Dans cette contribution au débat, le collectif « le Sens du Service Public », composé d’agents des trois versants de la fonction publique (Etat, territoriale et hospitalière), rappelle les droits et devoirs s’imposant aux fonctionnaires, et trace les contours d’une éthique républicaine de l’action publique, entre loyauté et responsabilité.
Les évolutions normatives (réglementaires comme législatives) ainsi que la politique conduite par un Gouvernement d’extrême droite affecteraient nécessairement les agents publics, entendus comme tous celles et ceux, fonctionnaires titulaires ou agents contractuels, dont le rôle est de garantir la continuité du service public et de pourvoir aux besoins de la population.
Le cadre qui s’applique à eux est à la fois statutaire et déontologique, fondé sur les valeurs républicaines et tourné vers le seul service de l’intérêt public, au-delà de tout intérêt particulier et dans le respect des principes de notre Constitution.
Les interrogations à l’origine de cette note relèvent d’une introspection légitime de la part de tout agent public mû par le sens non seulement des valeurs mais d’une certaine éthique républicaine. C’est pour cette raison que « Le Sens du Service Public » a décidé d’alimenter la conversation publique sur ce sujet essentiel, par cette contribution et la publication d’une note plus complète accessible sur son site Internet.
Poser les termes de ce débat impose toutefois une première clarification : si nul ne peut exclure que l’extrême droite pourrait chercher, une fois au pouvoir, à bousculer les équilibres constitutionnels et à substituer des droits collectifs (tel qu’un « droit de conserver son identité » aux droits individuels) attendre des fonctionnaires qu’ils constituent un « premier rempart » contre des atteintes à l’État de droit ou prétendre à un tel rôle est contestable et pourrait placer des agents dans des situations extrêmement délicates.
Cette responsabilité incombe en premier lieu à nos institutions et à l’expression souveraine des citoyens, dont elles tirent leur légitimité. C’est en revanche dans le cadre du fonctionnement du service public, dont ils sont les acteurs, que les fonctionnaires sont pleinement fondés à se questionner sur la compatibilité des décisions à mettre en œuvre ou des ordres qu’ils reçoivent avec le cadre légal et les principes de l’État de droit.
Le pouvoir gouvernemental ne doit pas être réduit à son rôle normatif et institutionnel
Il convient au préalable de resituer le pouvoir d’un Gouvernement s’appuyant sur une majorité à l’Assemblée nationale et de mesurer que le pouvoir d’agir d’un Gouvernement est de deux ordres :
- Le Gouvernement a tout d’abord un pouvoir normatif au travers de la loi et du règlement, sous le contrôle de « garde-fous » institutionnels que constituent les deux chambres du Parlement – dont les pouvoirs ne sont cependant pas symétriques en France, l’Assemblée nationale ayant, en cas de navette, le dernier mot lors de la deuxième lecture d’un texte. Le Conseil constitutionnel (au titre du contrôle de constitutionnalité qu’il opère a priori avant la promulgation de la loi et a posteriori s’il est saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité), le Conseil d’État, et plus largement le juge administratif (au travers de l’exception d’illégalité qui permet d’écarter l’application d’un acte jugé illégal et d’obtenir l’annulation d’une décision qui serait fondée sur cet acte) jouent également un rôle considérable de contrôle de conformité des textes au regard des normes qui leur sont supérieures.
S’il convient de rappeler l’existence de ces « garde-fous », il importe cependant de ne pas mésestimer la tentation qui pourrait animer l’extrême droite au pouvoir, et ce d’autant plus si celle-ci venait à la fois à accéder à la présidence de la République et à obtenir une majorité à l’Assemblée nationale, de les remettre en cause. De telles attaques pourraient passer par la « mise au pas » du juge constitutionnel, notamment par le recours irrégulier au référendum – dont l’évocation est déjà apparue dans le débat public – et plus largement par la lutte contre un supposé « gouvernement des juges », devenu une antienne du discours de l’extrême droite en Europe.
On relèvera ainsi que l’extrême droite dans son programme politique est particulièrement explicite quant à son intention de modifier la Constitution en recourant au référendum et en passant ainsi outre la censure du Conseil constitutionnel.
