L’invasion russe en Ukraine en février 2022 a eu pour effet d’accélérer le basculement de la population ukrainienne vers l’Ouest et sa volonté d’adhérer à l’Union Européenne. Tout au long des années 1990-2000, on a beaucoup parlé du rapprochement de l’Ukraine avec l’Union Européenne, mis en lumière lors de la révolution de Maïdan en 2014. Mais les Européens avaient aussi le sentiment d’une hésitation de la population ukrainienne à rejoindre l’Union. Un cap a été franchi vers l’Europe avec la guerre et, réciproquement, un changement de l’attitude de l’Union Européenne vis-à-vis de l’Ukraine. Quelle est votre analyse de ce point de bascule ?
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La population ukrainienne est massivement tournée vers l’Ouest en général et l’Union Européenne en particulier, qu’elle voit comme un horizon de défense et de sécurité. C’est le résultat d’une dynamique qui, sans le déclenchement du conflit armé en 2022, n’aurait pas mécaniquement débouché sur cette volonté d’adhésion. Quand on examine les enquêtes d’opinion réalisées en Ukraine en amont de l’annexion de la Crimée et de la révolution du Maidan dans les années 2000, la population ukrainienne était alors divisée sur un rapprochement avec l’Union Européenne. Un tiers des personnes interrogées considérait que l’avenir de l’Ukraine était plutôt du côté de l’Europe de l’Ouest, un tiers qu’il devait se construire avec la Russie, enfin un tiers ne se prononçait pas. Ce caractère composite des projections des Ukrainiens sur leur avenir correspond aussi à la nature composite du pays. Mais la guerre a aboli ces distinctions.
Aujourd’hui, comme l’agression arrive de Russie, les Ukrainiens recherchent une protection du côté de l’Ouest. Et l’agression russe du territoire ukrainien est synonyme d’une absence de modèle désirable de société côté russe. C’est un sentiment qui dominait déjà en amont de la guerre dans le pays. Le modèle du « monde russe » tel qu’il a pu être dessiné dans les années 2000 par le Kremlin était lié à des valeurs communes, et faisait écho dans les pays de l’ex-URSS : la russophonie, la référence aux « valeurs traditionnelles », au socle du christianisme… des valeurs pourtant plutôt tournées vers le passé que vers un projet d’avenir. Elles ne correspondaient pas aux préoccupations réelles des sociétés ex-soviétiques, ni à celles des Russes eux-mêmes. Le soft power du Kremlin s’est traduit par des injections financières dans ces pays, à travers la promotion de la culture russe, le financement de bourses d’études, mais aussi par une pression économique à leur endroit. Mais le modèle politique proposé par Moscou n’était pas attractif sur une grande partie des territoires sur lesquels la Russie a cherché à exercer son influence et, a contrario, les valeurs de l’Union européenne étaient, elles, perçues de manière assez positive, notamment chez les générations les plus jeunes. En amont de 2014, la posture la plus pro-européenne était celle des jeunes urbains. Et on n’a pas observé un clivage Ouest de l’Ukraine-Est de l’Ukraine quant au rapprochement avec l’Union européenne. Les jeunes de Donetsk par exemple sont aussi proches de l’UE que les jeunes urbains de Lviv.
On assiste aujourd’hui à un basculement pro-européen et pro-occidental avec un discours affiché d’avenir européen de l’Ukraine. Mais je pense qu’il ne faut pas qu’on s’y trompe. L’Ukraine a certes choisi son camp pour se défendre contre son agresseur, ce qui ne signifie pas que la complexité politique à l’intérieur du pays a disparu. Dans une situation de post-conflit, elle pourrait ressurgir, la population pourrait ne pas se reconnaître dans certaines dimensions du projet européen, et la méfiance vis-à-vis de l’Union Européenne pourrait émerger à nouveau. Elle a déjà existé entre 2014 et 2022 après le début de la guerre dans le Donbass, où de nombreux Ukrainiens considéraient que l’Union Européenne entretenait le flou autour d’une éventuelle adhésion de leur pays et était perçue comme hypocrite. L’UE ne manifestait pas une volonté réelle d’intégrer l’Ukraine et, vu de l’intérieur du pays, le processus de candidature paraissait contraignant. L’Europe s’est désormais engagée depuis beaucoup plus qu’elle ne l’avait jamais fait auparavant. Mais les positions des pays européens peuvent aussi évoluer, tout dépendra aussi de ce qui se passera au cours de cet hiver 2022, et de notre niveau de soutien aux Ukrainiens.
