Contribution sur la réforme des retraites

Contribution sur la réforme des retraites
Publié le 22 mars 2023
Le texte de la loi retraite a été adopté, dans la douleur. Dans ce contexte, la présente contribution s’attache à examiner, sur la base des données publiées, notamment celles des scénarios retenus par le Conseil d’orientation des retraites (COR), si une réforme était nécessaire, sur quels principes elle aurait dû reposer et quelles options elle aurait dû privilégier.
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Introduction

Une réforme de notre système de retraites est incontestablement nécessaire, même en retenant les hypothèses du Conseil d’orientation sur les retraites (COR) sur la démographie, l’emploi et la croissance de la productivité, cette dernière étant particulièrement optimiste, selon de nombreux économistes. L’inaction ne conduirait pas seulement à 13 milliards d’euros de déficit en 2030, mais à un total de l’ordre de 120 milliards cumulés pour les dix prochaines années et 350 milliards pour les deux décennies qui viennent. À long terme, elle impliquerait une pression accrue sur le budget de l’État.

Il est vrai que le débat a été fort mal engagé, tant avec les partenaires sociaux qu’avec les parlementaires. Il importe de sortir des crispations qui ont menacé, jusqu’à la dernière minute, l’adoption de la réforme. Il faudra donc, même après l’adoption du texte par le Parlement, trouver le moyen de renouer le dialogue social avec les syndicats réformistes.

Mais avant d’y travailler, il importe de rechercher un consensus sur les contours à long terme de notre système de retraite, lequel devrait reposer sur quelques principes forts :

  • Un système universel où les conditions de cotisation et de prestations seront unifiées, aussi bien dans le secteur public que dans le privé ;
  • Une plus grande liberté pour choisir le moment de son départ, ce qui suppose la suppression de la notion même d’âge légal ;
  • Un maintien de la gestion paritaire, garante du consensus politique et social ;
  • Une responsabilisation des acteurs, articulant une protection de base décente exclusivement fondée sur la répartition avec une protection complémentaire reposant sur des mécanismes d’épargne, individuelle et collective, abondée par les employeurs ;
  • Des mesures d’accompagnement permettant d’accroître la productivité du travail ;
  • Des ajustements automatiques des durées de cotisation, tous les 3 à 5 ans, en fonction des données démographiques et économiques constatées, assortis de clauses de rendez-vous avec les partenaires sociaux, comme cela existe dans plusieurs pays européens ;
  • Un renforcement de la solidarité intergénérationnelle en faveur des plus jeunes.

Sous ces conditions, l’avenir de notre système serait préservé, compatible avec une économie redynamisée et garant d’un bon niveau de retraite pour les jeunes qui entrent dans la vie active.

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Un tel consensus faciliterait aussi l’élaboration, dès aujourd’hui, de mesures susceptibles d’être adoptées à court terme, après l’adoption de la loi, pour renouer le dialogue social :

  • Une meilleure prise en compte de la pénibilité, y compris via des mesures de prévention et des encouragements aux investissements permettant d’atténuer la souffrance au travail ;
  • Un début d’assouplissement du « couperet » que constitue l’âge légal de la retraite ;
  • Des contributions ciblées de la part des retraités les plus favorisés (les seuls, avec les bénéficiaires des régimes spéciaux à ne pas être soumis à des efforts de solidarité), afin que les jeunes n’aient pas le sentiment que tout est fait essentiellement en faveur des Boomers.

1. La réalité des chiffres : une reforme était-elle nécessaire ?

La réalité des chiffres, ce ne sont ni les approximations concernant le nombre des salariés censés ne pas atteindre 64 ans, ni le taux d’accidents du travail chez les seniors, ni les 25 années plaçant la France en tête des pays ayant l’espérance de vie en retraite la plus élevée du monde. Ce sont les données permettant d’établir si le financement des retraites crée ou non un risque de soutenabilité pour notre économie et nos finances publiques.

1.1. Les évolutions démographiques sont-elles préoccupantes ?

La diminution du ratio cotisants/retraités est, pour le COR, inéluctable, quels que soient les scénarios.

Évidemment, plusieurs scénarios sont possibles et de multiples opinions ont été émises sur les différentes hypothèses retenues par le COR. Certains ont considéré que lesdites hypothèses sont irréalistes. Le plus souvent, ces critiques portaient sur tel ou tel critère (par exemple le taux de mortalité ou celui des naissances ou les soldes migratoires), mais ne proposaient pas de simulations alternatives. Il s’agissait donc plus d’opinions que d’approches scientifiques.

Cela est d’autant plus vrai que les données figurant dans le rapport annuel du COR reprennent très largement une étude de l’INSEE concernant les perspectives de la population française à l’échéance de 2070, de sorte que les critiques formulées contre le COR, sur ces questions démographiques, devaient plutôt être adressées à l’INSEE.

L’INSEE simule différentes hypothèses, dont le scénario central retient que la population française (67,4 millions aujourd’hui) croîtrait jusqu’à 69,3 millions en 2044, pour décroître légèrement jusqu’à 68,1 millions en 2070 (0,7 million de plus qu’en 2021). Elle souligne que les hypothèses sur la fécondité et sur les migrations sont celles qui ont le plus d’impact sur la population finale : l’hypothèse basse (évolutions défavorables de la fécondité, de l’espérance de vie et du solde migratoire) conduirait à 58 millions d’habitants en 2070 et l’hypothèse haute (évolutions favorables de ces trois variables) à 79,1 millions. Il y a donc beaucoup de marge (plus de 20 millions d’habitants) entre les scénarios extrêmes.

Cependant, ce qui est le plus intéressant, dans l’étude de l’INSEE, c’est l’estimation des différentes tranches d’âge de la population à l’échéance 2070.

Dans le scénario central, le nombre d’habitants de plus de 75 ans devrait croître de 5,7 millions, tandis que celui des moins de 60 ans baisserait de 5 millions. Au total, selon le scénario le plus défavorable, 34% de la population de 2070 auraient 65 ans ou plus, alors que 49% auraient entre 20 et 64 ans. À supposer que 100% de la population des 20-64 ans soient des cotisants, ce qui est hautement improbable compte tenu de la durée des études, du chômage, du temps partiel et des interruptions d’activité, le ratio cotisants/retraités serait de 1,44, alors qu’il aurait atteint 2,67, en 2021, sur la même hypothèse théorique d’une activité de 100% des 20-65 ans.

Évidemment, si le taux de fécondité remonte à ce qu’il était à l’époque du Baby-Boom (3 enfants par femme, au lieu de 1,76 en 2022) ou si la France accueille chaque année 200 000 immigrés supplémentaires en âge de travailler (donc sensiblement plus d’individus, en pratique, compte tenu des règles du regroupement familial), les résultats changent considérablement. Mais qui pense que ce soit réaliste ?

