Alors que la guerre s’installe dans la durée, la perception de ce conflit évolue-t-elle en Ukraine ?
La Grande Conversation
L’invasion de l’Ukraine par la Russie et l’installation d’un conflit dans la durée manifestent l’impérialisme du projet politique russe. La domination de l’Ukraine est de nature existentielle pour la Russie. Dans l’imaginaire russe, Kyiv est le cœur de leur empire. Cette vision émane d’une relecture historique de la géographie politique de cette région. Aux IXe et Xe siècles, les Vikings fédèrent différents peuples dans un État médiéval qui s’appelait Rus’ et dont Kyiv était la capitale. Au XIXe siècle, certains historiens russes expliquent que l’histoire de l’Europe de l’Est n’est qu’une préhistoire de l’Etat russe. Si l’on adopte ce point de vue, l’existence d’une Ukraine indépendante est une aberration historique. Or, Poutine utilise cette reconstruction historique pour légitimer l’invasion de l’Ukraine et l’effort de guerre enduré par sa population. De fait, il faut un récit puissant pour mobiliser à ce point une société dans une guerre si meurtrière. On estime les pertes russes à plus d’un demi-million.
A travers cette guerre, la Russie ne cherche pas seulement à conquérir de nouveaux territoires : il s’agit aussi de détruire l’identité ukrainienne. La ville de Kharkiv, deuxième plus grande ville ukrainienne à 40 km de la frontière, est régulièrement la cible de l’offensive russe. Dans ce qui est la capitale de l’industrie du livre, ils ont bombardé la maison d’édition Vivat, qui a publié de nombreux intellectuels européens comme l’historien britannique Timothy Garton Ash. En plus des morts, des milliers de livres ont été brûlés ce qui est un symbole politique très fort et marque une volonté de destruction culturelle.
Entre la démocratie ukrainienne et l’autoritarisme russe, qui sortira vainqueur ? En 2022, il me paraissait évident qu’un régime démocratique, basé sur les droits et les libertés individuelles, permettrait une mobilisation plus massive et efficace là où un système autoritaire ne fonctionne qu’à l’obéissance et à la violence. Aujourd’hui, il n’est plus certain que le modèle démocratique ukrainien, même soutenu par l’Europe, puisse vaincre le régime autoritaire russe. Parce que le conflit est présenté comme existentiel par Poutine, l’effort de guerre est sans limite. Ainsi, l’économie russe s’est militarisée bien plus vite qu’en Ukraine ou en Europe.
De même, la mobilisation en Ukraine a été plus difficile ces derniers temps. En effet, en 2022, la majorité des gens qui se sont inscrits dans l’armée étaient des civils, fonctionnaires ou agriculteurs. Beaucoup ont été tués ou blessés, et ceux qui sont encore mobilisés sont fatigués par plus de deux années de conflits et réclament la fin de la guerre. Face à une armée russe qui ne cesse de croître, l’Ukraine manque de soldats et de munitions.
Volodymyr Yermolenko
Après deux ans de conflits, diriez-vous qu’existe toujours une « union sacrée » en Ukraine, et une forte cohésion de la population ? Ou des lignes de fractures commencent-elles à apparaître au sein de la société ukrainienne ?
La Grande Conversation
En réalité, la mobilisation de la société ukrainienne a commencé en 2014 suite à la “Révolution de la Dignité”. Dès cette période, il s’agit d’une mobilisation très démocratique en ce qu’elle est déclenchée par les ukrainiens eux-mêmes. Si cette mobilisation a pu étonner les commentateurs étrangers, elle n’était pas surprenante d’un point de vue ukrainien. Le problème de cette mobilisation, même si elle est passionnée et démocratique, c’est qu’elle ne concerne que 10% de la population. Or, cette minorité, face aux violences du front, s’épuise progressivement.
Ainsi, la société ukrainienne n’est pas divisée sur le plan idéologique. Par contre, il existe une réelle fracture de l’expérience : entre ceux qui sont dans l’armée et ceux qui continuent leur activité d’avant-guerre ; ceux qui ont quitté le pays et ceux qui vivent la guerre au quotidien ; ceux qui ont perdu leur maison et ont dû quitter leur ville et ceux qui n’en ont pas été contraints ; ceux qui s’investissent émotionnellement dans le combat et ceux qui restent indifférents. Ces fractures s’ancrent de plus en plus et sont inquiétantes. Même dans un pays en paix comme les Etats-Unis, on voit que les fractures au sein d’une société provoquent une escalade de haine accentuée par l’usage des réseaux sociaux. Qu’est-ce que cela donnera dans un pays en guerre où les traumatismes, les douleurs et les pertes sont d’une toute autre ampleur ?
