Ce que la gauche française pourrait apprendre du Labour et du Parti démocrate américain

Ce que la gauche française pourrait apprendre du Labour et du Parti démocrate américain
Publié le 1 novembre 2024
La concomitance au cours de l’année 2024 de scrutins décisifs au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et en France offre l’occasion de comparer les programmes économiques des partis progressistes de part et d’autre de l’Atlantique et de la Manche. Cet exercice met en exergue les singularités de la gauche française, notamment son manque d’intérêt pour la production de richesse, l’innovation et la compétitivité.
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« God save the Left ! » avait tweeté Olivier Faure le 4 juillet dernier, au lendemain de la victoire du Labour aux élections législatives et à quatre jours du second tour de celles qui se déroulaient en France. Les critiques du premier secrétaire du Parti socialiste en avaient alors immédiatement profité, en pleine campagne électorale, pour souligner les différences entre le programme du Nouveau Front Populaire (NFP) et celui du Labour1. De fait, au-delà de la simple politesse politique, ce message interroge : qu’ont en commun un Parti socialiste pleinement intégré au NFP, et en partie sous la domination de la France insoumise, et un parti travailliste britannique qui a recentré son discours depuis 2020, après cinq années de leadership radical de Jeremy Corbyn et quatorze longues années dans l’opposition ?

2024 étant une année particulièrement riche en élections, notre comparaison intègre également le programme économique de la candidate démocrate à la présidence des Etats-Unis Kamala Harris. La concomitance des scrutins britannique et français, la proximité avec l’élection présidentielle américaine et le caractère unifié du programme de la gauche française nous offrent donc une opportunité unique – presque historique – de mesurer les divergences et les convergences entre les uns et les autres. Nous proposons de conduire ici l’exercice dans le champ exclusif des politiques économiques.

« La première mission du Labour au gouvernement sera de faire croître notre économie. » Cette phrase, écrite noir sur blanc dans le programme des travaillistes, résume à elle seule ce qui est peut-être le champ sur lequel les gauches, française et britannique, divergent le plus : le rapport à l’activité économique, à la croissance et à l’entreprise2. Quelles sont concrètement les mesures que proposent l’une et l’autre formation politique pour décliner cette vision ? Que disent ces différences de la réflexion économique du Parti socialiste français ?

Au-delà de leurs différences – et de leur rivalité historique – le Royaume-Uni reste, encore aujourd’hui, un des pays du monde les plus comparables à la France. Cela est vrai non seulement en termes de taille démographique et de niveau de richesse3, mais aussi de défis économiques : endettement public élevé (plus de 100 % du PIB dans les deux pays), ralentissement de la croissance et de la productivité ces dernières années, désindustrialisation depuis plusieurs décennies, etc. Malgré les différences, très importantes, entre les économies française et britannique d’une part, et américaine d’autre part, les mesures détaillées du programme économique de la candidate démocrate pourront également éclairer notre analyse, d’autant que de nombreux défis sont communs avec ceux de l’Europe : désindustrialisation, lutte contre l’inflation, niveaux élevés d’endettement public. Il faut tout de même rappeler d’emblée que le niveau de richesse des Etats-Unis est bien supérieur à celui de la France : le PIB par habitant des Etats-Unis représentait, en 2023, 1,8 fois celui de la France (1,3 fois en parité de pouvoir d’achat).

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Un mot de méthode avant de poursuivre. La comparaison des programmes économiques pose trois difficultés : d’une part, le programme du NFP, réalisé dans des conditions particulièrement précipitées, est nettement moins complet que ne le sont habituellement les programmes du Parti socialiste4 ; d’autre part, une partie de la politique économique de la France est en réalité décidée au niveau européen, ce qui n’a évidemment d’équivalent ni aux Etats-Unis, ni au Royaume-Uni depuis la mise en œuvre du Brexit ; enfin, même temporairement unifiée, la gauche française reste éclatée en quatre partis différents. Nous complétons donc, lorsque cela est pertinent, l’analyse du programme du NFP par l’analyse des programmes des partis de gauche aux élections européennes, en nous concentrant sur celui de la liste conduite par Raphaël Glucksmann5.