Il n’apparaît donc pas déraisonnable de considérer, comme le fait le COR, de façon finalement assez prudente, que le ratio cotisants/retraités va diminuer sensiblement au cours des 50 prochaines années. Peut-être pas de moitié, comme pourrait le laisser craindre le scénario le plus négatif de l’INSEE, mais très significativement tout de même.

Malgré les incertitudes liées à ces simulations, il ne serait pas rationnel de les remettre radicalement en cause, au seul prétexte que les niveaux exacts de population ne sont pas démontrés à suffisance, pour chacune des étapes du prochain demi-siècle. Les commentateurs qui se cachent derrière ces difficultés de prédiction à moyen et long terme ne seront généralement plus là lorsqu’il s’agira de constater que nous nous sommes trompés. La seule solution prudente, face ce type d’incertitudes, reste de s’en tenir à un scénario moyen, quitte à expliquer qu’il devra être affiné au fil du temps.

D’autant que demeure l’hypothèse tout à fait sérieuse et validée par l’INSEE du scénario central selon lequel le rapport entre la population des 20-64 ans (soit l’essentiel de la population en âge de travailler) et celle des 65 ans et plus, baisserait à 1,76 en 2070 contre 2,67 en 2021.

Sur cette base, une réponse politique sérieuse consiste à adopter des décisions fondées sur des hypothèses réalistes (comme le font tous les prévisionnistes, sans explorer le détail de centaines de scénarios possibles), assorties de clauses de rendez-vous à échéances régulières (tous les 3 à 5 ans), mais également d’indexations « par défaut », via des ajustements automatiques de l’âge légal ou via l’ajout ou le retrait de trimestres de cotisations pour bénéficier du taux plein, sur la base de critères objectifs, tels que les ratios effectifs cotisants/bénéficiaires. Ces indexations par défaut, fondées sur les données réelles observées, pourraient être corrigées par voie de consensus avec les partenaires sociaux, mais s’appliqueraient automatiquement en l’absence de décision contraire. Une telle indexation automatique, mise en place dans certains pays qui prévoient une évolution des âges légaux en fonction des gains d’espérance de vie (Italie, Pays-Bas et Suède), permettrait d’éviter la répétition de psychodrames tous les cinq ans.

1.2. Les déficits annoncés sont-ils évalués de façon suffisamment fiable ?

1.2.1. Les simulations du COR

A. Sur le pourcentage du PIB consacré au financement des retraites

À titre de rappel, la part de notre PIB consacrée aux charges de retraites est passée, entre 1990 et 2019, de 10 % à 13,3 %. Aujourd’hui, elle tangente les 14 %, après avoir bondi à 15,9 % en 2020. Le COR considère que, sur la base de ses différents scénarios et notamment d’une augmentation des charges moindres que celle des recettes (voir ci-après 1.2.2.), le poids des retraites dans le PIB n’augmentera pas, voire diminuera à long terme. Il admet une hausse de cette part des dépenses de retraite dans le PIB, de 2028 à 2032, qui serait comprise entre 14,2 % et 14,7 %, mais pense qu’à plus long terme, c’est-à-dire entre 2032 et 2070, la part des dépenses de retraite dans la richesse nationale sera stable ou en diminution, malgré le vieillissement progressif de la population française.

La position exprimée par le COR s’appuie d’abord sur des hypothèses démographiques dont on a vu la sensibilité (point A., ci-dessus). Elle est également fondée sur une évolution des retraites, indexées sur l’inflation depuis 1993, beaucoup moins rapide que celle des cotisations qui suivent les revenus d’activité. Elle s’appuie surtout sur une croissance de la productivité du travail supérieure ou égale à 1% en moyenne annuelle, qui peut difficilement être considérée comme prudente. Le COR en tire la conclusion que la part du financement des retraites dans notre PIB restera proche de 14 % en 2070, si le taux de croissance annuel moyen de la productivité du travail est de l’ordre de 1 %, mais baissera à 13 % pour un taux de croissance annuel moyen de 1,3 %, voire tombera sous les 12 % si ce taux excède 1,8 %. Ces hypothèses doivent être considérées comme très optimistes, comme on le verra infra.

B. Sur l’équilibre général du système
À court et moyen terme

Dans son rapport annuel, le COR, après avoir relevé que le système de retraites a dégagé près de 900 millions d’excédent en 2021, considère que sa situation financière devrait se détériorer, de 2022 à 2032, « avec un déficit allant de -0,5 point de PIB à -0,8 point de PIB en fonction de la convention et du scénario retenu ». « Sur les 25 prochaines années », ajoute le COR « le système de retraite serait en moyenne déficitaire, quels que soient la convention et le scénario retenus ».

L’étude d’impact est plus parlante (elle s’exprime en milliards, plutôt qu’en sous-pourcentages de PIB) et plus détaillée. Tout en retenant les mêmes projections que celles du COR, elle anticipe que le solde du système de retraite se dégraderait à partir de 2023, date à laquelle le déficit serait de 1,8 Md€, puis chuterait fortement en 2024, avec un déficit dépassant 8 Md€ et continuant de se dégrader les années suivantes.

Sur cette base, les déficits cumulés des régimes de retraite dépasseraient 120 milliards d’euros en 2032 et 350 milliards d’euros en 2042, soit 80 % du montant total du budget annuel de la France aujourd’hui.

Solde du système de retraite au cours des 25 prochaines années (en milliards d’euros courants) – Source : étude d’impact
À long terme

À l’échéance 2070, le COR considère que, malgré le caractère défavorable des évolutions démographiques, le financement des retraites serait proche de l’équilibre, essentiellement en raison des gains à réaliser en matière de productivité du travail et parce que les montants versés aux retraités évolueront sensiblement moins vite que les revenus des actifs.

L’étude d’impact relative au projet de loi sur les retraites est beaucoup plus prudente et relève que, même sur la base du rapport annuel du COR, « le système de retraite ne retrouve l’équilibre que dans le scénario retenant l’hypothèse de productivité de long terme la plus favorable (1,6 %), et ce après avoir accumulé des déficits pendant plus de 25 ans ».

1.2.2. Le caractère audacieux de certaines hypothèses du COR

S’il est compréhensible que l’étude d’impact, sur laquelle s’est appuyé le gouvernement, adoptait des positions distanciées par rapport aux travaux du COR, l’observateur indépendant doit aussi observer que les scénarios définis par le COR reposent sur des hypothèses optimistes.

A. Le taux de chômage

Le taux de chômage retenu comme le plus probable (4,5%) est cohérent avec les objectifs affichés par le gouvernement pour la fin du quinquennat. Il n’est pas certain, toutefois qu’un taux de chômage aussi réduit, qui se situe dans les limites de ce que l’on nomme le « plein emploi », soit l’hypothèse la plus réaliste.

B. La croissance de la productivité du travail

Le COR étudie plusieurs hypothèses de croissance de la productivité du travail, comprises entre 1 % et 1,6 %. Elles sont très optimistes et influent considérablement sur les résultats des scénarios, qu’il s’agisse de la part du PIB consacrée au financement des retraites ou de l’ampleur des déficits prévus.