- Mais l’action gouvernementale ne saurait être appréhendée sous ce seul angle car le Gouvernement dispose aussi d’unpouvoir d’agir « infra-normatif », sous les « radars » constitutionnels et législatifs, au travers de mesures d’organisation interne, d’instructions aux services (circulaires ou notes de service) ou encore d’ordres hiérarchiques, qui ressortent tous des prérogatives ministérielles sans qu’il soit nécessaire d’être habilité par une loi ou un décret (Conseil d’État, 7 février 1936, Jamart).
Ce point est d’autant plus essentiel qu’il peut constituer le vecteur le plus concret et le plus pernicieux de remise en cause de l’Etat de droit et de la légalité républicaine sur le terrain. C’est ce cadre d’action qui expose le plus le fonctionnaire, lui qui, placé dans une chaîne hiérarchique et souvent éloigné des lieux de décision politique, peut se trouver face à des consignes exprimées avec plus ou moins de clarté face à des dilemmes impliquant tantôt sa conscience, ses valeurs ou plus directement le cadre légal dans lequel s’inscrit son action habituelle.
Existe-t-il réellement un droit à la désobéissance des fonctionnaires?
Dans le cadre statutaire en vigueur, la désobéissance du fonctionnaire n’est pas un droit : l’agent est soumis à un devoir d’obéissance aux consignes qui lui sont données, formulé en ces termes : « l’agent public doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique ».
La seule exception à ce devoir intervient uniquement dans le cas où « l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public » selon les termes de l’article L. 121-10 du code général de la fonction publique, dans la continuité de la jurisprudence (Conseil d’État, 10 novembre 1944, Langneur). Dans ce cas, c’est même un devoir de désobéissance qui pèse sur l’agent public, sous peine de sanction voire d’engagement de sa responsabilité pénale (article 122-4 du Code pénal).
Le champ de cette exception est donc apprécié de manière extrêmement restrictive – l’illégalité doit être manifeste et porter atteinte à l’intérêt public – et ne saurait être imprudemment étendu à ce qui relève de la conscience individuelle de l’agent.
Ainsi, le seul désaccord – si important soit-il – avec les priorités politiques d’un Gouvernement d’extrême droite ne saurait évidemment constituer le fondement d’un acte de désobéissance.
Il en découlerait un risque disciplinaire important pour l’agent, le refus d’obéissance hiérarchique étant un motif sur le fondement duquel des sanctions sont déjà aujourd’hui régulièrement prononcées.
Pour résumer la situation parfois délicate dans laquelle peut se trouver un agent public, on citera volontiers les mots de Jean-Marc Sauvé, alors vice-président du Conseil d’État, dans un discours prononcé le 27 mars 2013 à l’École nationale d’administration : « Désobéir dans la légalité n’est pas chose aisée. Cette problématique place le fonctionnaire dans une situation risquée à un double point de vue, car l’obéissance, comme la désobéissance, peut être coupable. »
Aussi il convient de se garder d’une approche simpliste ou encore moralisatrice et manichéenne de la désobéissance, qui fasse fi, au-delà de la conscience individuelle des agents publics, de leur devoir de loyauté et des enjeux de continuité de l’État et du service public.
On rappellera par ailleurs que, compte tenu de la séparation du grade et de l’emploi et hors statuts particuliers et protégés (magistrats, professeurs d’université), les agents sont titulaires de leur grade et ne sont aucunement « propriétaires » de leur emploi, contrairement aux idées reçues. Leur affectation reste donc à la disposition de leur autorité hiérarchique, pour peu qu’elle tienne compte de leur grade. Ainsi, on peut aisément songer à ce qu’un Gouvernement désireux de disposer d’une fonction publique dont le comportement soit conforme à ses orientations pourrait être amené à faire : prendre des mesures de rétorsion et de mise à l’écart, « déguisées » sous les apparences de mutations opérées dans l’intérêt du service sur des emplois correspondant au grade de l’agent.
Quels enjeux pour les emplois d’encadrement supérieur, exposés par nature au « spoils system » ?
Une telle éventualité se poserait immédiatement s’agissant des emplois d’encadrement supérieur de l’État, pourvus à la discrétion du Gouvernement (préfets, ambassadeurs, directeurs généraux d’administration centrale, etc.). Au nombre de 500, ils sont un rouage essentiel de l’État et de l’action gouvernementale.