Comme déjà indiqué supra, cette comparaison se limitera aux dimensions économiques des programmes6, à partir des documents programmatiques des différents partis7. Elle nous offre déjà la matière à cinq enseignements, qui structureront cette note :

  • Le programme du NFP se distingue par un soutien à l’activité exclusivement porté par la demande, contrairement aux programmes travailliste et démocrate, qui insistent sur le soutien à l’offre ;
  • La réindustrialisation est un objectif affiché par les trois partis mais les mesures proposées diffèrent : Labour et Démocrates insistent sur les grands programmes d’investissement dans les infrastructures, quand les mesures de la gauche française diffèrent significativement – et leur lien effectif avec la réindustrialisation n’a rien d’évident ;
  • Constat peut-être le plus surprenant de cette comparaison, le soutien à l’innovation est quasiment absent du programme du NFP, alors qu’il est central dans les deux autres programmes, qui insistent notamment sur l’intelligence artificielle ;
  • Plus que tout autre aspect, le rapport au commerce international et à la mondialisation montre l’écart béant entre, d’un côté, le réalisme des visions économiques du Labour et des Démocrates, et la myopie de celle du NFP ;
  • Enfin, alors qu’elle était au cœur de toutes les attentions des progressistes après la grande crise de 2007-2008, la finance ne semble plus être l’ennemie de personne aujourd’hui.

A l’heure où l’Union européenne prend conscience des défis à surmonter pour éviter le décrochage productif de son économie – aidée en cela par l’analyse de Mario Draghi8 – la comparaison des programmes de gauche de part et d’autre de l’Atlantique et de la Manche s’avère cruelle pour le NFP. En conclusion, nous appelons à une mise à jour économique de la gauche française sur trois axes : i) la gauche doit davantage travailler sur le soutien à la production de richesse ; ii) elle doit notamment faire des propositions sur les politiques publiques à même de renforcer la productivité, en particulier les politiques d’éducation et d’innovation ; iii) enfin, elle doit avoir une attitude plus réaliste vis-à-vis de la mondialisation des échanges.

1. Le NFP et la demande magique

Alors que, comme nous l’avons dit, les situations économiques du Royaume-Uni et de la France présentent de très nombreuses similitudes, il est frappant de constater que la philosophie qui sous-tend le programme économique de leurs principaux partis de gauche est radicalement différente : croissance au cœur du programme pour le Labour, équilibre entre lutte contre l’inflation et soutien à l’entrepreneuriat pour les Démocrates et, pour le NFP, une stratégie plus floue essentiellement basée sur un choc de demande.

Le programme du NFP est construit en trois parties (« 15 premiers jours », « 100 premiers jours », « mois suivants »), chacune étant introduite par un préambule qui en détaille la philosophie générale. S’agissant des enjeux socio-économiques, deux éléments de diagnostic dominent : l’urgence sociale et l’urgence écologique. Si cette dernière fait l’objet de mesures limitées et vagues, le programme insiste surtout sur la première, avec une stratégie fiscale et normative (avec notamment une hausse importante du SMIC et le blocage des prix) clairement dessinée. Aucun diagnostic relatif à l’appareil productif n’est clairement posé, le programme du NFP semblant ainsi tout miser sur la relance de la demande, cohérente avec ses mesures d’urgence sociale : augmentation du SMIC de 200 € mensuel, baisses d’impôt massives sur la classe moyenne (financées par une forte hausse des prélèvements sur les plus aisés, qui consomment une part moins importante de leur revenus), dans une rupture affichée avec le « politique de l’offre » d’Emmanuel Macron. En cohérence, le PS et le NFP citent exclusivement des mesures directement liées à l’activité productive marchande pour proposer une contrainte sur celles-ci (conditionnalité des aides aux entreprises, par exemple). Par magie, en quelque sorte, les objectifs économiques et sociaux s’aligneraient parfaitement. Comme l’ont souligné de nombreux économistes9, cette stratégie est en réalité particulièrement risquée : tout miser sur la demande via des mesures de redistribution qui renchérissent le coût du travail et dégradent le solde public, c’est prendre le risque d’un choc négatif soudain sur la compétitivité des entreprises françaises et de saper les moyens d’intervention de l’Etat pour soutenir la productivité.

La différence est marquée avec le Labour, qui fait de la croissance l’objectif principal de son programme (« la première mission du Labour au gouvernement sera de faire croître notre économie »). Rachel Reeves, désormais chancelière de l’échiquier (Ministre des finances) au Royaume-Uni, avait ainsi élaboré la vision économique du labour autour de la « sécuronomie » comme base de la gestion de l’économie10. La « stabilité »11 est au cœur de cette approche qui valorise un « dividende de l’ennui » (« dulness dividend »12) : la stabilité aide les entreprises, les organisations du secteur public et les citoyens à prendre des décisions de long terme – à contrepied de ce que l’on pourrait attendre d’un gouvernement de gauche dans l’opposition depuis 14 ans, et à contrepied du NFP promettant de « tout changer13 ».

