La notion de soft power a été forgée principalement pour décrire le cas américain, et tend donc à être définie comme promouvant par principe des valeurs universalistes. Il existe cependant un soft power non universaliste mais particulariste qui est celui que la Russie a déployé depuis des années. Il s’agit d’un soft power « de niche », qui procède par micro targeting, c’est-à-dire qu’il vise des audiences multiples et développe des discours adaptés à leur encontre, qui peuvent se contredire les uns les autres. L’idée est que l’accumulation de multiples niches d’audience offre un effet de masse suffisant pour éroder ce que l’Etat russe appelle « l’Occident collectif » (un terme qui définit aussi bien les Etats-Unis, l’OTAN ou l’UE que les valeurs libérales et progressistes) et soutenir les stratégies de Moscou à travers le monde.
Le soft power russe s’adresse donc aussi bien aux extrêmes droites qu’aux extrêmes gauches européennes, nord- et sud-américaines, et de manière plus générale au « Sud global ». Des discours religieux sont développés à l’attention des chrétiens tout comme des musulmans du monde. Les bureaux locaux de Sputnik ou de RT ont travaillé dur pendant près d’une décennie pour mettre en place des discours adaptés à chacune de leurs audiences. Par exemple, en Amérique latine, le discours russe est marqué à gauche, alors qu’en Europe, il s’adresse principalement à une audience de droite, même s’il atteint également des cercles plus larges sensibles aux arguments souverainistes. Des publications de Sputnik en français peuvent être anti-migrants quand elles sont diffusées pour le public français, et au contraire panafricanistes et dénonçant le néo-impérialisme de Paris lorsqu’elles sont à destination des publics francophones d’Afrique.
Cette multiplicité d’audiences a longtemps fait le succès du soft power russe. Avec l’invasion de l’Ukraine en 2022, celui-ci a bien évidemment considérablement diminué. Mais il ne faudrait pas croire que la destruction du soft power par le hard power soit une spécificité russe ! A chaque intervention militaire des États-Unis dans le monde, le soft power américain se réduit également.
Depuis le 24 février 2022, les capacités matérielles de la Russie pour parler aux audiences européennes ont changé. Tout d’abord, tout le corps diplomatique russe et les institutions de diplomatie publique qui lui sont associées ont été marginalisées sur les scènes européennes.
Ensuite, la plupart des pays européens ont banni Sputnik et RT et les ont déplatformisés. Leurs programmes restent disponibles en ligne via VPN, sur des réseaux sociaux comme Telegram, de nouvelles plateformes ont été lancées, ainsi que des sites miroirs. Mais cela ne permet pas de compenser la perte d’audience : on comptait 12 millions de vues mensuelles pour Sputnik France avant la guerre, contre environ 350 000 aujourd’hui. Si l’on amalgame tous les autres sites, on arrive probablement à quelques centaines de milliers à un million de personnes, ce qui reste loin des chiffres d’avant guerre. On a par ailleurs observé une réorientation massive de Sputnik et de RT vers le Sud global et en particulier vers l’Afrique francophone.
Le troisième élément clé du soft power russe venait des « entrepreneurs idéologiques » dont la mission était de cultiver les réseaux de soutien à la Russie à l’étranger. C’était le cas de Prigojine en Afrique. Pour l’Europe, Konstantin Malofeev, oligarque monarchiste orthodoxe, était chargé de connecter les milieux d’extrême-droite, mais également tout le gotha aristocratique européen, avec la Russie. Ces entrepreneurs idéologiques ont perdu une large part de leur théâtre d’action (je ne parle pas ici du cas spécifique de Prigojine) : ils n’ont plus de visa pour l’Europe, se sont souvent retrouvés sur les listes des sanctions occidentales, et ont vu leurs revenus confisqués hors de Russie.
On peut également mentionner les lobbies économiques comme élément classique du soft power, particulièrement influents en Allemagne, en Italie et en France. Ils ont eux aussi été affaiblis. Toutefois, plus la guerre s’annonce longue, plus ces lobbies économiques trouveront des occasions de reprendre pied dans les débats publics autour de la question de l’efficacité des sanctions et du coût que l’Europe paye pour sa déconnection économique de la Russie. Relativement peu d’entreprises sont définitivement parties de Russie si l’on regarde les différents index qui compilent les informations à ce sujet, et beaucoup sont encore présentes ou seraient prêtes à revenir si les sanctions étaient partiellement levées.
Y a-t-il des différences entre pays européens ?
