Elections municipales 2026 : faire face à la disparition de « l’habitant »

Elections municipales 2026 : faire face à la disparition de « l’habitant »
Publié le 6 juin 2025
  • Géographe est professeur émérite à l’Ecole d’urbanisme de Paris et élu local en Haute Loire. Il est le co-auteur du rapport de Terra Nova « Après la décentralisation » (2021)
Dans un système politique français bousculé et polarisé, les élections municipales sont présentées comme un moment rassurant de retour à la proximité et à la légitimité à travers la figure du maire. Pourtant, celui-ci doit voir son rôle évoluer en raison à la fois de la montée en puissance des intercommunalités et de l’évolution du rapport que les citoyens entretiennent à leur territoire de résidence.

Des Maires idéalisés

Le constat est maintenant largement partagé : la montée en puissance des mobilités a profondément bouleversé nos modes de vie et notre rapport au territoire. La très grande majorité des Français ne travaille plus dans sa commune de résidence. Les déplacements liés aux loisirs supplantent ceux contraints par le travail. La géographie des liens familiaux a explosé. Depuis au moins quarante ans, ces constats suggèrent aux modernisateurs un même diagnostic : cela met en cause la pertinence de la maille des 35 000 communes pour bâtir des politiques publiques efficaces. De là découle une proposition constante : placer l’action publique aux échelles territoriales pertinentes, celles de la région et du bassin de vie.

C’est le ressort de la montée en puissance de l’intercommunalité jusqu’à la couverture exhaustive du territoire national, avec la loi NotRe en 2015.

Contrairement à la plupart des autres pays européens, la France a fait le choix politique, pour assurer ce changement d’échelle, de ne pas fusionner les communes. Alors qu’ailleurs, la modernisation du pouvoir local a pris la forme d’une supra-communalité, le législateur français a privilégié l’intercommunalité. A quelques exceptions près (2500 communes fusionnées en un demi-siècle), les communes – considérées comme un patrimoine national hérité des paroisses – ont été conservées et, sauf à Lyon, des assemblées d’élus au second degré ont été mises en place. S’est installée ainsi une forme de division du travail, entre d’un côté (l’intercommunalité) une fonction de conception et de mise en œuvre des politiques publiques, avec des compétences de plus en plus diversifiées (les déplacements, le développement économique, l’environnement…) et de l’autre (la commune), le niveau de la légitimité démocratique, celui de la responsabilité politique.  L’interlocution avec le citoyen reste du ressort de la commune mais celle-ci perd peu à peu sa capacité à agir (compétences sectorielles et ressources financières) qui revient à l’intercommunalité.

2015 marque sans doute l’apogée de ce processus. La crise des gilets jaunes en 2018 déclenche sa mise en procès et suscite depuis un effet backlash. Cette dissociation entre l’échelon de la responsabilité politique (politics) et celui de la conception des politiques publiques (policies) paraît contribuer au trouble des citoyens.

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Par contrecoup, un mouvement de retour en arrière nostalgique vers un modèle connu – celui du binôme fondateur de la IIIe République avec le Maire et le Préfet de département – traverse le spectre politique, du RN à LFI en passant par Renaissance, et marginalise les modernisateurs. Dans un monde bouleversé, la solution la plus simple consiste à restaurer les repères connus.

C’est ainsi qu’on assiste aujourd’hui à une idéalisation du pouvoir municipal et de la figure du Maire, seul politique crédible parce qu’incarnant la proximité, « à portée de baffes » nous dit-on.

Des habitants insaisissables, des élus municipaux déstabilisés

Historiquement, la proximité permet de donner de l’épaisseur et de la consistance à une notion plutôt abstraite, celle de citoyen, pour le transformer en « habitant ». Cette consistance tient au fait que l’habitant désigne à la fois le citoyen qui élit le conseil municipal, l’usager qui bénéficie des services de la commune et le contribuable qui paye ces services. Mieux encore, le fait d’habiter un même lieu garantit en quelque sorte mécaniquement de « faire communauté ». L’acte d’habiter structure ainsi, tant d’un point de vue individuel que collectif, le lien qui unit les représentés et leurs représentants élus. La légitimité du Maire tient à sa capacité à représenter et à « se représenter » la société locale autour d’une donnée simple : le fait d’habiter la commune. Si le Maire est le dernier politique encore crédible, c’est somme toute parce qu’il est le seul à s’adresser aux habitants. Les autres (élus départementaux, régionaux ou nationaux) s’adressent à la figure abstraite des citoyens.