L’étude d’impact retient 1 %, c’est-à-dire le bas de la fourchette du COR, en considérant que cela représente la moyenne constatée sur la période 1990-2018. Pourtant, même ce 1 % est très optimiste. En effet, le Conseil national de la productivité relève que la productivité française du travail a fortement ralenti au cours des quatre dernières décennies, tout comme dans la plupart des économies avancées où les gains de productivité sont progressivement passés d’un taux de croissance annuel moyen compris entre 3 % et 5 % dans les années 1970, à moins de 1 % actuellement. Entre 1976 et 2018, la France a connu le ralentissement le plus important. Ses gains de productivité annuels ont baissé de 3,8 % à 0,7 % par an. Cette tendance à la moindre croissance de la productivité du travail a d’autant plus de chances de se poursuivre que différents facteurs pourraient l’accentuer :

  • La « volatilité » des salariés s’accroît significativement et ce mouvement a toutes chances de se poursuivre ; beaucoup de jeunes préfèrent enchaîner des CDD ou des missions d’intérim plutôt qu’accepter un CDI, ce qui peut ralentir la transmission du savoir-faire technique.
  • L’apparition des technologies de l’information et de la connaissance, si elle a un effet d’accroissement de la productivité à court terme peut ensuite se révéler moins bénéfique ; en tout cas, l’impact à long terme de ces technologies sur la productivité du travail est très difficile à évaluer.
  • L’augmentation du télétravail pourrait avoir un effet analogue à celui d’une courbe en U inversée : une forte amélioration de la productivité du travail dans un premier temps, suivie d’une stabilisation, voire d’une décroissance, sur le moyen et le long terme, dues principalement à un ralentissement du transfert du « capital humain » (compétences techniques et soft skills).

Dans le cadre d’une projection portant sur les 50 années à venir, il serait donc prudent d’explorer trois scénarios : une hypothèse à 0 %, correspondant à une stabilisation de la productivité du travail, une hypothèse à 0,7 % correspondant à la tendance récente et un maximum à 1%.

C. La stabilisation du poids des retraites dans notre PIB

Pour le COR, même si le nombre de retraités augmente substantiellement plus, à long terme, que le nombre de cotisants, ce à quoi conduisent tous les scénarios démographiques, le poids dans le PIB du financement des retraites resterait stable, voire diminuerait. Cette prévision repose sur la thèse selon laquelle les retraites évolueront en fonction de l’inflation alors que les autres revenus, notamment les salaires, augmenteront plus rapidement.

En première estimation, cette prévision du COR semble raisonnable, après la réforme de 1993 qui a ancré dans la loi une indexation des retraites sur l’indice INSEE des prix hors tabac. Cependant, vouloir graver dans le marbre cette « paupérisation relative » des retraités par rapport aux titulaires d’autres revenus est risqué. Le COR reconnait que cela impliquerait que le niveau de vie des retraités rapporté à celui de l’ensemble de la population serait compris, en 2070, entre 75,5 % et 87,2 % de celui des actifs, contre 101,5 % en 2019. Il souligne qu’il s’agirait d’une « diminution relative – et non absolue – du niveau de vie des retraités par rapport à l’ensemble de la population ». On peut néanmoins s’attendre, au fil du temps, à une pression contre cette baisse relative des revenus des retraités par rapport à ceux des actifs, surtout de la part de ceux auxquels on aura demandé, pendant leurs années de jeunesse, de financer les retraites de leurs aînés. Dans ce contexte, considérer que la réforme Balladur demeurera inchangée pendant tout le prochain demi-siècle constitue un pari politique audacieux.

En outre, ce scénario omet de tenir compte du fait que la réforme actuellement proposée va garantir un niveau minimum de retraite, égal à 85 % du SMIC, pour tous ceux qui auront accompli une carrière complète à temps plein. Par conséquent, cette partie des retraites versées croîtra au même rythme que le salaire minimum. Or, ce dernier est indexé chaque année en tenant compte non seulement de l’inflation, mais aussi de la moitié du gain de pouvoir d’achat du salaire horaire moyen des ouvriers et des employés. La prévision selon laquelle le montant global des retraites n’évoluera pas plus que l’inflation peut donc se révéler partiellement fausse, à long terme, en particulier si le nombre de bénéficiaires de cette retraite minimale augmente significativement. Pour rappel, le SMIC, censé à l’origine constituer un garde-fou contre les salaires les plus bas, couvre aujourd’hui 12 % des salariés français et a bondi à 14,5 % en 2022. Il serait donc prudent de ne pas considérer, sans le moindre correctif, que les retraites n’évolueront pas plus vite que les prix jusqu’en 2070.

Enfin, admettre que le poids du financement des retraites doit demeurer à un niveau aussi élevé que 14 % du PIB est un choix politique qui n’a rien d’anodin. Ce montant est très sensiblement plus élevé que la moyenne européenne : Selon Eurostat, la France a consacré 15,7 % de son PIB aux dépenses de retraite en 2021, contre 13,4 pour la zone euro. La moyenne pour l’ensemble de l’UE est d’environ 10 %, celle des pays membres de l’OCDE ressort à 7,7 %.

On pourrait considérer que consacrer de telles sommes au financement des retraites relève d’un arbitrage politique et constitue un choix de société. Mais ce choix devrait alors être mieux explicité et justifié, non seulement au regard des jeunes qui pourraient trouver cet effort disproportionné, mais également en comparaison des 5,5 % du PIB consacrés à l’éducation ou du 1,8 % consacré à la sécurité et la justice.

En outre, ces 14 % représentent aujourd’hui 25,4 % des dépenses mises à la charge de la puissance publique au sens large (total des dépenses financées par des prélèvements obligatoires, impôts et cotisations sociales incluses), contre 8,9 % à l’éducation, 2,9 % à la sécurité et la justice, 3,1 % à la défense. C’est donc une partie significative de la richesse produite chaque année en France qui ne peut pas aujourd’hui et ne pourra pas plus demain être consacrée à d’autres priorités.

1.2.3. Les impasses méthodologiques du COR

Plusieurs dimensions concernant le système français des retraites font l’objet de choix méthodologiques qui vont bien au-delà des simples incertitudes liées aux hypothèses des différents scénarios. Cela concerne, en particulier les efforts du budget de l’État au bénéfice de l’équilibre des régimes de retraite, qui ne sont pas correctement évalués, ni remis en question.