La situation est évidemment très contrastée selon les pays européens. Le soft power russe a fonctionné avant tout dans les pays qui ne partagent pas de frontière avec la Russie et a toujours été plus réduit dans les pays qui ont une histoire mouvementée avec leur grand voisin.
En Pologne et dans les pays Baltes (également, quoi que dans une moindre mesure, en Finlande, en Roumanie et en Tchéquie), le soft power russe apparaît entièrement détruit. Ces pays sont en tête des discours antirusses et des politiques d’interdiction de délivrer des visas aux citoyens russes, y compris à ceux identifiés comme faisant partie de l’opposition libérale. Cette position antirusse est devenue une partie constitutive des identités nationales et de la politique étrangère de ces pays, et il est difficile d’imaginer que cela pourrait changer à moyen terme.
La Hongrie de Victor Orbán est donc isolée dans le paysage centre-européen. En septembre 2021, un sondage Ipsos montrait une forte polarisation de la population hongroise vis-à-vis de la guerre : l’électorat d’Orbán considère que la guerre est une responsabilité partagée de l’OTAN, de l’Ukraine et de la Russie, tandis que les opposant à Orbán accusent la Russie et soutiennent les politiques européennes de sanctions. On voit donc que même si des positions relativement prorusses sont dominantes dans le gouvernement Orbán (qui vote quand même en accord avec les autres membres de l’EU), l’opinion publique hongroise reste très polarisée.
Plus on se transporte vers les Balkans, plus on se retrouve dans des situations où le soft power russe se maintient sous des formes différentes. En Bulgarie, la situation est très clivée politiquement. Le président Roumen Radev tient des propos proches de ceux d’Orban, l’extrême-droite, en hausse, est russophile, mais le premier ministre Kiril Petkov se positionne clairement aux côtés de l’Ukraine et l’opinion publique est critique de Moscou.
On trouve ensuite, hors de l’UE cette fois-ci, la Serbie et la République serbe de Bosnie et Herzégovine, les deux grands acteurs pro-russes des Balkans. En Serbie, le président Aleksandar Vučić continue de se placer très nettement du côté russe malgré des pressions de plus en plus importantes de l’Union européenne. A la différence de l’opinion publique hongroise, très divisée, l’opinion publique serbe est très massivement pro-russe, non seulement au nom de la proximité culturelle et historique entre les deux pays mais à cause du soutien de Moscou à Belgrade dans le conflit avec le Kosovo. Non seulement les contacts entre Moscou et Belgrade restent importants au niveau officiel mais l’extrême droite serbe est encore plus pro-russe que Vučić. Sputnik et RT ont par ailleurs ouverts des bureaux à Belgrade afin de diffuser leur message dans la région. En République serbe de Bosnie et Herzégovine, Milorad Dodik est lui aussi considéré comme une figure pro-russe. Il s’est rendu en Russie plusieurs fois ces derniers mois et a été récemment réélu en tenant des discours proches de ceux de Moscou.
A Chypre ou en Grèce, des traditions pro-russes de solidarité historique et religieuse sont encore largement actives. Dans ces pays, aussi bien à l’extrême droite qu’à l’extrême gauche, on observe des discours qui ne sont pas ouvertement pro-russes mais qui veulent se positionner à équidistance entre l’Union européenne et la Russie, et plusieurs des figures dominantes de l’extrême droite grecque qui viennent de gagner des voix aux élections ne cachent pas leurs liens avec Moscou.
Enfin, à l’extérieur de l’Europe, il y a évidemment le cas de la Turquie, mais également celui d’Israël, où des sympathies idéologiques très nettes existent entre la Russie et les groupes autour de Netanyahou, les ultra-orthodoxes et l’extrême droite israélienne. Au sein de l’opinion publique, de nombreux russophones peuvent peser sur la classe politique (les Juifs ukrainiens sont aussi nombreux en Israël). Enfin, des enjeux stratégiques font qu’Israël souhaite rester en dialogue avec la Russie sur le théâtre syrien.