Le Maire, incarnation de la stabilité dans un monde bouleversé : le propos est rassurant mais il est illusoire. La fuite en avant vers l’intercommunalité n’est pas seule en cause. L’explosion des mobilités n’a pas seulement dilaté nos espaces de vie ; elle a aussi totalement recomposé la proximité. La commune n’est pas à l’abri des transformations contemporaines, elle est au cœur de celles-ci. Dans une société mobile, le Maire et son équipe municipale sont confrontés à une double incertitude : qui sont leurs interlocuteurs, leurs mandants et ceux-ci font-ils communauté locale ? Autrement dit, qui sont aujourd’hui les habitants ?

Il est particulièrement éclairant d’illustrer ce questionnement dans une configuration territoriale – la ruralité – dont chacun s’accorde à penser qu’elle résiste à ces bouleversements et incarne une France immuable. Au sein d’un département rural enclavé de 200 000 habitants au sud du Massif central, la Haute Loire, la commune de Saint Julien Chapteuil est le bourg-centre (2 000 habitants) d’un territoire de moyenne montagne (les sources de la Loire) organisé en une modeste intercommunalité de 11 000 habitants pour 22 communes. Ce territoire, entièrement inscrit en « zone de revitalisation rurale », illustre pourtant parfaitement toutes les incertitudes contemporaines. L’habitant de Saint Julien Chapteuil est-il encore celui qui tout à la fois, y vit, y habite, y travaille, y vote, y paye ses impôts ? Rien n’est moins sûr.

Celui qui y vit ? La commune accueille 850 actifs : 250 dorment et travaillent sur place. 650 ne font qu’y dormir et 450 viennent y travailler, de l’extérieur. Qui est alors l’habitant ? Celui qui dort ou celui qui travaille sur la commune ? Que signifie y vivre ? 52% des ménages y vivent depuis plus de vingt ans, 32% depuis moins de 4 ans. 10% des habitants n’y vivaient pas l’année dernière. Qui est l’habitant ? le nomade ou le sédentaire ? La commune compte 910 résidences principales et 280 résidences secondaires (mais occupées à tiers temps en moyenne par des Lyonnais et Stéphanois originaires le plus souvent de la région). Qui est l’habitant ? le permanent ou l’intermittent ?

L’habitant est-il encore le contribuable alors que plus de 500 habitants (un sur quatre) sont locataires et ne paient plus l’impôt local depuis la suppression de la taxe d’habitation ? Peut-on encore assimiler l’électeur à l’habitant lorsque, pour moins de 1500 habitants de plus de 16 ans, on dénombre environ 1600 électeurs, c’est-à-dire – compte tenu des non-inscrits – une part significative d’électeurs non-résidents ? Faut-il enfin considérer qu’en s’adressant aux habitants, on vise les usagers des services que la commune délivre alors que dans tous ces services (sports, culture…), 30 à 40% des usagers n’habitent pas la commune ?

Que désigne l’habitant et quels sont les contours de la communauté villageoise ? Cette double incertitude n’épargne pas la ruralité contemporaine.