S’il ne s’agit nullement ici de contester le principe-même de la logique de nomination qui préside à ces emplois, on soulignera que la loyauté et la nature du lien de confiance entre le Gouvernement et celles et ceux qui occupent ces fonctions sont déterminants des conditions dans lesquelles ces emplois sont pourvus. Aussi, le pouvoir discrétionnaire du Gouvernement s’applique aussi bien à la nomination sur ces emplois qu’aux conditions dans lesquelles il peut être mis fin aux fonctions des agents occupant ces emplois.
Dans le cadre de la dernière campagne électorale pour les élections législatives anticipées, le Rassemblement National s’est défendu de toute intention, en cas de victoire, de faire usage de ce pouvoir de nomination pour appliquer une logique de « spoils system », c’est-à-dire de renouveler les nominations sur ces emplois supérieurs selon un principe de loyauté politique et partisane.
On peut sans doute percevoir dans ces déclarations à la fois une volonté de rassurer et une expression de prudence quant à la réalité des options dont le RN disposerait concrètement pour nommer à ces postes des personnes de confiance.
Mais, plus fondamentalement, il est permis de douter de la validité de tels engagements de la part du RN dans le temps et de s’inquiéter du fait que la politique de nomination sur ces emplois puisse devenir à terme pour le Gouvernement un moyen de pression constant afin de réduire au maximum la marge d’appréciation des fonctionnaires concernés, au point d’exiger d’eux non plus leur loyauté mais leur subordination la plus totale.
Aussi, à ce titre, un préfet dont telle attitude ou tel acte serait susceptible de déplaire au pouvoir serait exposé à des mesures de mobilité ou à la privation d’affectation au travers d’un positionnement « hors cadre » ou, à tout le moins, à la menace qu’il puisse en être fait usage à son encontre.
Comment l’éthique du fonctionnaire peut-elle être placée au service de sa vigilance et de son action ?
Loin de toute considération de conviction politique – et encore moins partisane – c’est l’éthique de responsabilité du fonctionnaire qui guide son action d’agent au service de l’intérêt public et de la Nation.
Qu’ils soient agents de terrain ou cadres supérieurs, les agents publics ne sont pas des « automates » animés par l’exécution « aveugle » et sans états d’âme de décisions ou d’ordres hiérarchiques : avec indépendance d’esprit, et quelles que soient leurs fonctions, ils sont nécessairement amenés à réfléchir à leur action, à alerter, à conseiller et, le cas échéant, à éclairer la décision. La loyauté, qui constitue le cadre de leur action, ne doit jamais être considérée, quel que soit le pouvoir en place d’ailleurs, comme de la servilité ou une limitation de leur action à de simples tâches d’exécution.
C’est cette éthique qui peut, en s’exerçant à titre individuel, conduire un fonctionnaire à discuter les consignes données, à se déclarer incompétent ou à se déporter, s’il s’agit, par exemple, de signer une décision manifestement illégale et contraire à l’intérêt public comme de mettre œuvre une décision d’expulsion d’étrangers qui ne respecterait pas les lois de la République ou encore une décision qui retirerait indûment des droits (par exemple, l’expulsion de familles étrangères de leur logement social) à une personne ou un groupe de personnes. En cas de désaccord profond, l’exercice de son éthique pourra même conduire un fonctionnaire, le cas échéant, à démissionner, à effectuer une mobilité ou à solliciter un détachement ou une mise en disponibilité. Pour autant, cette « option », qui relève de la conscience individuelle de l’agent, ne saurait ni être idéalisée – elle se heurte aux possibilités et contraintes de chacun – ni s’accompagner d’une approche manichéenne qui ferait fi du souci non moins légitime de continuité de l’État et du service public qui anime largement les agents publics.
On ajoutera également que le statut de lanceur d’alerte constitue une protection supplémentaire, introduite en 2016, pour les agents publics : il permet de signaler tout crime, délit, conflit d’intérêt, menace ou préjudice pour l’intérêt général, violation du droit de l’Union européenne ou d’un engagement international, en garantissant pour le fonctionnaire auteur d’une alerte une protection contre toute forme de discrimination, menace, sanction, etc. Le lanceur d’alerte doit alors alerter la cellule dédiée au sein de son administration, son supérieur hiérarchique ou, si cela reste sans résultat, le Défenseur des Droits ou le procureur de la République, ou enfin rendre public le signalement si cela est « nécessaire à la sauvegarde des intérêts en cause ».