Le Labour semble avoir ainsi pris la mesure des défis macroéconomiques auquel le Royaume-Uni fait face dans son chapitre « Kickstart economic growth », en particulier s’agissant de la productivité en berne (le mot, absent du programme du NFP et de R. Glucksmann, apparaît trois fois dans le programme du Labour). Le Labour indique ainsi explicitement que la régulation économique doit soutenir la croissance et l’investissement, favoriser la concurrence, profiter aux consommateurs et permettre l’innovation.

Le programme des Démocrates américains propose un diagnostic avec des objectifs moins hiérarchisés mais assez bien résumé par le sous-titre de leur programme économique : « A Plan to Lower Costs and Create an Opportunity Economy ». La philosophie du programme économique de Kamala Harris offre ainsi un bon exemple d’équilibre entre soutien au pouvoir d’achat de la classe moyenne et promotion de la croissance, à l’image des deux grandes parties de son programme14 – cet équilibre étant bien entendu plus aisé à trouver dans une économie américaine nettement plus productive que les économies européennes. Notons au passage que les Démocrates proposent, en plus de leur programme, un document de 82 pages uniquement centré sur le programme économique : ce document est à lui seul environ 30 % plus long que les programmes du NFP aux législatives et du PS/Place publique aux européennes réunis (dont une partie seulement traite des questions économiques)15.

Comme dans le programme du NFP, le programme des Démocrates comprend donc un volet important de soutien direct au pouvoir d’achat de la classe moyenne via des mesures fiscales etdes crédits d’impôts importants pour la classe moyenne, d’une part, et, de l’autre, des mesures sectorielles visant à limiter la hausse des prix, notamment dans l’alimentation, la santé et l’énergie (loi contre l’augmentation déraisonnable des prix, lutte contre les fraudes). On peut toutefois noter deux limites à ce rapprochement des politiques démocrates et du NFP en matière de relance par le pouvoir d’achat :

  • d’une part si, comme pour le NFP, le financement de cette baisse d’impôt sur la classe moyenne repose sur une hausse d’impôt sur les entreprises et les plus hauts revenus, celle-ci préserve l’essentiel des classes aisées puisque le programme de Kamala Harris s’engage à ce que les impôts n’augmentent pas pour les revenus inférieurs à 400 000 $ (358 000 euros16) par an, soit une garantie de non-augmentation pour environ 98 % de la population environ (contre 80 % de la population pour le programme fiscal du NFP) ; il faut par ailleurs rappeler que les inégalités de revenus sont beaucoup plus importantes aux Etats-Unis qu’en France17
  • d’autre part, l’effet d’une relance par le pouvoir d’achat dépend étroitement la situation économique des deux pays, et en particulier de leur position extérieure : l’effet sur l’activité – et en particulier sur l’industrie – d’une relance par la demande des ménages en France, où les deux tiers  des biens manufacturés et énergétiques sont produits hors de France, risque d’être moindre qu’aux Etats-Unis où un peu plus de la moitié de ces biens sont produits dans le pays18. Pour le dire autrement, en France, elle risque de profiter pour une large part à nos concurrents étrangers.

Malgré ces différences importantes, on peut, pour finir, signaler un point commun, qui sera l’objet de la partie suivante : le constat de la désindustrialisation et la nécessité d’une réindustrialisation, largement partagés par les trois programmes étudiés.

2. La réindustrialisation : face à l’Inflation Reduction Act et au National Wealth Fund, les mesures confuses du NFP

Face à la désindustrialisation qu’ont connue les trois pays étudiés19, les trois programmes proposent logiquement des plans de réindustrialisation, dans un contexte où cet objectif a été généralement mis à l’agenda de l’ensemble des dirigeants politiques ces dernières années, que ce soit via une politique de l’offre (dans les trois pays) ou via une politique protectionniste (notamment aux Etats-Unis face à la concurrence chinoise, initiée par D. Trump mais poursuivie par J. Biden). Mais ce qui frappe le lecteur des différents programmes, c’est la similitude des réponses du Labour et des Démocrates – un grand plan d’investissement dans les infrastructures publiques et des secteurs industriels clés – et les réponses nettement plus floues de la gauche française, même si elles le sont moins au niveau européen.