Elle est bien évidemment tout aussi prégnante à l’autre extrême du spectre territorial, au cœur des métropoles, à Paris par exemple. Qui vit et fait vivre Paris ? Le bon sens plaiderait pour que l’on considère que ce sont à la fois les 2 millions de résidents, le million de banlieusards qui y viennent chaque jour travailler et le million de touristes qui y séjournent chaque mois. Pourtant, la Ville de Paris apporte une autre réponse à cette question. Pour mettre en œuvre une politique qui les concerne tous – la réduction de la place des véhicules motorisés dans l’espace public et la limitation de la pollution atmosphérique – elle a adopté une vision beaucoup plus restrictive de l’habitant en créant un abonnement de stationnement résidentiel faisant bénéficier les parisiens qui y souscrivent d’un tarif réduit pour le stationnement proche de chez eux. Autrement dit, en privilégiant l’habitant électeur résident, elle fait porter avant tout la contrainte de la transformation des pratiques de l’espace urbain sur l’usager banlieusard.

C’est en quelque sorte au désencastrement de la figure de l’habitant/citoyen/usager/contribuable que l’on assiste. Par contrecoup, tous les usages de ce terme sont possibles. Et, paradoxalement, plus se réduit sa capacité à décrire une réalité objectivable, plus il est mobilisé à l’envi dans la sphère politique et les médias. L’habitant rejoint ainsi les « territoires » dans cet ensemble de mots valise dont l’usage exprime avant tout le désarroi de ceux qui les emploient.

Face à ce désencastrement, un dilemme politique

Si la commune ne fait plus société, si la figure de l’habitant est impuissante à décrire l’ensemble des usages du territoire communal, que faire ?

D’un côté, certains élus locaux tentent en quelque sorte de réenchanter la figure de l’habitant et, au-delà, de la communauté villageoise. C’est ainsi qu’on peut comprendre le succès du mot d’ordre « la ville du quart d’heure », mobilisé à l’origine par la Maire de Paris, et repris aujourd’hui par les élus de communes de toutes tailles et de toutes couleurs politiques. Le raisonnement est simple : si l’habitant trouve à proximité, au sein de la commune, toutes les fonctions et services dont il a besoin au quotidien, il redonnera tout son sens à l’acte d’habiter et redeviendra l’interlocuteur global, garantissant à l’élu sa propre légitimité. Certaines situations territoriales sont sans doute favorables à de telles tentatives. Paradoxalement c’est le cas au cœur des métropoles, notamment à Paris intramuros. Redonner du sens à la proximité, y inscrire une bonne part de la vie quotidienne des résidents est d’autant plus aisé que plus des deux tiers des actifs qui y habitent y travaillent aussi. La situation est bien différente à l’échelle de la métropole du Grand Paris (hors Paris), lorsque plus des trois quarts des actifs ne travaillent pas dans leur commune de résidence.

Dans la plupart des situations territoriales, ces tentatives de restauration villageoise n’ont guère de sens. Il faut plutôt prendre acte de ce désencastrement et imaginer de nouveaux agencements pour faire de la commune un espace commun à ces différentes figures éclatées de l’habitant. La finalité de l’action municipale ne relève plus de la distribution des équipements et services aux différentes clientèles locales, d’autant plus que l’intercommunalité assure maintenant cette fonction. Tout le défi consiste à faire tenir cette mosaïque de parcours de vie qui se côtoient localement, à tisser des liens entre ces différents usagers du territoire communal, ceux qui y passent et ceux qui y restent, les intermittents et les permanents, ceux qui y vivent le jour et ceux qui y dorment. Chacun y habite à sa manière, y inscrit une composante plus ou moins importante de son « archipel de vie » et de sa trajectoire résidentielle. Comment leur proposer les opportunités et les prétextes pour y trouver un sens commun ?

Une légitimité politique à réinventer

Dans la perspective des élections municipales à venir, on peut prédire sans guère de risque, le propos que l’on va entendre de toutes parts : les maires sont confrontés à des exigences d’action toujours plus complexes alors même qu’ils disposent d’une légitimité politique immuable, indiscutable et qui fait exception.

On propose ici de renverser la perspective : les Maires sont aujourd’hui confrontés d’un côté à une perte tendancielle de leur capacité à agir, en raison de la montée en puissance des intercommunalités, sur laquelle il parait difficile de revenir, alors même que leur responsabilité politique n’a jamais été aussi grande mais à réinventer : imaginer les conditions pour refaire de la commune un commun.

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Daniel Behar