Il est aussi difficile pour nous de comprendre la façon dont la population russe vit cette guerre. L’a-t-elle accepté et comment l’expliquer ? Quelle est la profondeur de ce sentiment, s’il est réel ?
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Sur les évolutions de la population russe vis-à-vis de la guerre, ce qui s’est passé jusqu’à aujourd’hui est compréhensible, mais il est beaucoup plus difficile d’anticiper les mois à venir. Si l’on analyse les sondages russes faisant état d’une large adhésion à la guerre, il est évident que les enquêtes d’opinion publiques conduites en situation d’information très contrôlée, n’ont pas grand-chose à voir avec des enquêtes dans une situation d’opinion réelle ! L’opposition à la guerre dès l’invasion russe était réelle, et elle persiste encore, dans les cercles critiques du pouvoir poutinien. Mais, au-delà des manifestations de rue, il existe des pratiques d’opposition masquées ou anonymes, comme le fait de mettre le feu aux commissariats militaires, d’écrire des slogans anti-guerre sur les murs. Elle se manifeste aussi et surtout par des stratégies d’évitement : des fonctionnaires dans des institutions, plutôt bien rémunérés, avec des perspectives de carrière, préfèrent démissionner et partir dans le privé pour se mettre à l’écart le plus possible d’une potentielle implication politique.
Ces pratiques se limitaient, jusqu’à la mobilisation de septembre, aux catégories qui étaient déjà critiques vis-à-vis du pouvoir et qu’on voyait déjà s’exprimer en amont de la guerre contre le régime. Mais il n’y a pas eu d’extension massive de la protestation à toute la population suite à l’invasion russe en Ukraine en février.
Les Russes font le choix d’accepter ou de ne pas accepter la guerre pour de multiples raisons. La première, c’est la croyance dans le récit du pouvoir, qu’il ne faut pas sous-estimer. Depuis huit ans et demi est largement diffusé en Russie dans les médias, dans les écoles, le récit d’une Ukraine où un coup d’Etat a eu lieu, qui a amené l’extrême-droite au pouvoir, où les droits de l’homme sont bafoués, où les populations civiles sont massacrées par l’armée ukrainienne dans le Donbass. Pour les 50 à 70% des Russes qui s’informent exclusivement par la télévision, ce message unique, à force d’être massif, est intériorisé. Des personnes peuvent déplorer qu’il y ait une guerre, mais considèrent pourtant que c’est une guerre juste car il s’agit de défendre des populations civiles, et que c’est une intervention humanitaire.
Pour changer les représentations de cette partie de la population, il ne suffirait pas de démontrer que l’armée russe est violente, que le pouvoir ukrainien n’est pas antisémite, que l’armée russe attaque les populations civiles. Le récit de la guerre juste qui demande des sacrifices est très profondément ancré en Russie. La valeur du sacrifice, depuis la Seconde Guerre Mondiale, rend un certain nombre de choses acceptables. Les Russes ne sont pas sensibles à un décompte du nombre de morts dans leurs forces armées par exemple, qui rendrait la guerre inacceptable. Le sacrifice a été très fortement valorisé en Russie, et c’est une valeur qui est remobilisée aujourd’hui. L’acceptation de cette guerre s’inscrit aussi dans l’idée d’un lien naturel et intrinsèque entre l’Ukraine et la Russie, idée totalement inacceptable aux yeux des Ukrainiens et contestée. Cette idée de continuité entre les deux peuples a permis de légitimer, pour un certain nombre de Russes, l’annexion des régions de Kherson et de Zaporijjia. Je lis aujourd’hui dans des échanges des Russes sur les réseaux sociaux que ce sont des « terres russes ». La région de Zaporijjia a toujours été considérée dans les récits historiques comme une sorte de quintessence de l’ « ukrainité ». C’est la zone historique des cosaques, et elle est toujours décrite comme différente. L’exotisme de l’Ukraine est dans Zaporijjia. Le simple fait de la définir comme une terre russe est une démonstration de force de Moscou vis-à-vis des Ukrainiens. Les Russes la revendiquent au nom de la continuité territoriale, ce que les Ukrainiens qualifient de posture coloniale.