A. Une absence d’évaluation précise des efforts financiers déjà consentis par l’État

Ces efforts revêtent plusieurs formes, dont le Haut-commissariat au plan fournit une analyse précise et chiffrée, en distinguant :

– Des financements de « droit commun » s’élevant à 113 milliards d’euros, comprenant

  • Les cotisations normales versées en tant qu’employeur de fonctionnaires et agents publics ;
  • La compensation, auprès des différentes caisses, des exonérations de cotisation imposées par la loi, notamment sur les bas salaires ;
  • Le financement des dépenses de solidarité liées aux avantages sociaux que la nation a décidés ;

– Des financements « complémentaires » dont le total s’élève à 58 milliards d’euros par an, incluant

  • 7,4 milliards d’euros de subventions d’équilibre pour les régimes spéciaux, auxquels s’ajoute 1,7 milliard d’euros de financement direct du régime IEG par les consommateurs d’électricité ;
  • 2,9 milliards pour couvrir le déficit du régime agricole ;
  • 46 milliards de « sur-cotisations » représentant la différence entre les cotisations « normales » acquittées par les employeurs du secteur privé et celles effectivement supportées pour les fonctionnaires civils de l’État, pour les militaires et pour les fonctionnaires locaux et hospitaliers.

S’ajoutent à ces montants ceux qui résultent de l’affectation au financement des retraites de tout ou partie de certains impôts, tels que la CSG, une partie de la TVA ou la taxe sur les salaires, à hauteur de 46,3 milliards.

Pour le HCP, « ces concours financiers de l’État et des autres collectivités publiques […] assurent l’équilibre de l’ensemble de notre système de retraites et sont pris en compte dans nos déficits publics dont ils représentent une large part ». Il ajoute, pour préciser ces ordres de grandeur, « Au-delà des cotisations au taux de droit commun qu’elles versent, les collectivités publiques contribuent au système des retraites à hauteur de 119 Md€, soit 34 % du total ».

Ces financements considérables, générateurs de déficits significatifs, restent occultés par le COR. L’étude d’impact n’est pas non plus très critique sur cette impasse méthodologique du COR, laquelle conduit à ce que les déficits publics, principalement liés au besoin de financement des régimes de fonctionnaires, restent absents du débat politique.

Le rapport annuel du COR refuse notamment de prendre en considération les sur-cotisations supportées par le budget de l’État pour équilibrer le régime des fonctionnaires, au motif de différences de périmètres des cotisations, de prestations et de projections démographiques. Il s’agit là d’un raisonnement fondamentalement erroné. La question n’est pas de savoir si l’on peut calculer, pour chacun des régimes de retraites existant en France, un « équivalent » de cotisation, après neutralisation des différences démographiques et de leurs spécificités de cotisations et de prestations, mais de déterminer si les retraites des fonctionnaires créent ou non des besoins de financement qui doivent être évalués. Le COR reconnaît lui-même que faire état de ces sur-cotisations mettrait en évidence un problème aussi bien économique que politique, puisque cela ferait apparaitre « un déficit supplémentaire d’environ 30 Mds d’euros dans le régime de la fonction publique de l’État ». Il n’en demeure pas moins que ces régimes mobilisent des fonds publics qui financent la protection sociale et dont on comprend mal pourquoi la contribution à nos déficits publics ne serait pas identifiée et publiée.

B. Des conventions comptables dont l’une est difficilement admissible

Les scénarios du COR, repris par l’étude d’impact, reposent sur deux conventions comptables alternatives :

  • La convention dite EPR (pour « équilibre permanent des retraites ») suppose que tous les régimes de retraite relevant du secteur public (administrations centrales, militaires, collectivités territoriales, hôpitaux publics) demeurent équilibrés par des recettes d’État. En d’autres termes, les sur-cotisations acquittées par l’État pour financer les régimes des agents publics se poursuivent sans changement. Ce choix conduit à maintenir inchangés des financements par l’impôt de plus de 100 milliards d’euros par an, selon le chiffrage effectué par le HCP.
  • Celle dite EEC (pour « effort de l’État constant »), part du principe que la contribution de l’État au financement des retraites demeurera constante, tout au long des décennies à venir. En d’autres termes, si des économies sont réalisées en conséquence d’actions conduites par la puissance publique, les sommes correspondantes seront reversées aux autres régimes de retraite. Dans la convention EEC, ces économies ne permettraient ni de réduire la dette, ni de renforcer d’autres politiques (recherche et développement, défense, éducation, sécurité publique et justice, etc.), mais viendraient abonder le régime général de retraites, en déficit croissant selon les prévisions du COR.

La convention EEC est très critiquable, puisqu’elle ne permet même pas d’envisager un redéploiement, vers d’autres priorités, des économies qui pourraient être réalisées par la puissance publique. Or, de telles économies sont très probables, ne serait-ce qu’en raison de la disparition progressive des régimes spéciaux, donc de la charge qu’ils font peser sur les finances publiques. De même, la diminution programmée du nombre des fonctionnaires (au moins au niveau de l’État central) , comme le rapprochement envisagé de leur régime de retraite avec celui du privé, devraient diminuer les dépenses. Ces gains, dans la convention EEC, resteraient acquis aux autres régimes de retraite. Il s’agirait d’un véritable détournement, où toutes les économies générées par la puissance publique seraient finalement captées pour financer le régime général, au lieu d’être consacrées, fût-ce en partie, à d’autres priorités. L’étude d’impact souligne, de plus, que la convention EEC impliquerait que certains régimes de retraite se verraient directement financés par l’État, ce qui imposerait une évolution législative.

1.3. Conclusion

À long terme, c’est-à-dire à l’horizon 2070, les perspectives de déséquilibre de notre système de retraites sont très inquiétantes, même si les scénarios sont très sensibles aux conventions retenues, qu’il s’agisse des prévisions démographiques, de la croissance de la productivité du travail, des évolutions respectives du montant des cotisations et du coût des retraites, ou du maintien ou non des subventions existantes de l’État au bénéfice des régimes de retraites.

À court et moyen terme, c’est-à-dire pour la décennie qui vient, le COR considère qu’un besoin de financement significatif va apparaître. Ce déficit est évalué par l’étude d’impact, sur la base des hypothèses de travail optimistes du COR, à un montant cumulé de plus de 120 milliards d’euros, pour la décennie 2023-2032 et à plus de 350 milliards pour les deux prochaines décennies. Il faudra le financer, soit par de la dette additionnelle, soit par des prélèvements obligatoires supplémentaires (impôts ou cotisations), soit par un allongement de la durée de vie au travail. Éventuellement, on pourra combiner les trois, mais on ne peut occulter ce trou.

In fine, qu’il s’agisse du moyen ou du long terme, malgré les habiletés du COR qui navigue entre pas moins de quatre hypothèses sur la croissance annuelle de la productivité du travail, deux conventions discutables sur les contributions de l’État et plusieurs variantes sur les taux de chômage et la démographie, le financement de la retraite par répartition est loin d’être garanti. Il suffit de toucher à l’une ou l’autre des variables pour se trouver face à de significatifs déficits et autant de handicaps pour notre économie. Dans ces circonstances, un choix qui consisterait à ne rien faire ne serait pas responsable, aux yeux des prochaines générations.

Une réforme est donc nécessaire.

Mais pour être durable et limiter les affrontements sociaux à échéances régulières, elle devrait comporter des mécanismes d’ajustement automatique et s’adapter aux situations réellement constatées, en modulant à la hausse ou à la baisse les durées de cotisations ou l’âge légal, sur le modèle de ce qui a été fait en Suède, aux Pays-Bas et en Italie (cf. note de bas de page n° 9).