Le Labour prévoit ainsi un grand plan d’investissement dans les infrastructures, prévu pour être conçu en étroite collaboration avec les entreprises pour cartographier les problèmes auxquelles elles font face20 (par exemple délais de livraison liés aux infrastructures de transport dans certains territoires). Le Labour prévoit ainsi la création d’un nouveau « Fonds national de prospérité » (National Wealth Fund). Doté de 7,3 milliards de livres (8,7 milliards d’euros), ce fonds est destiné à investir dans 5 secteurs déterminés, détaillés dans le programme qui prend même soin de préciser les allocations par secteur définis21. On peut souligner l’effort de parcimonie, identifier les secteurs d’investissement permettant d’éviter le saupoudrage. Mais cette stratégie est bien entendu risquée électoralement (les représentants d’autres secteurs ne manquant pas de se considérer abandonnés) et socialement (elle nécessite d’assumer que d’autres secteurs en difficulté pourraient ne pas être soutenus par le fonds). Enfin, acteur quasi-inexistant en France mais important au Royaume-Uni, les fonds de pension sont vus par le Labour comme une source importante d’investissement dans l’économie réelle et le rôle de l’Etat est de les inciter à le faire davantage.

Pour les Démocrates, l’enjeu est de poursuivre la politique de soutien à l’industrie américaine entamée avec, comme pour le Labour, un programme d’investissements ciblés à travers Invest in America comprenant l’Inflation Reduction Act (paquet législatif engageant notamment près de 800 Md$ d’investissement sur plusieurs années, ciblés sur la politique climatique et l’efficacité énergétique), le Chips and Science Act (un programme de 280 Md$ d’investissement dans la recherche, l’innovation et la production de semi-conducteurs) et le Infrastructure Investment and Jobs Act (environ 600 Md$ d’investissement dans les infrastructures, notamment de transport et de télécommunication).

Ce dernier mérite qu’on s’y arrête : dans la continuité du mandat actuel de Joe Biden, les Démocrates annoncent s’inscrire en effet dans une grande « décennie de l’infrastructure » américaine, génératrice d’emplois par la demande qu’elle crée : une loi bipartisane sur les infrastructures a été adoptée et est à l’origine (d’après le parti Démocrate) de plus de 57 000 projets dans 4 500 communautés à travers le pays. Comme dans le programme du Labour, l’investissement dans les infrastructures est ciblé sur les transports et ses objectifs économiques et industriels sont largement mis en avant (à l’image du pont Blatnik, lien vital entre le Wisconsin et le Minnesota, dont le programme souligne qu’il transporte plus de 4 milliards de dollars de marchandises par an). Le programme mentionne toutefois des infrastructures bénéficiant plus directement au citoyen (amélioration de la qualité de l’eau, Internet Haut-débit dans tous les foyers, etc.)

Par comparaison, la liste des mesures associées à la reconstruction industrielle22, objectif affiché du programme du NFP, interroge puisqu‘elle tend plutôt à contraindre l’établissement d’activité économique : réalisation obligatoire d’un diagnostic des ressources naturelles avant implantation industrielle, encadrement de la sous-traitance (avec quotas de TPE/PME et artisanat local), conditionnement des aides aux entreprises au respect de critères environnementaux, sociaux et de lutte contre les discriminations, élargissement du droit d’intervention des salariés dans l’entreprise. Si ces mesures ont des objectifs sociaux, sociétaux ou environnementaux assez clairs et qui peuvent être vertueux, il paraît plus difficile d’argumenter qu’elles sont de nature à favoriser la réindustrialisation. Elles auraient même tendance à plomber encore plus la compétitivité des entreprises françaises, qui est déjà en berne. Le programme du NFP ne propose aucun diagnostic clair sur les infrastructures, se contentant d’évoquer un moratoire sur les grands projets d’infrastructures autoroutières et de reprendre le plan annoncé par E. Macron de services express régionaux, associé à une réouverture des petites lignes.

Notons toutefois la proposition très bienvenue d’adoption d’un plan national d’adaptation au changement climatique notamment pour les infrastructures, essentiel pour préparer l’avenir de certaines infrastructures critiques (routes, réseaux électriques et de télécommunication, etc.), pour assurer les services publics aux citoyens mais aussi pour l’appareil productif. Il faut noter ici que le programme européen de Raphaël Glucksmann est nettement plus riche sur les enjeux de réindustrialisation. Outre les mesures protectionnistes (cf. infra), il prévoit des plans d’investissement massifs : non seulement il reprend, en les détaillant, l’ambition d’assurer l’adaptation des infrastructures au changement climatique23, mais il propose également des plans d’investissement dans certains domaines clés : la mobilité (avec notamment le fret ferroviaire24), la rénovation énergétique des bâtiments, l’industrie pharmaceutique (avec notamment des propositions de convergence des prix des médicaments et le développement d’achats groupés), le renforcement des Projets importants d’intérêt européen commun (PIEEC), et surtout un plan de souveraineté et de transition énergétique de plus de 1000 milliards d’euros25.  Toutefois, compte tenu du rôle prépondérant des Etats membres dans ces plans (ne serait-ce que pour les financer et puis pour les mettre en œuvre), il est regrettable que ces idées soient – en dehors des enjeux d’adaptation – totalement absentes du programme du NFP. Ces idées se sont-elles perdues dans les quatre semaines qui ont séparé les élections européennes des élections législatives ? Ou bien ont-elles déplu aux partenaires Verts, communistes et Insoumis de l’alliance ?