Il y a aussi chez les Russes une sorte de réaction réflexe face à ce qu’on identifie comme un autre moment de violence historique, un épisode historique de plus où votre vie et votre sécurité sont potentiellement mises en danger par la politique de l’Etat. L’histoire d’une famille russe au cours du XXe siècle, c’est une première Guerre mondiale, une révolution, une guerre civile, des années de répression, une deuxième Guerre Mondiale, encore une phase de répression, et chacune de ces étapes pose le risque de passer entre les rouages du pouvoir. Une des postures les plus fréquentes des Russes face à un Etat qui devient potentiellement menaçant, c’est de se faire tout petits en espérant passer à côté de cette menace, ou adhérer très officiellement au discours du pouvoir, en espérant qu’en étant du bon côté, on évitera d’être victime. On observe par exemple des élites de niveau inférieur ou intermédiaire en Russie clamer leur adhésion à la guerre et s’assurer dans le même temps que grâce à leur position, leurs enfants éviteront d’être mobilisés. La priorité est donnée à son cercle de proches sur le collectif. Et il ne faut pas oublier le fait que l’histoire politique de la Russie contemporaine montre très peu de cas où la protestation collective a débouché sur une réussite. La plupart du temps, elles se soldent par des échecs suivis d’une répression, alors que l’histoire politique de l’Ukraine est constellée de moments où les manifestations ont atteint leurs objectifs. Les Russes font un calcul coût-avantages. Ils considèrent qu’ils n’ont aucun pouvoir d’arrêter cette guerre, et que la solution la plus rationnelle est de se mettre en sécurité.
Quel est le climat dans les territoires occupés par la Russie, dans le Donbass et en Crimée ? Quelle est la composition de la population en Crimée et que pourrait-il s’y passer demain ? Les populations chassées de ces territoires pourraient-elles y revenir ?
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Il faut faire la distinction entre les territoires occupés en 2014 et les territoires sous l’occupation aujourd’hui. La Crimée n’a jamais fait l’objet d’aucune négociation politique entre la Russie et l’Ukraine, alors que les deux républiques séparatistes du Donbass avaient été incluses dans les accords de Minsk en 2015. Ces territoires devaient être réintégrés à l’Ukraine. Des mouvements de population ont eu lieu entre les républiques séparatistes et l’Ukraine. Une communication entre ces territoires s’est établie depuis. Jusqu’en 2022, il y a eu des points de passage, un commerce transfrontalier, une certaine mobilité des personnes, après un premier grand mouvement migratoire. Dans les premières années de la guerre, les partisans de Kiev ont massivement quitté ces territoires, et ne sont revenus que pour visiter leur famille. Symétriquement, un mouvement migratoire des territoires séparatistes vers la Russie s’est enclenché, notamment parmi les jeunes, qui sont massivement partis à Moscou. Des passeports russes ont été largement distribués dans les deux républiques séparatistes de Donetsk et Louhansk. Leurs habitants ont la double nationalité, mais la Russie les considère comme citoyens russes. L’intégration de ces territoires à l’Ukraine ne sera pas simple dans le futur, en raison de la présence de ces nouveaux citoyens russes, et parce que l’hostilité envers Kiev y est très importante. En effet, pour certains habitants de ces territoires, l’invasion russe de 2022 a été perçue comme une revanche, estimant que le reste du pays connaitrait enfin ce qu’ils avaient vécu depuis 2014, comme ce qu’ils avaient enduré depuis huit ans. Si, à l’issue de la guerre, ils sont intégrés au territoire ukrainien, il y a un risque de déstabilisation politique de l’Ukraine.
Le cas de la Crimée est différent. Pour les Russes, la Crimée fait partie de son territoire depuis 2014 et, en huit ans, ses institutions se sont russifiées. Les élites locales sont nommées par Moscou, intégrées dans les processus de décision, les circuits de financement. Les gains, issus de la corruption, utiles à leurs carrières, viennent de Moscou. Une partie des Criméens se sont installés en Ukraine mais le phénomène n’a pas été massif. Une partie des populations criméennes restées sur place et loyales à l’égard de Moscou risquent de voir leur retour en Ukraine comme une occupation. Le risque de conflit civil en Crimée est réel dans l’hypothèse d’une réintégration en Ukraine. Les Tatars, quant à eux, qui en ont été chassés, souhaitent revenir sur leurs terres d’origine, car c’est très important pour leur identité, leur histoire collective qui est une histoire de retour sur la terre natale, quel que soit le prix.
Le discours russe sur la frontière est très particulier. Qu’on parle des frontières formelles ou des zones d’influences (ce qu’on nommait le « glacis politique » pendant la Guerre froide), elles ne cessent de bouger. Une blague récurrente circulait en Russie pendant l’époque soviétique : « Avec qui l’Union Soviétique a-t-elle des frontières ? – Avec qui elle veut ! », (sous-entendu : les frontières dépendent uniquement de ses propres projets d’expansion). La Russie pourra-t-elle un jour – devenir une entité politique stable, au sens où elle ne représente plus une menace pour son voisinage ?