Une telle réforme exigerait, en outre, un minimum d’acceptation, aussi bien s’agissant des objectifs à long terme que des échéances de court et de moyen terme, donc une limitation des crispations politiques et sociales qu’a générées l’actuelle réforme.

2. Les crispations politiques et sociales causées par le projet du gouvernement

2.1. L’injuste répartition des efforts entre les différentes catégories de population

2.1.1. L’insuffisante prise en compte de la pénibilité

Il y a eu très peu de négociations sur ce thème et aucune mesure de compensation n’a été proposée, lors des discussions avec les partenaires sociaux.

Or, beaucoup de salariés avaient perçu comme injuste la suppression, en 2017, de quatre facteurs de pénibilité (manutention de charges lourdes, postures pénibles, vibrations mécaniques et agents chimiques dangereux) dans le compte professionnel de prévention (C2P), sous prétexte que l’exposition à ces risques était trop difficile à déterminer par les petites entreprises.

Les mesures concrètes adoptées par le Parlement sont en nombre limité : départ à 60 ans pour certains salariés handicapés par des accidents du travail ou des maladies professionnelles reconnues, possibilité d’utilisé le C2P pour financer un congé de reconversion professionnelle, création d’un « fonds d’investissement dans la prévention de l’usure professionnelle » pour prendre en compte le port de charges lourdes, les postures pénibles ou les vibrations mécaniques.

Or, les travailleurs exposés aux facteurs les plus élevés de pénibilité, ceux qui sont officiellement reconnus dans le cadre du C2P, et qui ont donc la faculté d’un départ anticipé de deux années, verront en pratique leur départ reporté de 60 ans aujourd’hui à 62 ans après la réforme, alors qu’ils sont exposés aux conditions de travail les plus éprouvantes.

2.1.2. La pénalisation de ceux qui sont entrés tôt dans la vie active

Le report à 64 ans de l’âge de départ à la retraite, tel qu’il était prévu dans le premier avant-projet, s’il avait été appliqué de façon stricte et sans correctif, aurait surtout pénalisé ceux qui sont entrés tôt dans la vie active. En effet, un salarié qui aurait commencé à travailler à 18 ans à temps complet aurait cotisé 46 années, soit 184 trimestres, alors qu’un autre, qui aurait commencé à cotiser à 25 ans (cas de bon nombre de professions libérales juridiques ou médicales et de certains cadres supérieurs), aurait cotisé 39 ans, soit 156 trimestres.

Pour éviter cette pénalisation, des mesures d’adaptation ont été introduites en faveur des carrières dites longues, afin de permettre un départ anticipé pour tout salarié entré dans la vie active avant 21 ans. Cependant, en dépit de ces améliorations, qui réduisent d’ailleurs sensiblement les économies attendues, certains effets négatifs du report de l’âge légal demeurent, pour les salariés entrés tôt dans la vie active. Par exemple, le bénéfice de la surcote ne prend effet qu’à compter de cet âge légal, ce qui défavorisera les salariés ayant supporté des carrières longues et désireux de continuer leur activité, puisqu’ils ne bénéficieront d’aucune surcote, même après 43 années de cotisation, tant qu’ils n’auront pas atteint 64 ans.

Quant aux bénéficiaires de bonifications trimestrielles, qu’il s’agisse des parents ou des salariés ayant exercé des métiers pénibles, ils pourraient aussi être pénalisés. Une possibilité de surcote, jusqu’à 5 %, a été accordée aux mères de famille à partir de 63 ans, mais d’autres salariés, entrés tôt dans la vie active, pourraient partir en retraite sans avoir pu utiliser ni valoriser tous leurs trimestres de bonification acquis.

À ces injustices réelles s’ajoute le sentiment – fondé on non – pour beaucoup de salariés modestes, que ne seront pas ou seront peu affectés par la réforme ceux qui auront commencé à cotiser plus tardivement et qui auront obtenu des diplômes leur ouvrant la possibilité d’occuper des emplois plus valorisants, puisque souvent ils partent déjà en retraite au-delà de 64 ans.

Au regard de ces critiques et situations, il eût été, de loin, préférable de choisir une modulation des durées de cotisation plutôt que de modifier l’âge de départ en retraite, même si, comme cela est relevé ci-après (point 2.2.), l’absence de fourniture de données fiables par les pouvoirs publics ne permet pas de procéder à la construction de scénarios alternatifs.

2.1.3. La protection très longue accordée aux régimes spéciaux

La « clause du grand-père » décale de plusieurs décennies la disparition des régimes spéciaux et ne permet, ni à court ni à moyen terme, d’économiser les quelques 7,5 milliards d’euros que leur maintien fait peser, chaque année, sur les finances publiques.

Il est vrai qu’il n’existe pas, sur ce point, de revendication des partenaires sociaux. C’est une position que l’on peut regretter, de la part des syndicats qui proclament régulièrement leur attachement à l’égalité entre les travailleurs. Ils s’en tiennent malheureusement à leur discours traditionnel sur les « avantages acquis », même pour ceux qui sont totalement injustifiés aujourd’hui. Surtout, ils sont prisonniers de leurs bastions de militants, concentrés parmi les bénéficiaires de ces régimes spéciaux (secteurs des transports et de l’énergie, notamment).

2.2. Ni les données fournies par le COR, ni l’étude d’impact publiée par le gouvernement ne permettent de simuler des alternatives.

C’est ainsi que les citoyens, les cercles de réflexion et les partis politiques sont dans l’incapacité de vérifier si des solutions alternatives, fondées par exemple sur un moindre report de l’âge de la retraite (63 ans au lieu de 64, par exemple) ou une augmentation des durées de cotisation au-delà des 172 trimestres de la réforme Touraine, permettrait d’atteindre l’objectif recherché d’une pérennisation de notre système de retraite par répartition.

Pas plus n’est-on en mesure, faute de données mises à disposition par l’exécutif, d’éclairer les choix de calendrier dans la mise en application de la réforme.

Cette opacité ne facilite pas le dialogue social, ni le contrôle des citoyens et des partis politiques sur un texte adopté en application d’une procédure accélérée. Elle peut même être perçue comme une atteinte au bon fonctionnement de notre démocratie.

3. Les solutions possibles à long terme en intégrant les évolutions sociales

Face à ces crispations, avant de rechercher des améliorations au texte adopté par le parlement, il faut essayer de trouver un consensus général sur les objectifs et les grandes lignes de notre système de retraite à long terme. Le partage d’une vision commune, au moins avec les syndicats réformistes, permettrait d’apaiser la discussion et d’avancer plus sereinement vers des solutions qui résistent à la détérioration du climat social.

