Le rapport ambigu du RN avec le Parlement européen
Le Front National (FN), et son successeur depuis 2018 le RN, ont toujours entretenu un rapport paradoxal avec le Parlement européen (PE). Jusqu’au référendum sur le Brexit (2016), le parti d’extrême-droite français a milité plus ou moins ouvertement pour une sortie de l’Union et a dénié toute légitimité à ses institutions – et notamment à son Parlement. Néanmoins, les élections européennes, en raison du recours à la représentation proportionnelle, ont longtemps été un scrutin très favorable au RN. Ainsi, depuis 1984, tous les cadres du FN, à commencer par Jean-Marie et Marine Le Pen, ont siégé au PE faute de pouvoir le faire à l’Assemblée nationale ou au Sénat, ou de parvenir à conquérir des collectivités locales de premier ordre. Les législatives de 1986, organisées avec un scrutin proportionnel plus favorable au FN (35 députés), n’ont été qu’une courte parenthèse. Les choses ont évolué plus fondamentalement avec le succès du RN aux législatives depuis 2017, mais le PE reste une sinécure pour les cadres et les obligés du RN, qui y constituent aujourd’hui de loin le premier contingent français (30 sièges sur 81).
Depuis leur entrée au PE, les députés FN/RN se sont distingués par un degré d’activité modeste, qui a plusieurs explications. Il y a d’abord le « cordon sanitaire », imposé par les autres groupes, qui les prive de responsabilités. Il y a, ensuite, le faible degré de compétences et d’intérêt de nombreux élus du parti pour les questions européennes. Il y a enfin le tropisme très national de la plupart de députés du FN/RN, qui ne se servent de leur mandat au PE que comme d’un moyen pour déployer des activités politiques à l’échelle nationale et locale. De fait, la plupart d’entre eux voient le PE comme le pourvoyeur d’une indemnité confortable, de moyens de travail substantiels, d’une tribune médiatique et d’une immunité parlementaire utile.
Avec la croissance des ressources allouées aux députés européens dans les années 2000 et les difficultés financières du RN, le PE est apparu comme un bailleur de main d’œuvre gratuite. Certes, l’emploi de collaborateurs parlementaires à des tâches non spécifiquement liées au mandat n’est pas nouveau ; les députés, européens ou nationaux, ont toujours tiré profit d’un certain flou juridique et de l’incapacité des institutions à contrôler la nature précise des activités des assistants. C’est particulièrement le cas lorsque les parlementaires exercent des fonctions importantes au sein de leur parti. Mais les juges reprochent au FN/RN d’avoir créé depuis 2004 un système consistant à faire salarier massivement par le PE des agents et cadres du parti, ou des assistants personnels de ses responsables. Il est notamment question d’une réunion, organisée le 4 juin 2014, à l’issue des élections européennes, au cours de laquelle Marine Le Pen aurait demandé aux députés de son parti de n’embaucher qu’un seul assistant parlementaire et de mettre à disposition du RN le reste de leur enveloppe. Si les faits sont avérés, il y aurait bien eu un mécanisme de détournement systématique des fonds européens.
Les précédents
Les responsables du RN ne sont pas les seuls à avoir eu pareille idée. Au début de l’année, les responsables et certains députés européens du MoDem ont ainsi été mis en cause pour avoir employé des assistants parlementaires européens à des tâches sans lien avec les activités du PE. D’autres députés européens ont été aussi mis en cause. En août 2024, un parlementaire lituanien a été accusé d’avoir rémunéré, pour plus de 500.000 euros (salaires de 2014 à 2019 et indemnités chômage en 2019 et 2020), un assistant parlementaire qui ne remplissait pas ses fonctions. Plus tôt en 2024, c’est une députée italienne qui a été poursuivie pour les mêmes motifs : ses 4 assistants ont été accusés de n’avoir pas rempli les tâches pour lesquelles ils étaient rémunérés, pour un préjudice total de 170.000 euros. Ces deux affaires ont été instruites par le Parquet européen, une institution créée en octobre 2017 par 24 des 27 États membres pour lutter contre les fraudes au budget de l’Union. Des procureurs européens délégués exercent les attributions des procureurs nationaux au sein des Etats membres. Le Parquet européen n’est toutefois pas impliqué dans l’affaire du FN/RN, qui est antérieure à sa création, la justice française ayant reçu un signalement anonyme dès le 9 mars 2015. A cette époque, aucune institution européenne (OLAF, Eurojust, Europol, Médiateur…) n’avait la capacité d’agir. Le PE s’est toutefois porté partie civile dans le procès actuel.