Concluons cette partie consacrée à la réindustrialisation en soulignant un point commun : les trois partis insistent sur la nécessité d’un soutien spécifique aux petites et moyennes entreprises. Ils prévoient tous une série de simplifications pour les PME, à la fois du point de vue de la trésorerie et de l’accès au financement (prêt à taux zéro pour le NFP et pour les Démocrates, mesures contre les retards de paiement pour le Labour, etc.) et du point de vue de l’accès aux marchés publics (le programme du NFP prévoit de réserver une part des financements et de la commande publique aux PME européennes, et les Démocrates le fixent comme objectif). Mais les propositions du parti démocrate vont beaucoup plus loin, puisque le programme de K. Harris prévoit d’étendre la déduction fiscale dont bénéficient actuellement la première année les entrepreneurs qui créent une entreprise, en faisant passer le seuil des dépenses éligibles de 5 000 $ (4 480 €) à 50 000 $ (44 800 €), soit un crédit d’impôt très important pour favoriser l’entrepreneuriat.

3. Commerce international et protectionnisme : les approches du Labour et du NFP aux antipodes

La question de l’ouverture commerciale est celle sur laquelle vraisemblablement les programmes politiques sont le plus explicitement orthogonaux. Mais on peut commencer par un élément qui les rapproche : l’objectif de relocaliser une partie de la production industrielle et celui de garantir une meilleure sécurité d’approvisionnement. Mais là où ces deux objectifs passent, pour les partis progressistes britannique et américain, par une stratégie équilibrée entre soutien à l’industrie locale par la demande publique, amélioration de l’environnement économique et maintien d’un degré élevé d’ouverture commerciale, le programme du NFP promeut clairement le protectionnisme.

Le Labour met ainsi en avant le caractère positif du commerce international pour la société et l’économie (il est même vu comme une « fierté »), source de croissance et de bien-être pour les consommateurs et de prospérité pour toutes les nations qui composent le Royaume-Uni (Angleterre, Ecosse, Pays de Galles et Irlande du Nord). Ainsi, le Labour prévoit de conclure de nouveaux accords commerciaux, globaux ou sectoriels (notamment en matière de services, où se situe une grande partie des avantages comparatifs du Royaume-Uni). L’accès aux marchés internationaux y est également vu comme une source de soft power permettant de favoriser les normes les plus élevées, notamment en matière de production alimentaire. Le Labour cite notamment les Etats-Unis et l’Inde comme des partenaires avec lesquels il sera bénéfique de renforcer encore les liens commerciaux, ainsi que les pays du Golfe. Il faut toutefois signaler la situation très spécifique dans laquelle se trouve le Royaume-Uni : avec Brexit, le Royaume‑Uni a connu un choc de fermeture commerciale sans précédent, puisque de nouvelles contraintes sont apparues quasiment du jour au lendemain avec l’entrée en vigueur de l’accord de commerce et de coopération avec l’Union européenne, le 1er janvier 2021. Le besoin d’assurer des débouchées pour les entreprises britanniques hors de l’Union européenne et donc l’intérêt de passer des accords commerciaux avec le reste du monde est donc nettement plus accentué au Royaume-Uni qu’en Union européenne.

L’approche de cette question par le programme démocrate est plus mitigée. Le programme rappelle que le commerce international doit favoriser les travailleurs et la classe moyenne et contribuer à établir des normes élevées en matière de travail, de pratiques environnementales, de technologies de confiance et de bonne gouvernance. Mais, une fois posés ces garde-fou théoriques – et vagues en dehors de la mention explicite des sanctions tarifaires ciblées sur la Chine –, le programme rappelle l’importance du commerce notamment avec les alliés des Etats-Unis, pour garantir la sécurité d’approvisionnement et renforcer les liens diplomatiques. Il valorise notamment les accords de partenariat (avec les pays indopacifiques notamment), les accords commerciaux (avec le Kenya par exemple) ou les initiatives ciblées sur la technologie (comme le Conseil Commerce et Technologie entre les Etats-Unis et l’Union européenne ou des initiatives conjointes avec l’Inde, Singapour ou encore la Corée du Sud). Il faut toutefois souligner le caractère peu coopératif de l’Inflation Reduction Act (IRA), qui s’inscrit, de ce point de vue, dans la continuité d’une politique commerciale américaine devenue progressivement moins coopérative ces dernières années, tant sur le plan bilatéral, notamment vis-à-vis de la Chine, que sur le plan multilatéral, avec une défiance toujours plus grande vis-à-vis des règles de l’Organisation mondiale du commerce – dynamique qui avait été entamée sous l’administration Obama mais qui s’est considérablement accélérée depuis le mandat de Donald Trump.