Cette « remise à plat » devrait intégrer les évolutions sociales et sociétales émergentes, tout en demeurant compatible avec un équilibre à long terme des régimes de retraite. C’est ainsi que les changements dans le rapport des jeunes au travail, leurs demandes de plus d’autonomie et d’une plus grande liberté dans leurs choix de vie (années sabbatiques, temps partiel, voire « droit à la paresse ») devraient être pris en compte, sous la condition que ces nouveaux droits ne créent pas des charges additionnelles excessives pour les autres.

3.1. Ouvrir des pistes pour une négociation globale

Les grands axes qui suivent dessinent ce qui pourrait constituer les bases d’un compromis global coconstruit avec les syndicats et les autres corps intermédiaires.

3.1.1. Un régime de retraite dont l’application devrait être universelle

Notre système de retraites est complexe et confus, non seulement pour les citoyens, mais également pour la plupart des décideurs. Ce qui est, en revanche, évident, c’est que derrière l’image d’un « système généralisé par répartition » se cachent de nombreuses inégalités. S’il fallait revenir à l’esprit de la Libération, il faudrait ouvrir le vaste chantier de l’unification, bien davantage que ne le fait la réforme actuelle.

La convergence du régime de la fonction publique avec le régime général, partiellement engagée, devrait se poursuivre, jusqu’à l’alignement complet des taux de remplacement (aujourd’hui 75 % du traitement des six derniers mois pour une carrière complète).

Les bonifications devraient être les mêmes dans tous les régimes, sans que cela pèse sur leur poids financier global.

Les inégalités dans les mécanismes de réversions mériteraient aussi d’être supprimées.

Ce chantier de l’unification conduira nécessairement à ouvrir un nouveau débat sur une réforme systémique à points, apte à conférer une universalité réelle au système de retraite.

Ce débat devrait être débarrassé de la question d’un âge pivot, succédané de l’âge légal, de manière à offrir tout son potentiel de liberté personnelle au nouveau système.  

3.1.2. Le maintien d’une gestion paritaire

Les Français sont majoritairement attachés à cette gestion paritaire, symbolique du dialogue social. Cela ne signifie pas un refus des améliorations de l’efficacité de gestion, par exemple en instituant une unité de caisses, comme on a pu le faire avec l’ACOSS.

Cela impose que l’essentiel des ressources continuent de provenir des cotisations des salariés et des employeurs. D’après le dernier rapport annuel du COR, sur les 346 milliards d’euros de ressources du système de retraites en 2021, 79% provenaient de cotisations sociales, le reste étant financé par l’impôt. Par conséquent, il conviendra de ne pas laisser progresser, sous prétexte de facilités de financement, la part des ressources autres que les cotisations sociales (CSG / CRDS, partie de TVA, taxe sur les salaires, etc.). De même, faudra-t-il contenir, voire faire progressivement baisser les contributions financées par l’impôt et destinées à assurer l’équilibre financier du régime de la fonction publique de l’État et de certains régimes spéciaux.

3.1.3. La suppression de la notion même d’âge légal.

La liberté de partir à un âge choisi plutôt que subi n’est pas du tout respectée dans notre système de retraite, régi par un âge légal. Largement reconnue dans les pays scandinaves, par exemple en Norvège où chacun choisit l’âge de liquidation de ses droits, entre 62 et 75 ans, en fonction de son profil de carrière, du montant de sa retraite (que les pouvoirs publics calculent bien avant l’heure venue) et de ses souhaits de vie. À long terme, il faudrait pouvoir inscrire cette liberté dans nos textes, en ouvrant une fourchette large, d’une amplitude comprise entre 10 et 15 ans, en fonction de la pénibilité de ses activités professionnelles, de son épargne (personnelle ou collective), du niveau attendu de sa pension et, finalement, de ses choix de vie.

Cette suppression de l’âge légal serait, bien entendu, accompagnée d’un mécanisme de décote / surcote, de sorte que celui qui déciderait de partir tôt ne créerait pas une charge additionnelle pour les autres cotisants ou retraités, alors que celui qui voudrait prolonger son activité pourrait être récompensé de son effort additionnel en faveur de la collectivité.

Cette nouvelle liberté impliquerait non seulement que chacun puisse choisir l’âge de son départ, mais également que les employeurs, publics ou privés, perdent la faculté d’imposer un départ à celles et ceux qui souhaiteraient poursuivre leur activité et en auraient les capacités.

Beaucoup oublient, en effet, que l’âge légal du départ en retraite n’est pas seulement l’âge où on a le droit de cesser son activité, mais aussi celui auquel l’employeur public ou privé a le droit d’exiger le départ. Dans le privé, ce droit n’est limité que pas le versement d’une indemnité : un salarié ayant 10 ans d’ancienneté pourra être contraint de partir en retraite lorsqu’il aura atteint l’âge légal, sous réserve que son employeur lui verse 2 mois et demi de prime de départ. La pénalisation est donc assez symbolique : une poignée de mois de prime est le seul prix à payer pour se débarrasser d’un senior. Dans la fonction publique d’État, cette prime de départ n’existe pas. Elle est discrétionnaire et très limitée dans les collectivités territoriales.

Supprimer cette faculté « d’imposer », outre qu’elle permettrait d’introduire une plus large liberté de choix pour celles et ceux qui souhaiteraient poursuivre leur activité au-delà de l’âge légal, contribuerait à accroître le taux d’activité des seniors, de façon beaucoup plus efficace qu’un « CDI senior » subventionné, même à titre expérimental, tel qu’il a été créé par la loi.

3.1.4. La différenciation entre une protection de base convenable et une protection complémentaire individualisée

Pour aller de pair avec cette plus grande liberté et la responsabilisation accrue des salariés, une différenciation du système de retraite pourrait être introduite, entre une protection de base garantissant un niveau de vie convenable et une protection complémentaire reposant sur des efforts d’épargne, individuelle et collective.

A. La protection de base garantirait un niveau de vie convenable et comporterait un minimum de pension égal à un pourcentage donné du SMIC

Cette protection de base comporterait un plancher de retraite exprimé en pourcentage du SMIC (compris par exemple entre 85 et 90 %). L’octroi de ce minimum de retraite serait subordonné à une durée minimale de cotisation à un régime obligatoire, pour bien le différencier de l’allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA ancien minimum vieillesse), accordée sans condition.

Cette retraite de base ne serait pas une « retraite du pauvre ». Son montant maximum, avant surcotes, décotes et bonifications individuelles, resterait exprimé en pourcentage du plafond de la sécurité sociale, lui-même réévalué chaque année en fonction de l’évolution des salaires.

Surtout, elle sera complétée par des régimes complémentaires (dont beaucoup sont obligatoires, comme l’AGIRC-ARCCO), ainsi que par différentes formes d’épargne, individuelles ou collectives (PER).

B. La protection complémentaire serait progressivement assise sur des mécanismes de capitalisation

Il serait souhaitable que ces protections complémentaires, dont la plupart fonctionnent déjà comme des régimes par points, deviennent progressivement, pour une part significative de leur montant (un objectif de 50 % à l’échelle d’une génération semblerait raisonnable), des régimes par capitalisation.