Sur le plan politique, la population ukrainienne reste très critique de son président, Volodymyr Zelenski, et de son entourage. Lorsqu’il a gagné les élections en 2019, il tenait des propos plutôt naïfs en affirmant que l’éventualité d’une guerre n’était qu’une illusion. Si ses contradictions ont été oubliées lors des premiers mois de la guerre, la critique du pouvoir a retrouvé une place : l’Union sacrée a vite été rattrapée par les réalités de la guerre. N’est-ce pas le signe d’un fonctionnement démocratique sain ?
Volodymyr Yermolenko
Est-ce que les Ukrainiens s’accordent sur une volonté de cibler le territoire russe, au risque de représailles encore plus sanglantes ?
La Grande Conversation
Il me semble que l’ensemble de la société souhaite que l’Ukraine se défende contre la Russie. Tout le monde sait que les Russes accumulent les crimes de guerre et que l’Ukraine est capable de vaincre militairement la Russie ou, au moins, de se défendre. Aujourd’hui, il n’existe pas de mouvement pacifiste en faveur d’une négociation plutôt que d’une prolongation des combats. Si Trump est élu aux Etats-Unis, les négociations pourraient devenir inévitables. Zelenski s’y prépare mais je pense que la société ukrainienne n’est pas prête à l’accepter.
Volodymyr Yermolenko
Est-ce que les tergiversations occidentales couplées à la difficulté à obtenir des armes pourraient déboucher sur une fatigue de la société ukrainienne ? La dernière vague de mobilisation a été bien plus difficile, au point que l’Ukraine a dû mobiliser ses prisonniers comme le fait Poutine. La société ukrainienne pourra-elle endurer une guerre longue sans un soutien plus important de l’Occident ?
La Grande Conversation
L’Ukraine a mobilisé 5000 prisonniers sur une armée totale qui réunit 1 million de personnes. Il ne s’agit pas d’une armée de prisonniers comme a pu le faire Wagner en Russie.
Je ne parlerai pas de « fatigue » de la guerre. Ce mot est surtout utilisé en Occident en réalité. En Ukraine, nous n’avons pas d’autres choix que de continuer de nous battre. Oui, la mobilisation a été plus faible mais elle remonte lentement et les nouvelles techniques de recrutement semblent fonctionner. Il est normal, dans une société démocratique, que la mobilisation ne soit pas constante. Cependant, nous sommes tous conscients que nous n’avons pas d’autres choix que de nous battre.
Volodymyr Yermolenko
Dans les années 1980-1990 Vaclav Havel disait : l’Union européenne est notre banque et les Etats-Unis notre protecteur. Qu’attendent les Ukrainiens de l’Union européenne : des armes, des financements ou l’envoi de troupes ?
La Grande Conversation
L’Ukraine attend d’abord l’ouverture du processus d’adhésion à l’Union européenne (UE). Son adhésion à l’OTAN, longtemps bloquée par la France et l’Allemagne, l’est aujourd’hui par les Etats-Unis. Pour l’Ukraine, l’Union européenne serait une famille politique qui pourrait nous aider à assurer notre sécurité. Je ne sais pas si l’UE partage cette conception. Face aux guerres et aux nouvelles formes d’impérialisme auxquels nous sommes confrontés, l’UE doit repenser la nature de son projet.
Ensuite, l’Ukraine attend une aide matérielle avec des armements et des technologies. Enfin, nous attendons un changement de perception. Ce qu’il se passe en Ukraine n’est pas qu’un conflit territorial, c’est une guerre contre l’Europe. Même si l’on octroie les territoires revendiqués à la Russie, la résolution du conflit ne sera que temporaire. Les ambitions russes vont bien au-delà des territoires ukrainiens. Ils veulent détruire l’identité ukrainienne et avoir des terres en Europe de nouveau pour revenir au monde de 1945.
La défaite russe est aussi nécessaire pour garantir un avenir à la démocratie en Russie même. Historiquement, les défaites de la Russie ont toujours été suivies de courtes périodes d’avancées démocratiques : la libération des serfs après la défaite de Crimée au XIXe siècle ; la création du premier parlement après la guerre russo-japonaise au début du XXe siècle ; la courte libération avec la révolution de 1917 après la perte de la Première Guerre mondiale ; la dissolution de l’Union soviétique avec la défaite en Afghanistan.