Il faut bien comprendre les mécanismes sur lequel repose le soft power russe : l’enjeu n’est pas de susciter de la russophilie (elle est la bienvenue évidemment, mais n’est pas le but premier recherché), mais d’amplifier l’euroscepticisme et l’esprit « contrariant » chez tous ceux qui, pour des raisons diverses, ne se sentent pas en accord avec les interprétations géopolitiques et politiques dominantes. Il est donc important de ne pas interpréter les positions dites pro-russes comme provenant de « pions » ou de « chevaux de Troie » de Moscou, mais d’y voir des acteurs politiques qui ont leur propre autonomie stratégique et savent jouer au maximum des tensions intra-européennes. Le soft power russe apparaît donc limité parce qu’il dépend des options stratégiques de ces figures politiques. Comme je l’ai déjà expliqué à plusieurs reprises, il s’agit d’une confluence d’intérêts stratégiques, non d’une influence d’un « patron » sur ses « clients ».
Et en Europe occidentale ?
En Europe occidentale, les partis ou figures qui tenaient des propos favorables à la Russie ont dû réajuster leurs discours face à des opinions publiques choquées par l’invasion de l’Ukraine.
A l’extrême droite, on assiste à deux phénomènes concomitants. Tout d’abord, la montée en puissance d’une extrême droite pro-atlanticiste et antirusse, incarnée par Georgia Meloni en Italie, dans une moindre mesure par l’extrême droite suédoise. Deuxièmement, un divorce à l’amiable entre les voix prorusses et Moscou, par exemple chez Marine Le Pen, même si ce « divorce » est plus modeste chez d’autres comme Matteo Salvini.
A l’extrême gauche, il y a toujours eu de grandes dissensions dans la relation à la Russie. Si Moscou pouvait attirer pour son positionnement souverainiste et anti-OTAN, le régime poutinien posait problème en termes de valeurs politiques et morales au plus grand nombre. L’extrême gauche était donc déjà divisée, avec quelques figures souverainistes relatives favorables à la Russie mais une masse largement opposée aux valeurs conservatrices promues par Moscou. Je pense qu’il y a là une dimension générationnelle majeure. On voit par exemple en France que Jean-Luc Mélenchon est assez isolé au sein de la France insoumise. On observe la même chose au sein de Die Linke en Allemagne, ou de la gauche italienne.
La survie de ce soft power russe en Europe occidentale va dépendre de l’évolution de la guerre. Évidemment, si la Russie perd la guerre d’une manière fracassante, si le régime poutinien est profondément déstabilisé ou s’effondre, le soft power va s’effacer de lui-même parce que personne ne veut s’associer à un perdant. L’attraction du régime Poutine est liée à son image de force, à l’idée qu’il est capable de résister à l’hégémonie occidentale. C’est un soft power de résistance, de résilience, de rébellion contre l’ordre établi. Si la Russie arrive à se sortir de la guerre sans être trop affaiblie, je pense qu’elle continuera à attirer certaines extrêmes droites européennes, mais d’une manière plus subtile, parce que les opinions publiques ont évolué avec la guerre.
En outre, et c’est un point crucial, toute la stratégie russe de production de discours alternatifs s’est largement réorientée sur le Sud global. La nouvelle stratégie du soft power russe, c’est de présenter la Russie comme une puissance du Sud, en opposition à l’Occident, à l’OTAN, à l’impérialisme américain, au néo-colonialisme européen, etc. On peut s’interroger si ce discours va avoir un effet boomerang envers l’Europe, s’il peut servir à la Russie pour toucher à nouveau des opinions publiques européennes dont Moscou est à l’heure actuelle largement coupé.
Pendant longtemps, on a pu croire que le « Sud global » soutenait la Russie en interprétant les votes des résolutions à l’Assemblée générale des Nations Unies, et l’abstention de la Chine et de l’Inde, comme le signe que la moitié de l’humanité soutenait la Russie, ou ne la désapprouvait pas. Mais un sondage de Gallup montre une chute de 15 à 20 % des opinions favorables à la Russie un peu partout dans le monde et notamment en Amérique latine où le taux d’approbation est tombé de 37 % en 2021 à 16 %, c’est-à-dire moins 20 points. En Europe, il était de 22 %, et est tombé à 7 %. Il n’y a qu’en Afrique subsaharienne que le taux d’approbation n’est tombé que de dix points, de 45 % à 35 %, sans doute grâce à l’efficacité de ces RT et Sputnik version Afrique subsaharienne. On a l’impression que, au moins au niveau des opinions publiques, la Russie a du mal à convaincre avec son discours vers le Sud global dont elle ferait partie.