Les cas de violation du droit supranational qui justifieraient le lancement d’une alerte pourraient provenir de situations découlant de la volonté affirmée par l’extrême droite dans son programme de ne pas tenir compte des avis exprimés par des institutions européennes. Concrètement, cela pourrait conduire le pouvoir politique et la hiérarchie à ne pas, dans un cas d’espèce, exécuter un jugement de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) ou de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) condamnant la France pour des manquements ou l’enjoignant de prendre des mesures. Tel est le cas aussi de la Convention internationale sur les Droits de l’Enfant, dont le Rassemblement National se dit prêt à ne plus tenir compte pour refuser le regroupement familial.
En effet, le fait que l’extrême droite au pouvoir conteste la valeur de ces textes, avis ou décisions sur le fondement d’une approche critique de la hiérarchie des normes au nom de la souveraineté nationale, ne saurait nullement délier la France de ses engagements internationaux et des implications de son appartenance à l’Union européenne, sauf – bien sûr – à revenir un jour sur les adhésions et la signature des traités qui fondent ces engagements.
On indiquera aussi que, comme le rappelle l’article L. 121-11 du code général de la fonction publique, tout fonctionnaire doit se conformer à l’article 40 du code de procédure pénale, c’est-à-dire qu’il est tenu de signaler au procureur de la République tout crime ou délit dont il aurait connaissance dans l’exercice de ses fonctions. Ceci vaut notamment à l’égard des constats d’atteintes à la liberté individuelle (article 432-4 du code pénal) et d’actes à caractère discriminatoire (article 432-7 du code pénal) commis par des dépositaires de l’autorité publique.
Enfin, on rappellera utilement que le devoir de réserve n’est en aucune manière un « bâillon » de la liberté d’expression du fonctionnaire qui, sous réserve du respect des obligations liées aux fonctions qu’il exerce, est légitime, comme tout citoyen, à participer au débat d’idées.
Que faire en présence d’un ordre qui apparaît manifestement illégal ?
- Si l’ordre hiérarchique n’a pas été formalisé, il est fortement recommandé de demander un ordre écrit.
- Sur la base de l’ordre écrit, il convient de demander conseil sur les suites à donner, en particulier auprès du référent déontologue dont relève l’agent, et sur le fait de déterminer si cet ordre peut être considéré comme relevant de l’exception posée par l’article L.121-10 du code général de la fonction publique, à savoir s’il est « manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public ».
- Il peut être utile de se renseigner, selon les moyens dont l’agent dispose, pour savoir si cet ordre correspond, au-delà du cas d’espèce, à des instructions plus générales qui relèveraient d’une note de service, d’une instruction ou d’une circulaire.
- Le cas échéant, l’agent peut être lanceur d’alerte, dans les conditions prévues qui encadrent ce statut et disposer des protections prévues à ce titre. Le lanceur d’alerte doit alors alerter la cellule dédiée au sein de son administration ou, si cela reste sans résultat, le Défenseur des droits ou le procureur de la République, ou enfin rendre public le signalement si cela est « nécessaire à la sauvegarde des intérêts en cause ».
- Les organisations syndicales peuvent apporter l’accompagnement et dispenser les conseils nécessaires, jusqu’à appuyer l’agent dans ses démarches pour contester, le cas échéant, toute mesure de rétorsion que prendrait l’administration à l’égard de l’agent. Les syndicats peuvent même être fondés à engager des actions de groupe en la matière. En effet, le législateur a ouvert la possibilité d’actions de groupe, permettant à un syndicat de fonctionnaires, agissant au nom de fonctionnaires sur le fondement de l’article L. 77-11-2 du code de justice administrative, d’intenter une action visant à mettre fin à une discrimination subie par ces fonctionnaires ou à réparer le préjudice résultant d’une telle discrimination, ceux-ci pouvant ensuite individuellement se prévaloir du résultat ainsi obtenu en leur nom devant le juge.
- En parallèle et au préalable, si l’ordre apparaît manifestement illégal et de nature à compromettre gravement l’intérêt public, il est évidemment vivement conseillé de s’abstenir de l’appliquer, notamment en se prévalant auprès de sa hiérarchie de la loi pénale (article 122-4 du code pénal).