Le soutien des partenaires – l’Europe, les Etats-Unis ou des pays asiatiques – est donc essentiel. Dans l’histoire des guerres russes, que ce soient la guerre de Crimée ou la guerre de Livonie au XVIe siècle, ce sont des coalitions transnationales qui ont permis la défaite de la Russie. Surtout, c’est une guerre contre l’Europe.
Volodymyr Yermolenko
La Cour pénale internationale (CPI) a inculpé Vladimir Poutine pour des crimes d’enlèvements d’enfants mais pas pour crimes de guerre. Qu’en pensez-vous ?
La Grande Conversation
Les frappes sur des civils sont récurrentes en Ukraine. Beaucoup de juristes et d’ONG accumulent des preuves pour documenter ces crimes de guerre. Désormais, les procureurs ukrainiens et la CPI doivent travailler ensemble pour faire respecter le droit international – ce temps viendra.
Concernant les enlèvements d’enfants, la Russie dit avoir relocalisé 500 000 enfants ukrainiens et les Ukrainiens parlent plutôt de 20 000. S’ils refusent de les faire revenir en Ukraine, c’est parce qu’ils ont un objectif de « rééducation ». Il faut bien comprendre que l’impérialisme russe est fondamentalement différent de ce qu’étaient l’impérialisme britannique en Inde ou l’impérialisme français en Afrique. Les impérialismes occidentaux reposaient sur le concept de différence : la différence entre le colonisateur et le colonisé était de nature raciale et donc indépassable. L’impérialisme russe s’appuie sur le concept d’identité : la différence des Ukrainiens doit être anéantie pour que nous devenions identiques aux Russes. Toute différence est perçue comme une déviation. Rééduquer ces enfants est un moyen d’effacer ces déviations. En ce sens, la déportation d’enfants est une pratique génocidaire puisqu’il s’agit d’effacer l’identité d’un peuple et d’une nation.
Volodymyr Yermolenko
Vous paraît-il réaliste d’imaginer que la Russie pourrait être vaincue sur le registre de l’économie et des sanctions étant donné qu’elle est de plus en plus isolée économiquement et vassalisée par la Chine ?
La Grande Conversation
Face à la Russie, la coopération n’est pas possible. Depuis les années 2000, le pouvoir russe conceptualise le monde actuel dans des termes guerriers. Les documents officiels sont remplis de termes comme la “guerre économique” ou la “guerre d’information”. Quand l’Europe et l’OTAN parlent de coopération avec la Russie qui cherche la guerre, ils ne se parlent pas la même langue. Si les Russes continuent à vendre leur pétrole, ils utilisent cet argent pour fabriquer des armes contre les Ukrainiens : c’est bien d’une guerre économique dont il s’agit ! Lorsque les Ukrainiens discutaient de guerre énergétique avec les Allemands, ces derniers ne voulaient pas comprendre ce qui était en jeu. Par conséquent, nous avons pris du retard et la Russie a déployé tous ses instruments de guerre hybride. Nous sommes donc contraints d’explorer toutes les options, y compris celles des sanctions économiques. Le problème avec ces sanctions est que la Russie trouve d’autres marchés en Chine ou en Inde par exemple. L’Occident n’est plus capable de contrôler le monde par sa seule puissance économique comme c’était le cas avant. Cependant, j’ai l’impression que les pays occidentaux ne sont pas allés au bout de ces sanctions économiques car ils pourraient aussi faire pression sur la Chine ou l’Inde. Les banques chinoises sont de plus en plus réticentes à développer des relations avec les Russes : ce type de sanction économique peut avoir des effets ! Nous attendons aussi de l’Union européenne qu’elle confisque les réservoirs monétaires russes, c’est-à-dire les centaines de millions de dollars accumulés, surtout en Belgique. Cet argent russe pourrait être utilisé directement pour financer la défense ukrainienne.
Cette guerre est complètement asymétrique. D’un côté, les Russes sont prêts à sacrifier un nombre très élevé de citoyens. De notre côté, il nous faut inventer une autre façon de faire la guerre axée sur l’effort technologique, pour sauver le plus de vies humaines possible. Certes, l’Europe développe de nombreuses technologies, mais nous sommes plutôt mauvais sur les technologies de guerre. Ces dernières évoluent au rythme du champ de bataille et de nouvelles technologies sont sans cesse développées. La Russie, qui est relativement peu dotée de ce type de ressources, est aidée par la Chine et s’améliore sur ces questions.