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Cette blague soviétique a été reprise par Poutine en 2016 quand il interrogeait un écolier en lui demandant où s’arrêtaient les frontières de la Russie et il répondait qu’elles ne s’arrêtaient nulle part. Sa réponse a été interprétée comme une manifestation du soft power à l’époque, comme une extension du projet de « monde russe », qui aujourd’hui se concrétise, la guerre révélant la dimension illimitée des frontières. La volonté d’expansion territoriale de la Russie est claire, qui passe des frontières légales aux frontières « essentielles » ou « naturelles ». Mais elle perd aujourd’hui le contrôle à l’intérieur de ce qu’elle considère comme son espace territorial conquis sur l’Ukraine. Après les scrutins illégaux nommés « référendums » en septembre, La Russie a intégré les régions de Kherson et Zaporijjia dans ses frontières régionales, des régions qui ne se situent plus dans les zones qu’elle contrôle militairement. Sa zone de souveraineté réelle se rétrécit, et ses perspectives d’extension s’amenuisent.
La perception ukrainienne des frontières, elle, a beaucoup évolué en fonction de la situation militaire. Dans les premiers mois de la guerre, on parlait des frontières du 23 février 2022, et la réintégration des territoires annexés était envisagée comme un processus à conduire après la guerre. Avec la contre-offensive ukrainienne et ses succès, on parle désormais des frontières de 2013. Et cette vision reçoit l’approbation de la population, corrélée à la volonté de faire perdre la Russie. Il ne s’agit pas juste de contrer l’attaque mais de faire perdre l’ennemi, la logique a changé côté ukrainien, et on va aujourd’hui jusqu’à penser la réintégration de la Crimée et du Donbass qui semblaient des horizons très lointains avant l’invasion.
Avant 2014, et même en remontant dans les années 1990, l’Ukraine était plus partagée sur son orientation vers l’Ouest, et la carte électorale aussi reflétait cela. Poutine a accéléré le basculement de la population ukrainienne sur le sujet. Que pensez-vous aussi de l’interdiction de l’octroi de visas aux Russes ? Beaucoup de dissidents russes disent que l’Europe est train de construire un « rideau de fer à l’envers » en les empêchant de passer à l’Ouest. L’argument également entendu en République tchèque était que si on laissait sortir en masse les Russes opposés au régime, on affaiblissait ce qui pouvait en rester sur place.
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Les Russes se posent la question du coût et des avantages d’une opposition au pouvoir. On pense en Europe que l’opposition devrait venir de la foule ou de la rue, mais c’est pour moi méconnaître la manière dont la protestation fonctionne en Russie post-soviétique, qui ne passe ni par la rue ni par l’action de masse. Dans les pays baltes, on ne veut pas laisser rentrer les Russes qui fuient la guerre, considérés comme des agents de propagande du Kremlin.
Les choix opérés par les élites en Russie (élites politiques régionales, élites économiques comme les chefs et cadres d’entreprise par exemple), sont très importants. On a considéré du côté occidental que les sanctions financières et le gel des visas les encourageraient à protester. Mais, dans le même temps, on ne leur a pas proposé d’alternative à un soutien au pouvoir. Protester en Russie est synonyme d’une répression forte, d’une perte d’emploi, d’arrêt d’évolution de carrière. Les élites voient ce qu’elles ont à perdre mais pas ce qu’elles auraient à gagner.
Les conditions de levée des sanctions financières sont pourtant précisées dans les accords de Minsk. Si, demain, la Russie quitte l’Ukraine, les sanctions seront levées. Il ne faut pas sous-estimer non plus l’ampleur de la crise économique et sociale qui existait en Russie bien avant la guerre. A Moscou en 2013, des milliers de manifestants descendaient déjà dans la rue pour protester contre le coût du logement, du transport, ce qui était déjà le signe d’un malaise économique et social, et une initiative courageuse. Quelle est l’influence aujourd’hui de l’extrême-droite nationaliste sur Vladimir Poutine ? Et, du côté de la société civile, quelle est celle des mères de soldats, qui avaient un poids réel par le passé ?
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Les manifestations de 2012-2013 permettent d’expliquer le point de bascule des discours du Kremlin sur l’Ukraine. Le pouvoir, alors fragilisé, ne voulait pas de révolution comme chez son voisin. Il était indispensable de présenter le Maïdan comme une révolution extrémiste, le pouvoir ukrainien comme responsable de la guerre dans le Donbass, et la Russie comme victime de l’agressivité occidentale, comme une « forteresse assiégée ». Ces messages ont été diffusés pour influencer la population dès 2014, et n’a pas cessé depuis.