Ces précédents, et notamment celui du MoDem, seront un argument de la défense du RN, qui soulignera sans doute la différence de traitement dont le RN fait l’objet. Mais l’affaire du RN est d’une autre ampleur à trois endroits. D’abord, les autres cas sont d’une moindre gravité, qu’il s’agisse des sommes concernées ou du degré d’organisation des détournements. Plusieurs témoins et documents désignent Mme Le Pen comme la grande ordonnatrice du système : elle ne peut, comme M. Bayrou, prétendre n’avoir été au courant de rien ou invoquer de simples négligences. Elle peut d’autant moins nier son implication qu’elle a déjà remboursé 300.000 euros au PE, correspondant aux salaires de son assistante accréditée – qui devait théoriquement résider près d’un des lieux de travail du PE mais gérait les affaires du parti à Paris. Ensuite, François Bayrou, le Président du MoDem, a été relaxé au bénéfice du doute, car les juges n’ont pas pu établir qu’il était le chef d’orchestre de ces pratiques ; le Parquet a toutefois fait appel du jugement. En troisième lieu, il faut rappeler que huit cadres du MoDem ont été condamnés ; Michel Mercier, le trésorier du parti, a ainsi écopé de 18 mois d’emprisonnement avec sursis, 20.000 euros d’amende et deux ans d’inéligibilité avec sursis. Il n’y a donc pas eu d’impunité.
Des règles qui encadrent étroitement les activités des assistants parlementaires
Dès l’ouverture du procès, et à plusieurs reprises depuis, Mme Le Pen et ses conseils ont fait valoir que le RN n’avait rien fait d’illégal. Ils estiment que les députés européens sont libres d’organiser leur travail comme ils l’entendent, au nom du mandat qu’ils tirent de leur élection. Il est vrai que, s’il existe des incitations financières pour que les députés soient présents lors des sessions plénières, rien ne leur en fait formellement obligation. En somme, le droit ne définit pas les activités attendues des élus européens, qui sont libres de se focaliser sur ce qu’ils considèrent être leur travail de circonscription, ou même de ne rien faire.
Toutefois, ce raisonnement ne saurait s’appliquer à leurs assistants parlementaires, car le PE a depuis longtemps fixé des règles précises quant à leurs missions. Dès 2004, il était formellement exclu qu’ils travaillent pour le bénéfice des groupes politiques du PE ou des partis politiques nationaux – dérives alors courantes. Le règlement adopté en 2009 pour unifier et clarifier le statut des députés européens et de leurs collaborateurs va plus loin. Il précise que « seuls doivent être pris en charge les frais correspondants à l’assistance nécessaire et directement liée à l’exercice du mandat de parlementaire des députés », et proscrit explicitement la rémunération des agents des partis avec l’enveloppe destinée aux assistants parlementaires. On ne saurait être plus clair.
Les députés européens disposent aujourd’hui d’un budget mensuel de près de 30.000 euros pour recruter une équipe de collaborateurs, chargés de les aider dans l’exercice de leur mandat. Il en existe deux types. Les assistants « accrédités », qui travaillent dans les locaux du PE, ont un statut proche de celui des fonctionnaires européens. Ils sont directement payés par l’assemblée, selon un barème dérivé de celui des administrateurs, et doivent obligatoirement résider près de l’un des lieux de travail du PE. Les assistants « locaux », qui aident ou représentent le député sur le terrain, ont un statut moins normé. Leur contrat de travail est régi par les règles propres à chaque pays, et ils sont payés par un mandataire financier – et non par le PE. Mais le rôle des assistants, « locaux » ou « accrédités », est d’aider le député à exercer son mandat, et non pas d’œuvrer à son destin présidentiel ou à l’entretien de son jardin, ou d’être au service de son parti ou des cadres de celui-ci.