La retraite par capitalisation n’est pas une inconnue en France. Elle existe dans beaucoup de dispositifs individuels ou collectifs d’épargne additionnelle. La loi Pacte (Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises) a encouragé et simplifié l’épargne-retraite, en créant de nouveaux produits tels que le Plan d’Epargne Retraite (qui succède aux contrats PERP et Madelin) et les plans d’épargne retraite collectifs (qui succèdent au Perco et à l’Article 83). Certains régimes complémentaires sont aussi similaires à des efforts de capitalisation (la Préfon ou la retraite additionnelle pour la fonction publique).

Une plus grande responsabilisation des futurs retraités passerait par le renforcement progressif de la part de capitalisation dans les régimes complémentaires, y compris les complémentaires obligatoires, assorti du choix de chacun de cotiser dans une tranche déterminée, en fonction de sa volonté d’épargne. Cette responsabilisation pourrait être accompagnée de la création d’un fond souverain qui, par sa nature et son fonctionnement strictement réglementé, garantirait la bonne restitution des fonds (garantie publique, sous réserve de respecter de strictes règles prudentielles). Il serait abondé par des cotisations d’employeurs, comme c’est le cas en Scandinavie.

3.1.5. Renforcer la solidarité intergénérationnelle

En 2016, le niveau de vie moyen de l’ensemble des retraités représentait 105,6 % de celui de l’ensemble de la population.

Champ : personnes retraitées, inactives au sens du BIT, donc hors assurés cumulant emploi et retraite, vivant en France métropolitaine dans un ménage ordinaire (les personnes âgées vivant en institution, qui représentent environ 4 % des retraités, sont hors champ).
Sources : étude d’impact du projet de loi sur les retraites, citant COR, Rapport annuel 2019.

Les scénarios étudiés par le COR considèrent que cet avantage relatif en niveau de vie va progressivement disparaître et s’inverser, puisque les retraites sont désormais, depuis la réforme de 1993, indexées sur les prix, alors qu’elles l’étaient, auparavant, sur les salaires.

Mais ces estimations ne tiennent pas compte de l’absence de loyer pour une large majorité des retraités propriétaires de leur logement qui n’ont plus d’emprunt à rembourser. Si l’on tient compte de ces moindres dépenses, le ratio entre le niveau de vie moyen des retraités et celui de l’ensemble de la population s’élève à 111 % (Rapport du COR juin 2019, page 166). Les seniors bénéficient aussi d’avantages octroyés sur critères d’âge, qui renforcent leur pouvoir d’achat. À titre d’exemple, de nombreuses cartes de transport sont financées par les collectivités locales, sans pour autant être réservées aux retraités les plus modestes.

Au titre de la solidarité intergénérationnelle, il ne serait donc pas choquant de mettre à contribution les retraités les plus aisés, en jouant sur différents leviers.

Il serait aventureux et hors du champ de la présente contribution d’entrer dans le détail des mécanismes de solidarité qui devraient être mis en place, surtout à long terme, mais l’un d’entre eux pourrait résider dans une fiscalité prenant mieux en compte les écarts de patrimoine.

3.2. Intégrer ces évolutions dans un équilibre global supportable pour notre économie

Toutes ces réformes doivent, cependant, pouvoir être financées sans que s’accroisse le poids du financement des retraites dans notre économie et en limitant la charge qu’il fait peser sur nos finances publiques, au détriment d’autres dépenses d’investissement ou d’amélioration de la qualité et de l’efficacité de notre action publique (éducation, recherche et développement, mobilités, justice et sécurité, etc.).

3.2.1. Maîtriser la part des dépenses de retraites dans le PIB

Entre 1990 et 2021, la part de notre PIB consacrée au financement des retraites est passée d’environ 10% à près de 14 %. Cette augmentation de 40 % représente aujourd’hui un coût additionnel de 92 milliards d’euros par an. Stabiliser ce pourcentage à 14 %, comme l’envisage le COR dans ses prévisions optimistes, ne serait pas une grande victoire.

Toutes choses égales par ailleurs cette part impacte nécessairement d’autres secteurs d’activité, publics ou privés. L’objectif devrait donc être de la faire baisser, notamment par des mesures permettant d’améliorer sensiblement la productivité du travail (voir ci-après 3.1.3.).

3.2.2. Diminuer leur poids dans les dépenses publiques financées par l’impôt

Au-delà de la part de PIB que nous consacrons à ces dépenses, elles pèsent considérablement sur nos finances publiques, donc sur les impôts acquittés par les citoyens. La note publiée par le HCP évalue à plus de 100 milliards d’euros les transferts supportés par nos finances publiques pour le maintien en fonction du système de retraite d’aujourd’hui. Et, en effet, 25 % de nos dépenses publiques totales sont affectées à cette seule politique sociale, ce qui peut conduire les jeunes générations à s’étonner du montant de cet avantage au bénéfice des plus anciens.

À long terme, ce poids devrait pouvoir diminuer par la suppression des régimes spéciaux et par l’alignement progressif du régime des fonctionnaires sur le régime général. Sous réserve, bien entendu, que la convention dite EEC, prônée par le COR, ne soit pas retenue.

3.2.3. Prévoir des mesures d’accompagnement pour accroître la productivité du travail

Réduire la pression que le financement des retraites fait peser sur notre production de richesse et sur nos dépenses publiques, nécessiterait d’améliorer la productivité du travail, comme le reconnaît expressément le COR, dans ses scénarios de long terme. Or, l’évolution à long terme de la productivité du travail est très discutée et le rôle du progrès technique peut être discuté. Pour autant, l’adaptation des compétences et qualifications sera une des clés, avec un haut niveau d’emploi et un nombre d’heures travaillées comparable à celui de nos voisins européens. Cela nous imposera de ne pas dégrader le volume global de travail en France et de renforcer les actions de formation initiale et continue, y compris via le développement de l’apprentissage.

4. les possibilités d’amélioration du texte voté afin de renouer le dialogue social

L’adoption de la loi par le parlement laissera beaucoup de plaies ouvertes. Il y a donc beaucoup à rattraper, si possible avant la « clause de revoyure » en 2027 introduite dans la loi.

Les propositions formulées ci-après permettraient, après le vote de la loi, de renouer la concertation avec les syndicats réformistes et de corriger le mal-vécu d’un passage en force. Elles assureraient aussi une meilleure répartition de l’effort demandé aux Français.

4.1. Prévoir une répartition plus équitable des efforts demandés

Les ajustements apportés par le parlement ont supprimé une grande partie des pénalisations pesant sur les carrières longues, même si c’est au prix de la diminution des économies attendues.

Reste que certaines pénalisations subsistent, pour des salariés entrés dans la vie active avant 21 ans, certains pouvant être contraints de cotiser plus de 43 années et jusqu’à 44, ainsi que pour les parents ou pour les salariés ayant exercé des activités pénibles (cf. point II.A.1 et II.A.2).