Volodymyr Yermolenko
Dès le début de la guerre, la Pologne a exprimé son soutien et a accueilli beaucoup d’Ukrainiens. Néanmoins, les relations entre les deux pays sont plutôt tendues récemment. La Pologne a pris des mesures pour limiter drastiquement l’importation de produits agricoles et le parti d’extrême-droite Confédération a instrumentalisé les tensions avec l’Ukraine pour gagner des électeurs en Pologne. Comment l’Ukraine perçoit-elle son voisin polonais ?
La Grande Conversation
Nous sommes dans une situation ambiguë. Certains polonais refusent les importations ukrainiennes et d’autres s’engagent dans l’armée ukrainienne pour se battre contre la Russie. Le blocage des exportations a été très mal reçu en Ukraine car cela faisait symboliquement écho à l’Holodomor, la grande famine stalinienne. En même temps, en février et mars 2022, le niveau d’engagement des Polonais a été absolument remarquable et les Ukrainiens en restent très reconnaissants. Environ 2 millions d’Ukrainiens se sont installés en Pologne et ont été intégrés à la société polonaise. Aujourd’hui, ils pourraient devenir une force politique en Pologne. En tout cas, la Pologne reste un allié très fort de l’Ukraine. L’élection de Donald Tusk en 2023 a été perçue avec beaucoup d’optimisme car le Parti Droit et Justice, avec Jarosław Kaczyński à sa tête, est très critiqué en Ukraine, notamment pour sa politique mémorielle.
Néanmoins, les questions économiques, particulièrement agricoles, risquent de susciter des désaccords surtout avec l’enjeu de l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne. De fait, le secteur agricole ukrainien est une menace pour l’agriculture des autres pays de l’Union. Ces enjeux politico-économiques doivent être pensés car, quoi qu’il arrive, l’exportation ukrainienne représente déjà une part importante des échanges réalisés au sein du marché unique européen.
Volodymyr Yermolenko
Quand viendra le moment des négociations, la question du partage territorial se posera. Dans les premiers mois de la guerre, Zelenski disait que les vies importaient plus que ces territoires mais ce discours a, peu à peu, disparu. Y a-t-il un débat public sur le retour à l’intégrité territoriale initiale, d’avant 2014 ?
La Grande Conversation
C’est une question essentielle mais très difficile. On entend beaucoup de références à des négociations qui ont eu lieu en mars 2022 et qui, selon les Russes, auraient pu mettre fin à la guerre. Rien n’indique que les autorités russes ont participé à ces discussions avec la sérieuse intention de mettre un terme à leur action militaire à cette date. Les Russes ont actuellement intérêt à rejeter la responsabilité de l’échec de ces négociations sur les Ukrainiens et les Occidentaux.
En ce qui concerne les futures négociations, il est clair depuis 2014 que les Ukrainiens sont face à un choix très difficile : la souveraineté ou l’intégrité territoriale. Est-il réaliste de vouloir reprendre les territoires qu’on a perdus ou faut-il protéger le reste de notre territoire et les vies humaines ?
Si aujourd’hui, des négociations pour fixer les frontières s’ouvraient, les débats seraient très complexes. Il s’agirait de décider d’un partage du territoire mais quel partage ? Le partage de l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale passait par des frontières claires, négociées entre les alliés. Ici, l’Ukraine n’est pas l’agresseur et ne va pas reconnaître ces nouvelles frontières comme l’avait fait l’Allemagne. Notre président est garant de l’intégrité territoriale et il ne peut pas accepter de nouvelles frontières. On nous cite aussi l’exemple du partage de la Corée mais il a fonctionné parce qu’une partie était protégé par l’armée étasunienne et l’autre par l’armée chinoise. L’Occident est-il prêt à garantir l’inviolabilité de nos frontières ?
Les frontières seront donc décidées de facto. Les Russes ont annexé des territoires ukrainiens et ils ont inscrit en 2022 dans leur constitution que ces territoires sont désormais russes : la Crimée, la région Louhansk, la région de Donetsk qui est loin d’être entièrement contrôlée par les Russes, la région de Kherson dont le centre est sous contrôle ukrainien et la région de Zaporijia dont le centre est aussi sous contrôle ukrainien. Selon eux, ces territoires sont donc “occupés” par les Ukrainiens – c’est une schizophrénie tragique !
Même si ces négociations ont lieu, il n’est pas certain que la guerre s’arrête. C’est ce qu’il s’est passé avec les accords de Minsk : les dirigeants français et allemands ont été instrumentalisés par Poutine qui a suspendu la guerre pour mieux se préparer à de nouvelles offensives.
Volodymyr Yermolenko