Dans ce contexte, l’Union européenne demeure probablement le dernier acteur mondial attaché formellement aux principes du libre-échange même si l’on constate, en Europe également, une évolution doctrinale depuis le mandat d’Ursula Von Der Leyen (mise en avant du concept d’ « autonomie stratégique », durcissement du discours vis-à-vis non seulement de la Chine mais aussi des Etats-Unis, renforcement de l’arsenal législatif de défense commerciale, augmentation des droits de douane sur les véhicules électriques chinois, etc.). Cela pourrait, en apparence, donner raison à une position, traditionnelle à gauche, de prudence vis-à-vis de la politique commerciale. Toutefois, la position du NFP semble se limiter à critiquer des accords ou à instaurer des barrières simples, voire simplistes : la position du Nouveau Front Populaire, clairement orthogonale à celles du Labour et des Démocrates, conduit tout simplement à mettre fin aux traités de libre-échange. Le programme ne précise pas s’il s’agit des traités actuellement en vigueur26 ou des traités en cours de négociation27 ou de ratification, mais il propose explicitement d’annuler l’accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne (CETA) et de renoncer à celui avec les pays du Mercosur28. Il propose, plus encore, d’instaurer un protectionnisme écologique et social aux frontières. Face à une concurrence commerciale qui se poursuit et devient même plus agressive, le rejet en bloc de l’ouverture commerciale empêche la gauche française de réfléchir à des stratégies plus élaborées, en s’exprimant par exemple plus clairement sur les implications du Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, en profitant de l’ « effet Bruxelles » (l’adoption, théorisée par l’économiste Anu Bradford, par des pays hors UE, des normes européennes, afin de faciliter leur accès au marché européen), ou en renforçant les clauses miroirs. On retrouve certaines de ces propositions dans le programme européen de Raphaël Glucksmann, mais celui-ci fait tout de même, comme le NFP29, de la relocalisation un axe clé de son programme, avec une liste de mesures allant du refus de tout nouvel accord commercial, à une priorité donnée aux produits et services européens non seulement pour tous les marchés publics mais également comme condition à toute subvention publique, prix garanti et autres formes de soutien.

4. L’innovation : un mot absent du programme du NFP

Un des points d’alerte essentiel du récent rapport remis par Mario Draghi30 sur le futur économique de l’Europe est le décrochage du continent européen en matière d’innovation, notamment vis-à-vis de la Chine. Si le Labour semble avoir pris la mesure de ce défi, et si les Démocrates placent le maintien de la domination américaine dans ce domaine au cœur de leur programme économique depuis déjà quatre ans, le NFP semble beaucoup plus indifférent à cette question – le mot est d’ailleurs absent du programme.

Le programme des Démocrates insiste sur la progression du financement public de la R&D sous le mandat Biden. Les Etats-Unis ont ainsi lancé une agence de projets de recherche pour la santé (ARPA-H) en 2022. Les Démocrates écrivent noir sur blanc, dans leur projet, l’objectif de renvoyer des Américains sur la Lune et d’en envoyer sur Mars. Ils citent également l’intelligence artificielle (cf. encadré), les biotechnologies, l’informatique quantique et les matériaux avancés…

Le Labour quant à lui insiste sur l’innovation comme relai de croissance de long-terme, horizon d’action publique qu’il souhaite encore renforcer via des budgets décennaux et un travail étroit entre l’industrie et l’Université. Surtout, le Labour prévoit la création d’un nouveau bureau de l’innovation réglementaire, qui regroupera les fonctions existant déjà au sein du gouvernement afin d’aider les régulateurs à actualiser la réglementation, à accélérer les délais d’approbation et à coordonner les questions qui dépassent les frontières existantes ; le tout ayant pour objectif d’éviter que les réglementations actuelles représentent un frein à l’innovation.

Le NFP, de son côté, propose de faire une loi de programmation de la recherche plus ambitieuse, en cohérence avec le retard de la France en matière de ressources consacré à la R&D (2,2 % du PIB en 2021 contre un objectif de 3 % auquel s’est engagée la France au niveau européen). Mais le programme s’arrête là sur le sujet : le terme « innovation » n’y est pas mentionné et aucune solution n’est proposée pour ralentir le retard croissant en la matière entre l’UE d’une part et les Etats-Unis et la Chine d’autre part. Les programmes des élections européennes ne sont pas beaucoup plus riches en la matière – en dehors de la question spécifique de l’intelligence artificielle (cf. encadré), les partis se contentant d’aspirer à une meilleure redirection de l’innovation (vers la transition écologique, vers les PME31).