Pour harmoniser les efforts demandés aux différentes catégories sociales, il eût mieux valu privilégier l’augmentation du nombre de trimestres de cotisations pour tous, plutôt qu’instaurer une mesure d’âge (partie II, supra). L’effort aurait été mieux réparti, car moins pénalisant pour celles et ceux qui sont entrés tôt dans la vie active.

À défaut, pour supprimer la pénalisation de ceux qui pourraient bénéficier d’un âge de départ plus précoce, mais devraient attendre l’âge légal de la retraite pour bénéficier de la surcote, pourrait-on décorréler l’âge légal et le point de départ de la surcote.

Il suffirait de permettre aux salariés qui auront commencé à travailler avant 21 ans de bénéficier de la surcote s’ils décident de poursuivre leur activité au-delà de l’âge de départ anticipé auquel ils auront droit. Une telle mesure inciterait à prolonger son activité au-delà de l’âge légal réduit accordé pour une entrée précoce dans la vie active, ce qui améliorerait le taux d’activité des seniors. Elle permettrait aussi de rétablir pour tous (et pas seulement les mères de famille) le bénéfice des bonifications qui ne pourraient pas être prises en compte en raison d’une entrée précoce dans la vie active, si la surcote était accordée dès la date à laquelle les 172 trimestres auront été validés, après prise en compte des bonifications de trimestres applicables.

Si l’on souhaite éviter que ces mesures ne génèrent un surcoût, le taux de la surcote (aujourd’hui 1,25 % par trimestre) pourrait être très légèrement ajusté à la baisse pour tous.

4.2. Mieux prendre en compte la pénibilité

Les améliorations apportées lors de la discussion parlementaire ont été limitées.

S’il est vrai que la pénibilité est difficile à déterminer au niveau de chaque entreprise, il serait possible d’élargir les critères aujourd’hui très restrictifs en demandant à des professionnels indépendants de définir des indices de pénibilité. Ces derniers seraient intégrés dans les conventions collectives et pris en compte pour calculer une bonification en nombre de trimestres ou une diminution de l’âge légal pour certaines activités.

Évidemment, il faudra aussi accélérer les politiques publiques de prévention (par exemple dans le champ des TMS) et de reconversion, lesquelles constitueraient des actions bénéfiques pour l’avenir. L’idée d’un crédit d’impôt spécifique pour les investissements destinés à supprimer ou alléger la pénibilité de certains postes de travail devrait ainsi être creusée.

4.3. Commencer à introduire plus de flexibilité pour choisir l’âge de départ à la retraite

Comme indiqué ci-dessus au point 3-3.1-3.1.3, l’aspect « couperet » de l’âge légal est une atteinte radicale à la liberté d’exercer son activité professionnelle et pénalise le taux d’activité des seniors. Supprimer le droit pour l’employeur de mettre fin aux contrats de travail (ou à l’exercice des fonctions pour les agents publics) constituerait un progrès social et économique.

4.4. Demander un effort de solidarité aux retraités les plus favorisés

S’agissant de la juste répartition des efforts, deux catégories de Français n’ont pas été sollicités : les bénéficiaires des régimes spéciaux couverts par la « clause du grand père » et les retraités les plus aisés. Aucun effort réel de solidarité ne leur a été demandé, alors que des sacrifices substantiels ont été demandés aux salariés exerçant des métiers à forte pénibilité : ni le Gouvernement, ni les syndicats, n’ont eu le courage d’aller à l’encontre, pour l’un d’une partie de son électorat, pour les autres de leurs principaux bastions militants.

Pour tenir compte des situations respectives des retraités par rapport au reste de la population (voir ci-dessus, point 3-3.1-3.1.5), notamment les plus jeunes, des efforts devraient leur être demandés, même si certains pourraient apparaître comme plus symboliques que réels.

4.4.1. Moduler le montant de la CSG sur les grosses retraites

Aujourd’hui, les retraités bénéficient de taux de CSG inférieurs à celui supporté par les salariés en activité, lequel s’élève à 9,2 %. Le tableau ci-après donne une idée de cet avantage.

Barème CSG Retraités pour 2023, selon le revenu fiscal de référence 2021 du foyer

Quotient familialTaux zéroTaux réduit 3,8 %Taux médian 6,6 %Taux normal 8,3 %
1 partMoins de à 11 614 €De 11 614 € à 15 183 €De 15 183 € à 23 564 €Plus de 23 564 €
2 partsMoins de à 17 816 €De 17 816 € à 23 291 €De 23 291 € à 36 144 €Plus de 36 144 €
Source : service-public.fr

Même si l’on veut conserver les taux réduits (y compris le taux zéro) pour les petites retraites, rien ne justifie que celles qui sont les plus élevées et sont supposées être taxées au taux dit « normal » ne le soient pas au même niveau que les petits salaires, soit à 9,2 %.

Au surplus, pour les retraites les plus élevées (de l’ordre de 45 000 euros par an), un taux majoré pourrait être envisagé.

4.4.2. Supprimer la déduction de 10 % équivalente au forfait pour frais professionnels accordé aux salariés en activité

Alors que les retraités n’exercent aucune activité professionnelle, ils continuent de bénéficier d’une déduction de 10 % (plafonnée) sur leurs revenus déclarés. Cela ne répond à aucune justification. En effet, le retraité qui exerce une activité professionnelle accessoire, conserve la possibilité de déduire ses frais professionnels sur cette partie de son revenu.

Les retraites ne devraient donc plus être assorties d’une telle déduction forfaitaire. Cela augmenterait mécaniquement le nombre de retraités imposés à l’IR, ce qui ne serait pas nécessairement choquant, la diminution du nombre d’assujettis à l’IR, à la suite des initiatives d’Edouard Balladur (1986-88), de Lionel Jospin (1997-2002), puis de Nicolas Sarkozy (2007-2012), étant délétère pour la prise de conscience de l’importance des dépenses publiques et de la nécessaire solidarité pour les financer.

Si l’on ne souhaite pas supprimer totalement cette déduction de 10%, il conviendrait au moins de la plafonner à 10% du montant maximal de la retraite de base (soit 2 200 € d’abattement pour une retraite de base de 22 000 € annuels maximum).

4.4.3. Plafonner la majoration accordée aux parents de plus de trois enfants

Cette majoration rapporte plus aux retraites élevées. Or, il n’est pas juste que des enfants issus d’un milieu aisé confèrent un avantage majoré à leurs parents. C’est même, d’un point de vue intuitif, plutôt l’inverse qui devrait prévaloir. Au minimum, devrait-on prévoir que la majoration soit la même pour tous, donc représente montant identique par enfant, qui pourrait être fixé à 10 % de la médiane du montant des retraites (1.600 € aujourd’hui).

*

Telles sont les mesures de court terme qui devraient rapidement être introduites dans une reprise des négociations, si l’on ne veut pas éloigner durablement l’adoption d’une réforme dont tout indique qu’elle demeure nécessaire.

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Jean-Pierre Bughin

Bernard Dufour

Jean-Paul Tran Thiet