UE – Mercosur : pour la France, il n’y a pas de commerce heureux 

UE – Mercosur : pour la France, il n’y a pas de commerce heureux 
Publié le 28 novembre 2024
  • Haut fonctionnaire, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques
L’unanimité inattendue de la classe politique française contre le projet d’accord entre l’Union européenne et l’ensemble de pays sud-Américains rassemblés dans le Mercosur indique une singularité de notre pays au sein de l’Europe. De fait, la situation de notre système productif ne nous permet pas de tirer autant d’avantages des accords de libre-échange que nos partenaires européens. Pourquoi sommes-nous conduits à ce combat défensif isolé ? Peut-on en sortir gagnants ?

La perspective de conclusion prochaine du projet d’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur, union douanière d’Amérique du sud regroupant Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay, et plus récemment la Bolivie a réveillé brutalement en France les colères paysannes et suscité un front politique unanime du refus, annonciateur d’un bras de fer frontal et compliqué entre la France d’un côté, et ses principaux partenaires européens et la Commission de l’autre. La France rejetterait donc un accord faisant très largement consensus ailleurs en Europe et qui, s’il devait être soumis au Parlement européen, recevrait notamment l’approbation des socialistes espagnols et portugais, des Verts allemands et des socio-démocrates danois, suédois et finlandais.

« Libre-échange : cause des souffrances du commerce »1

Le projet d’accord avec le Mercosur est sensible et visible. Mais il n’est pas le seul dans son genre et révèle une allergie française beaucoup plus large envers les échanges et l’ouverture commerciale.

Le parlement européen a récemment approuvé des accords de partenariat économique avec la Nouvelle-Zélande (novembre 2023) et avec le Chili du président (de gauche) Boric (février 2024). S’ils n’en étaient pas totalement absents, les enjeux agricoles y étaient beaucoup moins significatifs que dans l’accord avec le Mercosur, et l’accord avec la Nouvelle-Zélande était largement exemplaire en matière de développement durable. S’agissant de ce dernier, les députés français qui occupent 15% des sièges du parlement européen, ont pourtant été à l’origine de plus de 50% des votes hostiles et d’un tiers des absentions. Le traité a été approuvé par plus de 82% du Parlement mais seulement 28% des députés français. Concernant l’accord avec le Chili, les Français ont représenté 40% des votes contre. Ces oppositions ne sont pas seulement la conséquence de la présence forte parmi les députés français de représentants de partis résolument hostiles à l’ouverture économique comme le RN et LFI2. Les députés français du PPE ont également voté à rebours de leurs collègues du groupe, de même que les députés français du groupe « socialistes et démocrates » et les députés « Europe écologie les Verts » au sein du groupe Verts. Même le RN est pour partie isolé au sein des extrêmes-droites européennes sur ces sujets.

Le pays de Montesquieu et du « doux commerce »3 a donc développé une aversion marquée pour les échanges4. Elle a une dimension idéologique avec l’aspiration à un système de production et d’échanges reposant sur l’auto-approvisionnement local ou national, vision parfois étendue à l’espace européen. Elle repose aussi sur des éléments matériels objectifs qu’il importe d’expliciter.

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Les accords de libre-échange visent d’abord à éliminer ou à réduire fortement les droits de douanes ou les quotas d’importations sur les biens industriels et agricoles, favorisant les échanges dans les deux sens. Cela suppose naturellement d’avoir des biens à vendre et donc une industrie, surtout s’il s’agit d’équilibrer des perspectives agricoles menaçantes. Or la France est de moins en moins industrielle. Depuis 20 ans, la part de la production manufacturière dans le PIB a reculé, passant de 16% à 11% entre 2000 et 2022. Cette valeur ajoutée de 11% est à comparer à 21% en Allemagne et 17,5% en Italie.

L’économie française a une deuxième caractéristique. Ses entreprises sont celles qui ont le plus établi de bases productives à l’étranger à travers des investissements directs massifs, parfois dans une logique de délocalisation, avec à la clé des importations en France de biens produits à l’étranger – c’est le cas de l’industrie automobile –, le plus souvent dans une stratégie d’accès au marché ou aux ressources en matières premières. 61% des effectifs totaux des entreprises industrielles françaises sont employés à l’étranger. Ce tropisme est plus marqué que pour nos partenaires européens. Le nombre d’employés des filiales étrangères françaises, tous secteurs confondus, était en 2021, avec 7,1 millions de salariés, plus important qu’en Allemagne (6 millions) ou en Italie (1,7 million)5. Ces entreprises ont un intérêt limité au libre-échange puisqu’elles commercent dans les pays cibles sans passer par les exportations. Elles peuvent même y être hostiles pour protéger les positions acquises de leurs filiales à l’étranger.