Encadré. IA : prochaine frontière technologique ou menace structurelle pour la démocratie (ou les deux) ?
Il est encore tôt, moins de deux ans après le lancement de ChatGPT, en novembre 2022, pour juger de la centralité de l’intelligence artificielle dans l’innovation, les gains de productivité et mêmes les enjeux démocratiques et sociaux de demain. Pourtant, preuve  qu’elle est considérée comme un enjeu majeur, l’IA est présente dans les programmes politiques de 2024 (si elle est absente du programme du NFP, l’intelligence artificielle est en revanche mentionnée dans chacun des trois programmes principaux des partis de gauche aux européennes).
Des deux côtés de la Manche et de l’Atlantique, les risques associés à l’émergence de cette technologie sont pointés, dans des mesures différentes. En revanche les gains potentiels et le rôle de la puissance publique pour favoriser l’innovation dans ce domaine, sont très présents dans les programmes du Labour et des Démocrates, et quasiment absents dans les programmes de la gauche française.
Pour le Labour, la stratégie industrielle britannique doit soutenir le développement du secteur de l’intelligence artificielle (IA) et encourager l’installation de nouveaux centres de données, tout en prévoyant une réglementation contraignante pour les modèles d’IA les plus puissants.
Le programme démocrate insiste davantage sur les aspects défensifs mais dans un contexte où la suprématie des Etats-Unis en matière de nouvelles technologies, et en particulier de l’IA, est, à ce stade, assurée. Le programme démocrate prévoit ainsi, au fur et à mesure de l’augmentation des capacités de l’IA, ses implications pour les droits, la sécurité et la sûreté des Américains, ainsi qu’en termes de droit du travail et de lutte contre les discriminations. Il plaide tout de même clairement en faveur d’un développement de l’IA en donnant priorité au financement de la recherche et du développement qui vont dans le sens d’une IA sûre et sécurisée et plaide également pour intégrer l’IA à l’administration, notamment en formant les agents et responsables publics et en recrutant des talents dans cette perspective. Le programme du NFP ne mentionne l’intelligence artificielle que sous l’angle de l’encadrement et de la restriction32. S’il est évident – et les programmes démocrate et travailliste le signalent – que cette nouvelle technologie doit être encadrée, il est regrettable que les opportunités économiques associées – et la demande d’accompagnement par la puissance publique qui va avec – ne soit pas intégrée à la réflexion de la gauche française. La lecture des programmes européens confirme cette approche restrictive. Sans même évoquer les programmes de EELV33 et de LFI34,  le programme du Parti Socialiste ne mentionne qu’un « accord international sur l’intelligence artificielle », aux contours flous, et l’engagement, à l’échelle européenne, d’une réflexion commune sur les intelligences artificielles dans le secteur culturel et artistique, avec une approche restrictive (protection du droit d’auteur, coût environnemental des intelligences artificielles, etc.).

5.  La finance n’est plus l’ennemi de personne

Il est intéressant de constater que le secteur financier n’est plus du tout, comme c’était le cas dans les années  post-crise financière de 2007-2008 et la chute de la banque Lehman Brothers, au cœur des programmes des partis progressistes, que ce soit en France, au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis.

Le Labour axe son programme en la matière sur l’exigence que les fonds de pension alignent leurs investissements sur les objectifs climatiques de l’Accord de Paris. Mais, compte tenu de l’importance du secteur pour le Royaume-Uni, il prévoit également de promouvoir l’innovation dans les services financiers. Les propositions du parti démocrate s’agissant du secteur financier sont limitées, essentiellement tournée vers un meilleur accès pour les PME.

Le NFP propose essentiellement des mesures qui existent déjà35, et notamment la création d’un pôle public bancaire s’appuyant sur la caisse des dépôts et la banque publique d’investissement, avec pour objectif « d’affecter la collecte de l’épargne réglementée vers les besoins sociaux et écologiques ». On voit mal la différence ou la valeur ajoutée par rapport à ce que font déjà ces deux institutions.

Au final, aucun des partis étudiés ici ne semble avoir consacré une place importante de sa réflexion au secteur bancaire ou assurantiel, alors même que de nombreux défis existent : évolution du secteur assurantiel face au changement climatique, encadrement du shadow banking, transition digitale du secteur et, bien sûr, pour la France, approfondissement de l’Union bancaire et de l’Union des marchés de capitaux, clés pour le développement économique européen comme l’indique Mario Draghi dans son rapport de septembre 202436.