La Grande Conversation
Il faut distinguer deux questions. Le degré d’approbation de la Russie globalement, et les votes à l’ONU. Une large part de l’opinion mondiale n’approuve pas, en effet, la guerre lancée par Moscou en Ukraine—même si souvent ces opinions publiques considèrent que l’Occident ou l’OTAN sont en partie responsables du conflit. Mais voter contre la Russie à l’ONU, soutenir les sanctions ou exclure la Russie de certaines organisations internationales, c’est une tout autre dimension : le rapport à la Russie n’est plus qu’un élément de la prise de décision. Des enjeux plus globaux poussent de nombreux pays du Sud en faveur de l’abstention, car ils ne souhaitent pas s’aligner avec l’Occident, en particulier les Etats-Unis, n’aiment pas recevoir des leçons moralisatrices sur l’ordre mondial, et veulent garder leur autonomie stratégique, voire profiter du conflit pour accroître cette dernière.
Pour moi, le message envoyé par le Sud global ne concerne pas tant le fait d’approuver ou pas Poutine et la guerre mais sur le fait que de nombreux pays ne veulent pas voir l’Occident et surtout les Etats-Unis se réinvestir dans des politiques eurocentrées qui retardent l’avancée sur les grandes questions planétaires comme la pauvreté, le changement climatique, la refonte de l’ordre mondial en faveur des nouvelles puissances, etc.
Marlène Laruelle
L’Institut des Systèmes Complexes montre que les fermes à trolls russes se servent du complotisme pour créer des situations d’incertitude autour de la réalité et de la vérité. C’est un changement significatif de la nature des messages produits parce que l’influence politique traditionnelle ne fonctionne plus. Observez-vous la même chose de façon plus générale en Europe, et même aux Etats-Unis ?
La Grande Conversation
Oui, absolument, c’est un élément central des discours russes à destination de l’étranger : leur objectif premier n’est pas tant de valoriser la Russie en soi, mais de déconstruire ce qui est considéré comme des valeurs ou des faits reconnus du côté occidental. La pandémie de COVID a renforcé ce mouvement en diffusant des discours anti-science qui ont pu toucher des segments des populations occidentales qui n’étaient pas les suspects habituels des théories du complot. Il ne faut pas oublier cependant que ces théories du complot sont une spécialité de l’extrême droite américaine tout aussi si ce n’est plus que de l’extrême droite russe. Par exemple les discours anti-science sont relativement nouveau en Russie, alors qu’ils sont établis de longue date aux Etats-Unis. Et, de manière générale, le « doute » à l’encontre des discours d’autorité, quels qu’ils soient, est un problème général qui résulte de la transformation de nos sociétés, de leurs hiérarchies symboliques et des modes d’interprétation du monde—là encore, les discours russes ont un effet « chambre de résonance » de phénomènes qui existeraient de toute façon.
Marlène Laruelle
L’affaiblissementdu soft power russe en Italie et en Allemagne est-il définitif ou simplement dormant ?
La Grande Conversation
L’Italie est un cas fascinant parce qu’on y trouve aussi bien des discours pro- que anti-russes au sein de l’extrême droite, entre les positions de Salvini et de Berlusconi d’un côté, et celle de Meloni de l’autre. Meloni appartient à des courants historiquement fascistes, très connectés aux Etats-Unis durant les décennies de guerre froide, ou qui étaient motivés par l’anticommunisme. Si le régime Poutine survit à la guerre, je pense que des discours pro-russes réapparaîtront graduellement. En Italie du Nord, les contacts commerciaux anciens avec la Russie expliquent aussi une tendance à la fois pro-russe et pro-chinoise chez les grands entrepreneurs italiens. Personne ne va se mettre à soutenir Poutine directement, mais les interrogations sur la durée possible du soutien à l’Ukraine, sur son coût, sur l’efficacité et le sens des sanctions vont réapparaitre graduellement.
L’Allemagne est tout aussi fascinante car le soft power russe y a été puissant aussi bien politiquement qu’économiquement, dans l’extrême droite allemande, l’AfD, dans la gauche allemande, mais également au sein de la CDU et du SPD. Il est difficile de « détricoter » ce qui a été construit pendant des années. La France, d’une certaine manière, a été mieux protégée parce qu’elle n’avait pas les mêmes intérêts économiques avec la Russie, même si elle compte elle aussi de grandes entreprises qui ont beaucoup investi en Russie et qui n’ont pas envie de perdre le contact avec le marché russe. Si l’on s’engage sur une guerre longue sans victoire nette d’un côté ou de l’autre, ce qui semble le cas pour le moment, je pense que les voix qui appelleront à négocier avec la Russie pour des raisons économiques réapparaîtront assez rapidement, y compris du côté allemand.
Marlène Laruelle