La conséquence de cette double caractéristique est bien connue : la France est en déficit commercial chronique, avec une balance des biens négative, même hors énergie (56 milliards d’euros hors énergie en 2023), le dernier excédent de la balance commerciale remontant à 2003. L’incitation à l’ouverture est donc faible, les gains à attendre de la libéralisation commerciale étant limités, faute de base productive en mesure de répondre à la baisse des obstacles aux échanges6. Si le régime commercial – une mondialisation insuffisamment régulée, pour faire court – explique une partie de cette situation, les raisons essentielles sont à chercher dans l’absence de réponses satisfaisantes aux problèmes de compétitivité de l’industrie.

Reste une troisième caractéristique française : la France est devenue une économie de production de services, à l’origine de plus de 80% du PIB. Elle a des entreprises leaders mondiales en matière de services environnementaux, de distribution, de tourisme ou de transports. Encore plus qu’en matière industrielle, ces entreprises doivent être établies sur les marchés étrangers pour y proposer leur offre7. Elles peuvent naturellement être victimes de restrictions ou de discriminations dans leurs développements. Les traités commerciaux sont à la peine pour traiter ces problèmes même s’ils s’y essaient. Le marché unique des services de l’Union européenne est lui-même encore inachevé. Et en toutes hypothèses, ce qui est bon pour ces entreprises et leurs actionnaires, ne va pas créer directement d’emplois de production en France, ou seulement indirectement à travers des emplois d’états-majors ou d’encadrement. Le plaidoyer pour le commerce n’en sort pas renforcé.

L’impasse Mercosur

Le Mercosur est malheureusement, pour les promoteurs du projet d’accord entre l’UE et l’union douanière sud-américaine, particulièrement emblématique de l’impasse du libre-échange pour la France. Il lui est en effet proposé d’échanger des avancées « systémiques » (l’affirmation géopolitique de l’UE face à une Chine agressive et en expansion sur les marchés sud-américains, des garanties en matière d’approvisionnement de matériaux critiques, indispensables à la transition écologique et au numérique avancé) contre des pertes agricoles, quantitativement limitées mais politiquement couteuses, sans véritables rééquilibrages à attendre côté industriel ou dans les domaines de services.

Le marché du Mercosur est certes important pour les entreprises françaises qui y ont exporté en 2023 pour 5,6 Mds€8 contre 4,6 Mds€ d’importations dans un commerce « inégal » (achats de produits de base contre ventes de biens transformés). Mais les exportations françaises sont d’abord aéronautiques (20% des ventes au Mercosur) donc pas concernées par l’accord et le fameux troc « quotas de viandes contre suppression du droit de 35% sur les automobiles » n’intéresse au mieux qu’à la marge des constructeurs français : Renault et Stellantis produisent au Brésil et en Argentine. Les exportations françaises du secteur sont faibles (183 millions €) et même inférieures à celles de pesticides et produits agro-chimiques (200 millions €).

Globalement, les entreprises françaises sont très présentes dans le Mercosur (surtout au Brésil, le géant de l’union douanière) sous forme d’investissements directs. Trente-neuf des entreprises du CAC 40 ont des filiales au Brésil qui est le deuxième pays d’accueil des investissements français parmi les émergents après la Chine. Elles produisent sur place, qu’elles soient dans l’industrie (Alstom), l’agroalimentaire (les coopératives Tereos ou Avril9), l’extraction de matières premières (Eramet, TotalEnergies) ou bien sûr dans les secteurs de services dans leurs diversités (Carrefour, Engie, Veolia, CNP Assurances, CMA-CGM, Endered, RATP Dév…). Là encore, l’intérêt pour l’accord n’est pas immédiat et peut même être négatif. Il est rare d’appeler à l’ouverture d’un marché fermé quand on est déjà dans la place !