Conclusion

La gauche française a besoin d’une mise à jour urgente de son logiciel économique. Elle a même besoin de comprendre qu’il faut créer de la richesse pour pouvoir ensuite la redistribuer. Ces dernières années, elle a régressé. Face à une économie mondiale en constante évolution, il est crucial d’adopter des politiques innovantes et pragmatiques.

Dans le contexte d’une compétition internationale toujours plus intense et face à des révolutions industrielles majeures, la France, fait face à un risque de décrochage économique vis-à-vis notamment des Etats-Unis et de la Chine. Ce décrochage est facteur de risques pour les piliers de la social-démocratie : conditions de vie des travailleurs, souveraineté, vie démocratique, sécurité, conditions de mise en œuvre de la transition écologique, etc. Il est impératif pour les acteurs progressistes en France de ne pas se laisser entraîner dans une rétrospective stérile ou de croire qu’ils peuvent se soustraire aux enjeux contemporains. Leur responsabilité consiste plutôt à développer des stratégies adéquates pour s’affirmer et défendre leurs intérêts. Cela inclut la préservation de la compétitivité, l’amélioration de la productivité et le renforcement des capacités d’innovation, qu’il faut que la gauche parvienne à voir comme des opportunités à saisir ou des défis à relever pour renforcer la justice sociale et améliorer les conditions de vie des travailleurs. Ignorer ces aspects, c’est condamner la France à un décrochage économique par rapport à ses voisins européens.

Il est intéressant de noter que le programme de François Hollande en 2012 et la politique menée durant son mandat prenaient davantage en compte ces aspects. Sous sa présidence, des efforts ont été faits pour améliorer la compétitivité et la productivité, notamment à travers le Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi (CICE). Ces mesures visaient à soutenir les entreprises tout en maintenant un équilibre avec les objectifs sociaux. En comparaison, le Parti Socialiste actuel semble avoir perdu de vue ces priorités, se focalisant davantage sur des approches protectionnistes et moins sur l’innovation et l’ouverture économique.

La gauche doit donc renouer avec un projet politique qui allie croissance économique et progrès social. Cette mise à jour est essentielle pour élaborer un programme économique ambitieux, capable de répondre aux défis du XXIe siècle.

Trois enseignements majeurs pour la gauche française ressortent de notre comparaison :

  • « C’est (aussi) la taille (du gâteau) qui compte » : il est urgent que la gauche française se dote d’un diagnostic sur la situation productive du pays, afin d’articuler des propositions à la fois cohérentes avec ce diagnostic et son ambition sociale et notamment redistributive. Le programme du Labour montre que cela est possible.
  • L’objectif d’amélioration de la productivité, condition non suffisante mais nécessaire pour stopper le décrochage vis-à-vis de nos voisins mais aussi et surtout pour améliorer durablement les conditions de vie des travailleurs, doit être au cœur du programme économique de la gauche. Son absence – et donc celle de politiques d’innovation et d’éducation – est coupable.
  • La gauche française doit faire la paix avec les trois « C » : compétitivité, concurrence et commerce international ; entre déni de la mondialisation et désir de protectionnisme, elle ne propose ni une fermeture ni de faire face réellement à l’interdépendance économique créée par l’internationalisation des échanges.

Ce sont trois conditions pour enrichir un programme économique notoirement lacunaire sur ces enjeux. Si la gauche ne parvient pas à élaborer un programme économique plus réaliste, elle risque de perdre en crédibilité et de se fermer durablement l’accès au pouvoir. Un programme économique déconnecté des réalités actuelles ne convaincra ni les électeurs, ni les acteurs économiques. De plus, même si elle parvenait à accéder au pouvoir, elle serait rapidement confrontée à des déceptions et à l’obligation d’abandonner sa politique. En effet, sans une production de richesse suffisante, les promesses sociales ne pourraient pas être tenues. Les politiques de redistribution et d’amélioration des conditions de vie des travailleurs nécessitent une base économique solide. Sans cela, les ambitions sociales resteraient lettre morte, entraînant frustration et désillusion parmi les électeurs. Il est donc impératif pour la gauche de réviser son approche économique, en intégrant des mesures favorisant la compétitivité, l’innovation et l’ouverture au commerce international. Cela permettrait non seulement de gagner en crédibilité, mais aussi de garantir la mise en œuvre effective de son programme social. Les programmes du Labour et des Démocrates peuvent l’inspirer dans ce dessein.


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Camille Roussac