aujourd’hui ?

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Maurice Godelier