Le projet va donc être évalué uniquement à l’aune de l’agriculture qui « embarque » avec elle la dimension politique et environnementale de l’ouverture au commerce. Les termes du débat sont désormais connus. Plusieurs modèles agricoles s’opposent sur un plan économique et environnemental, même s’ils sont partiellement intégrés. La Commission met en avant la faiblesse relative de l’ouverture concédée aux producteurs sud-américains sous forme de quotas à droit réduit (7,5% pour la viande bovine contre 40% aujourd’hui). Pour la viande bovine, l’un des produits les plus sensibles, le quota atteindrait 99.000 tonnes équivalent-carcasse (tec) au bout de sept ans, soit 1,5% de la consommation européenne10, les viandes du quota pouvant se substituer partiellement aux 200.000 tonnes équivalent-carcasse (tec) que l’UE importe déjà. On est loin ici de la perspective d’un libre-échange total et débridé, agitée par les opposants au projet11. Les producteurs seraient, de plus, protégés par la possible activation d’une clause de sauvegarde en cas de déstabilisation brutale du marché et compensés pour partie financièrement pour leurs pertes de revenus. La Commission souligne de plus l’existence de « compensations » comme la reconnaissance d’appellations géographiques protégées européennes par les signataires sud-américains que ce soit dans le secteur des vins et spiritueux (Irouléguy, Chablis…) ou des fromages (Chaource, Sainte-Maure de Touraine…), la réduction de droits de douanes sur le vin ou la fin des restrictions aux exportations de poires et de pommes.

Même si le bilan sera pour elle globalement négatif, l’annonce de la mort de l’agriculture française pour cause d’accord UE/Mercosur est très exagérée12. Celui-ci est surtout un révélateur et un symbole de la crise des différents modèles d’agriculture française13. Il est largement instrumentalisé par la FNSEA dans un contexte d’élections prochaines aux chambres d’agriculture ; la Commission ne devrait jamais signer d’accords « agricoles » à la veille d’échéances électorales professionnelles françaises et du salon de l’agriculture…

Le projet d’accord, au-delà même de sa dimension agricole, suscite des alarmes politiques et environnementales. Trois problèmes majeurs peuvent ici être mis en évidence :

Un problème politique. La Commission négocie sur la base d’un mandat adopté en 1999. Elle n’a pas demandé, depuis, une confirmation politique formelle, actualisée et réévaluée de ce mandat. Sa légitimité pour poursuivre les négociations parait donc contestable. À l’évidence, les mandats de négociation devraient avoir une date de péremption.

Un résultat insatisfaisant sur le chapitre développement durable de l’accord. Avec le « pacte vert », la politique commerciale de l’UE devait servir de levier dans la lutte contre le réchauffement climatique et pour l’environnement. Deux éléments importants devaient notamment figurer dans les accords à venir : la reconnaissance de l’adhésion à l’Accord de Paris de 2015 comme « clause essentielle » de l’accord, qui aurait permis à l’une des parties de suspendre unilatéralement l’application de l’accord en cas de défaut du partenaire, et l’adoption d’un mécanisme de sanctions commerciales pour non-respect du chapitre de l’accord consacré au développement durable. Ces points ont été obtenus dans les accords signés avec le Royaume-Uni et avec la Nouvelle-Zélande. À l’évidence, ce ne sera pas le cas dans l’accord Mercosur sur le deuxième volet, un chapitre développement durable contraignant ;

une défaillance sanitaire et environnementale de l’UE. L’UE cherche depuis plusieurs années à conditionner l’accès à son marché aux respects de ses normes sanitaires et environnementales : les fameuses mesures-miroirs14. La plus connue d’entre elles concerne l’interdiction d’importations de viande aux hormones. L’efficacité de ces mesures repose naturellement sur la garantie de la qualité des certifications des pays tiers et sur un contrôle rigoureux du respect des normes sanitaires européennes par les produits importés. Elle suppose également que l’UE soit elle-même irréprochable en la matière et que sa réglementation sur les contrôles à l’importation15 soit effectivement en vigueur. Enfin, ces mesures-miroir concernent essentiellement la qualité sanitaire des produits et donc la protection des consommateurs mais peu la qualité environnementale (des modes de production respectueux de l’environnement). Le report de l’application et la remise en cause du règlement déforestation16 par le Parlement européen, qui doit nécessairement accompagner un accord commercial avec le Mercosur, sont ici inquiétants.

Splendide isolement : comment l’assumer ?