Une attitude offensive de Marine Le Pen, qui pourrait s’avérer coûteuse
La ligne de défense de Marine Le Pen est périlleuse. Elle ne peut nier la matérialité des faits reprochés à son parti, compte tenu des éléments dont dispose la justice au terme de 10 ans d’enquête (2500 documents sont annexés au dossier) et des révélations faites par plusieurs anciens élus et cadres du parti. Elle se montre donc offensive. Mme Le Pen était ainsi présente lors de l’ouverture du procès, le 30 septembre 2024, à l’occasion de laquelle elle a donné une conférence de presse pour expliquer que rien ne pouvait être reproché au parti et à ses élus. Elle assume avoir fait travailler des personnes salariées par le PE pour les besoins du FN/RN, mais conteste que cela soit illégal. Elle sous-entend aussi que la procédure est un règlement de comptes politique nourri par la haine des hiérarques du PE et des juges pour le RN.
En résumé, Mme Le Pen argue que l’affaire découle d’un double malentendu. Le procès serait, d’abord, le résultat d’une divergence de vues entre le monde judiciaire et le monde politique, le premier ne comprenant pas les fonctions des assistants parlementaires et la variété des missions d’un élu. C’est le discours qu’avait tenu – sans succès – Pénélope Fillon pour justifier son absence de travail tangible en tant que collaboratrice parlementaire de son époux : il appartiendrait à chaque élu de décider, sans rendre de comptes à personne, de la manière dont il organise les activités de ses collaborateurs. Le second malentendu opposerait les responsables du PE, supposés pétris d’une culture « allemande », considérant les assistants comme des agents du PE, et les élus du FN/RN, nourris d’une culture « française », où les assistants auraient la charge d’un travail proprement politique, qui se déploie aussi en marge du PE. Mais, comme on l’a indiqué, le cadre réglementaire du PE est clair et l’affaire Fillon fera jurisprudence : préparer à dîner à un député, assurer sa sécurité ou faire la comptabilité de son parti ne fait pas partie des missions que la collectivité a prévu de financer.
Une peine d’inéligibilité pour la candidate du RN ?
Le pire scénario pour Mme Le Pen serait une condamnation à une peine d’inéligibilité, qui l’empêcherait de se présenter aux présidentielles de 2027 – ou à des présidentielles anticipées, en cas de démission d’Emmanuel Macron. Cette hypothèse est d’autant plus réaliste que le Parquet a inclus dans le dossier des sommes versées fin 2017, après la promulgation des deux lois « pour la confiance dans la vie politique » (15 septembre 2017). Or, si les juges estiment qu’il y a recel de détournement de fonds, le droit prévoit une peine d’inéligibilité automatique de 5 à 10 ans. Aux termes de la loi française de 2017, l’inéligibilité est automatique en cas de condamnation – sauf motivation expresse des juges.
Mme Le Pen ferait évidemment appel, puis irait en cassation, mais la cour pourrait décider que le recours n’est pas suspensif. Le verdict final pourrait aussi intervenir avant le scrutin de 2027. Certes, les juges se montrent toujours prudents quand il s’agit d’interférer avec la vie politique, au nom de la séparation des pouvoirs : il n’est pas anodin de priver la représentante du premier parti de France d’une candidature à la présidentielle. Mais une peine d’inéligibilité reste dans l’ordre du possible, surtout au titre des lois de 2017. En outre, l’attitude de Mme Le Pen, si elle revendiquait trop ouvertement le droit de faire abstraction des règles qui régissent l’emploi de l’argent public, pourrait pousser les juges à la sévérité.
Même si elle échappait à l’inéligibilité, ou si elle obtenait du sursis en la matière, une condamnation écornerait son image. Elle ne perturberait sans doute pas les électeurs historiques du parti : tout comme les fervents supporteurs de Donald Trump, qui resserrent les rangs à chaque nouvelle mise en cause de leur leader, ils interprèteraient une sanction comme la preuve que le « système » veut faire taire Mme Le Pen. A cet égard, son implication personnelle dans le procès sera payante. En revanche, une condamnation serait moins du goût des électeurs les plus récemment acquis à la candidate du RN, notamment de ceux qui ont été séduits par son discours sécuritaire et ses appels à l’intransigeance de la justice, et dont elle a besoin pour envisager une victoire au second tour de la présidentielle. Une mise en cause personnelle la priverait d’un des registres favoris de l’extrême-droite, celui du « tous pourris ». Quand on monte au mât de cocagne, il faut avoir les braies propres.