En ce qui concerne les mères de soldats, leur influence a été forte par le passé sur le sujet de la conscription. Le conscrit de dix-huit ans n’a aucune capacité à s’opposer à sa mobilisation et il était considéré comme intolérable par l’opinion publique que ces jeunes hommes à peine sortis de l’adolescence soient embarqués dans une guerre. Les mères de soldats se sont mobilisées dans ce contexte. La Russie a, depuis, réduit la durée de son service militaire à un an, ce qui a changé le rapport des conscrits avec l’armée. Le modèle de l’armée russe depuis 2010 est devenu celui d’une armée sous contrat, composée d’hommes majeurs qui prennent la décision de s’engager auprès des forces armées. Dès lors, les mères n’étaient plus légitimes pour intervenir. Aujourd’hui, avec la remobilisation décidée par Poutine, le discours qu’on entend le plus souvent c’est : « c’est un homme, c’est à lui de décider », et qu’il ne faut pas se cacher, ni fuir devant ses responsabilités. Les femmes ne sont pas légitimes à s’exprimer sur le choix fait par leurs proches majeurs, et la voix des mères de soldats ne porte plus dans ce contexte. Ce qui va se passer sur le front sera catastrophique, car la vocation de ces soldats récemment mobilisés est de mourir en épuisant l’armée ukrainienne. C’est pour cela qu’ils ne sont ni équipés, ni entraînés. Il faut voir quelle sera la réaction de la population à ce moment-là, car ces cercueils-là ne pourront pas revenir en cachette.
Pour ce qui est de l’influence de l’extrême droite nationaliste, cela fait plusieurs années que les élites russes sont en négociation sur l’après-Poutine. Aujourd’hui, Poutine est un poids plutôt qu’une ressource pour un nombre important de représentants des élites. Mais dans les cercles du pouvoir, l’extrême droite nationaliste n’est pas influente. Il reste encore une séparation entre les élites politiques gestionnaires, et les nationalistes, qui sont eux moins intégrés dans les discussions sur les questions économiques, et les ressources dont dispose la Russie. Les militaires sont aujourd’hui dominants à cause de la guerre mais ne comptent pas dans la répartition des postes économiques clés du régime.
N’avons-nous pas surestimé, avant l’attaque de l’Ukraine, la force du régime russe ? On voit aujourd’hui une économie qui va mal, une population atone ou qui se protège, une armée désorganisée et faible, des cercles du pouvoir hors sol et divisés. La Russie n’est-elle pas un pays plus fragile qu’on ne le croit ?
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Il faut étudier ce qui s’y effondre actuellement. Je pense que l’économie décline, se démodernise, se désintègre, mais la capacité d’adaptation des milieux économiques est importante. Ce déclin va s’intensifier, et il faudra observer l’attitude de la population russe dans les prochains mois, car le bien-être économique était une composante importante de sa loyauté vis-à-vis du pouvoir. Si l’on pense à l’après-Poutine, c’est le fonctionnement du système qu’il faudra étudier de près, plutôt que la nature des clans qui veulent prendre le pouvoir. Les institutions russes ont été vidées de leur substance. Le Parlement n’est plus un Parlement, le Conseil constitutionnel n’est plus un Conseil constitutionnel, le gouvernement est un simple gestionnaire, les gouverneurs locaux élus ne le sont pas vraiment. Tout est façade. Si Poutine disparaît du jour au lendemain, la Russie ne dispose d’aucune institution qui soit capable de tenir le choc. Le pouvoir en Russie se fonde sur des jeux d’allégeance personnelle, il est très vertical, et ce sont ces jeux qui seront à l’œuvre. Après le règne de Vladimir Poutine, le système reconstruit ne sera pas nécessairement sain. La loyauté tient aujourd’hui à la distribution des ressources, à la possibilité de toucher des pots de vin par exemple, à une redistribution des positions qui rapportent avec le moins de pertes possibles pour chacun.
S’il y a une défaite militaire majeure, il peut y avoir des bouleversements majeurs ensuite qui aboutiraient à une transformation du régime. Mais les conditions de la recomposition sont importantes : il y a toujours des ressources et des positions de pouvoir à se partager. Même dans la meilleure des hypothèses, il ne faut pas s’attendre à un assainissement immédiat du régime politique.
Propos recueillis par Annalivia Lacoste, responsable de la communication de Terra Nova.