La France, c’est entendu, est isolée. Pour un négociateur commercial ou un ministre en charge du commerce, il s’agit presque d’un pléonasme. Des accords de Blair House de novembre 1992, qui révisaient la relation agricole entre l’UE et les États-Unis, au vote sur le mandat du projet de traité de partenariat transatlantique sur le commerce et l’investissement (TTIP) en 2014, les dossiers agricoles ou, dans un registre totalement différent, celui de l’exception culturelle17 conduisent souvent la France à se trouver seule en fin de négociation face à la Commission et ses partenaires… et à obtenir plus ou moins totalement satisfaction.

Deux éléments viennent cependant fragiliser cette position aujourd’hui. Au gré des élargissements successifs, la France s’est « diluée » : être contre tous ses partenaires dans une Europe à six, neuf, douze, quinze ou vingt-sept, ce n’est pas la même chose. Plus fondamentalement, les règles du jeu ont changé. Les accords commerciaux comportaient auparavant des dispositions relevant de la compétence des États-membres qui, de fait, disposaient chacun d’un droit de veto. La Cour de Justice de l’Union européenne a dessiné en mai 2017 les champs respectifs de la compétence communautaire et de la compétence partagée UE/États-membres au regard des nouveaux traités européens18. Il en ressort que le champ communautaire occupe désormais la quasi-totalité des traités de commerce négociés par la Commission. Celle-ci peut très bien distinguer au sein d’un même accord une partie « purement » commerciale adoptée à la majorité qualifiée et mise en œuvre immédiatement, des dispositions plus politiques qui doivent être acceptés par tous les États-membres et ratifiés par leurs parlements19.

Dans ce nouveau contexte institutionnel, quels sont les scénarios envisageables pour la France si elle veut faire échouer le projet, ce qui au vu de la mobilisation de l’Exécutif et du Parlement parait être l’objectif poursuivi, même si la formule de l’accord inacceptable « en l’état » laisse ouverte une possibilité de compromis :

  • Tenter de réunir une minorité de blocage au sein du conseil de l’UE20. La France s’y efforce mais sans garantie de succès. Il faudra que nos « alliés » (la Pologne par exemple) tiennent jusqu’au bout. La Commission fera valoir des concessions environnementales et agricoles obtenues in fine du Mercosur ou alors les autres États récalcitrants obtiendront des compensations sur des sujets communautaires non-commerciaux ;
  • Espérer un échec du fait du Mercosur lui-même. Le départ de l’Argentine de l’Accord de Paris fournirait un bon prétexte. Les membres du Mercosur pourraient également considérer que le compte n’y est pas en matière agricole et rejeter l’« éco-impérialisme » de l’UE ;
  • Appeler le « compromis de Luxembourg » et donc un veto français21 en invoquant la mise en jeu « des intérêts très importants » de la France22. Le gaulliste Barnier pourrait être tenté de le faire. Ce serait un moment de vérité pour la Commission et les autres États-membres. Juridiquement ils ne sont pas tenus par l’interprétation française d’un texte tombé en désuétude. Mais politiquement, ce serait une lourde responsabilité de passer outre l’opposition française : cela entrainerait une crise grave et peu opportune dans une Europe qui, face à la menace russe et la perspective d’un deuxième mandat de Donald Trump, doit au contraire se montrer unie et résolue.
  • Annoncer unilatéralement que la France utilisera toutes les procédures douanières et vétérinaires pour prévenir l’entrée sur son territoire des produits sud-américains incriminés. Comme l’exemple du Brexit l’a montré23 et le montre encore24, libre-échange ne veut pas dire commerce sans frictions et sans contrôles. Ceux-ci pourraient être mobilisés au nom de la protection du consommateur pour préserver le marché français d’un afflux supplémentaire de produits agricoles brésiliens ou argentins25. La régularité de ces contrôles serait contestée du point de vue européen, déclenchant également une crise interne à l’UE.

La France doit à nouveau se poser la question de ce qu’elle entend faire de la politique commerciale dans un contexte européen qui fragilise ses positions de refus. Cela vaut pour ses autorités politiques, ses acteurs économiques comme pour la société civile. Au-delà des accords de libre-échange que la Commission continue mécaniquement de négocier, c’est un impératif face au protectionnisme américain qui vient et au choc chinois qui s’amplifie.

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Denis Tersen