Les ambivalences de La France insoumise

Les ambivalences de La France insoumise
Publié le 17 mars 2023
Petit parti tout entier voué à la cause de son leader, La France insoumise affronte depuis ses récents succès électoraux une crise de croissance et de responsabilité. Désormais en charge du rassemblement de la gauche, elle peine à transformer une coalition électorale de circonstance (la NUPES) en une alliance politique durable. Elle peine également à faire évoluer son organisation pour s'adapter à son nouveau rôle et résoudre un sérieux problème de démocratie interne. Enfin, elle peine à redéfinir son leadership, Jean-Luc Mélenchon ayant décidé de passer la main... sauf si "les circonstances" en décidaient autrement ! Ces trois incertitudes questionnent fortement la capacité des Insoumis à occuper la place à laquelle ils prétendent.
Écouter cet article
00:00 / 00:00

Jean-Luc Mélenchon peut légitimement apprécier le chemin parcouru depuis qu’il a claqué la porte du Parti socialiste en novembre 2008.

En février 2009, il fonde le Parti de gauche et conclut une alliance avec le Parti communiste en vue des élections européennes du printemps : ce Front de gauche y recueille 6,5% des voix et s’élargira progressivement à plusieurs courants de la gauche alternative et radicale. En juin 2011, il remporte facilement, contre le communiste André Chassaigne, la primaire désignant le candidat du Front de gauche à l’élection présidentielle de 2012. Il y recueille 3,98 millions de voix (11,1% des suffrages exprimés), mais est battu aux législatives dans le Pas-de-Calais, face à Marine Le Pen qu’il est allé défier.

En février 2016, mettant ses partenaires devant le fait accompli, il annonce sa candidature à la présidentielle de 2017 ; dans la foulée, il crée un nouveau mouvement à sa dévotion, La France insoumise (LFI). Au terme d’une campagne brillante, il double presque son capital électoral le 23 avril 2017, avec 7 millions de voix (19,6% des suffrages exprimés), surclassant très largement le candidat socialiste Benoît Hamon (6,4%). Aux législatives qui suivent, 17 députés LFI sont élus. Elu à Marseille, Jean-Luc Mélenchon prend la présidence du groupe LFI à l’Assemblée nationale.

Une nouvelle étape déterminante est franchie en 2022. Au premier tour de la présidentielle, il confirme son enracinement avec 7,7 millions de voix (21,95% des suffrages). Bénéficiant à plein du vote utile en sa faveur, il écrase toute concurrence à gauche du fait de l’affaissement du candidat écologiste Yannick Jadot (4,6%), de l’effondrement de la socialiste Anne Hidalgo (1,75%) et de la marginalité du communiste Fabien Roussel (2,3%). Fort de cette prééminence et sans attendre le second tour de la présidentielle entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, le leader de LFI réussit une spectaculaire OPA sur l’ensemble de la gauche. En 2017, il avait fermé la porte à tout accord électoral avec les partis de gauche pour les législatives. Cinq ans plus tard, il bâtit aux forceps et à ses conditions (unité de candidature et approbation d’un programme commun, pour l’essentiel celui de LFI) une alliance avec les socialistes, les écologistes et les communistes. Cette Nouvelle union populaire écologique et sociale (NUPES) remporte 151 sièges de députés, dont 75 pour La France insoumise, même si Mélenchon a choisi de prendre du champ et de ne pas se représenter. Le paysage de la nouvelle Assemblée s’en trouve chamboulé : tandis que les Républicains sauvent 62 sièges et que le Rassemblement national réalise une percée sans précédent (89 députés), le camp présidentiel (Renaissance, MoDem et Horizons) n’obtient qu’une majorité relative de 250 députés sur 577.

Abonnez-vous à notre newsletter

En quinze ans, Jean-Luc Mélenchon s’est donc imposé comme le leader d’une gauche de rupture, entrainant dans le sillage de La France insoumise les partis de gauche traditionnels, socialiste, communiste et écologiste. Interrogé à la télévision le 12 janvier 2023 (L’événement, France 2), il dressait ainsi le bilan de son entreprise politique. La stratégie ? « C’est réglé », c’est la NUPES. Le programme ? Réglé également, c’est celui de LFI. L’objectif ? S’imposer comme la principale force d’opposition au président de la République et mener au Parlement une bataille incessante contre l’action du gouvernement. Quant à l’avenir, il assurait n’être pas irremplaçable et faire confiance à une nouvelle génération pour préparer les prochaines échéances… sauf si « les circonstances » en décidaient autrement.  

Son analyse, qui se voulait à la fois sereine et combative, laisse cependant dans l’ombre les ambivalences, voire les contradictions, qui pèsent sur l’avenir de La France insoumise. Sont en jeu la stratégie d’alliance au sein de la NUPES, la mutation de LFI et, quoiqu’il en dise, le rôle futur du leader des Insoumis.   

Fédérer le peuple et/ou rassembler la gauche ?

Lors de sa première campagne présidentielle, en 2012, l’objectif de Jean-Luc Mélenchon est clair : il s’agit de construire avec les communistes une force critique à la gauche du Parti socialiste et de son candidat.

Le changement de stratégie est très net depuis les campagnes de 2017 et 2022. Il l’annonce dès sa déclaration de candidature en février 2016 et le martèlera sans cesse : tirant le bilan de « l’impasse du Front de gauche », il s’affranchit du « cadre des partis » et récuse le mécanisme des primaires. « La seule primaire dont je suis sûr, c’est le premier tour de la présidentielle », tranche-t-il. L’ambition n’est donc plus de rassembler la gauche, mais de « fédérer le peuple ».

Deux ans plus tôt, il a théorisé sa démarche dans L’ère du peuple (Fayard, 2014). Ses postulats marquent une rupture significative avec tout son parcours antérieur, d’abord chez les trotskistes lambertistes, puis au Parti socialiste : « Il n’existe plus aucune force politique mondialisée face au parti invisible de la finance globalisée. La social-démocratie européenne toute entière s’est effondrée. Intellectuellement, la « gauche » officielle est en coma dépassé ». (Quant au président Hollande, c’est un « liquidateur », « pire que Sarkozy »). Se référant aux thèses de la philosophe belge Chantal Mouffe et de l’argentin Ernesto Laclau, il décrète donc venue « l’ère du peuple » et de la « révolution citoyenne » : « Notre époque est celle de la lutte du peuple contre l’oligarchie. Le peuple est le sujet de l’histoire contemporaine. C’est le peuple qui prend la place qu’occupait hier la classe ouvrière révolutionnaire dans le projet de la gauche ». Et il précise : « L’histoire récente a montré comment les révolutions de notre temps naissent sous forme de mouvements urbains. Ce n’est donc pas dans l’entreprise ni autour des revendications corporatives des salariés qu’éclatent les processus populaires révolutionnaires de notre époque ».

Quel est-il ce peuple qui, aux yeux de Mélenchon, aurait supplanté le mouvement ouvrier comme sujet de l’Histoire ? Il en donne d’abord une définition sociologique si extensive qu’elle en est presque tautologique. Une analyse publiée sur son site internet le 25 octobre 2022 confirme mot pour mot ce qu’il écrivait en 2014 : « Bien sûr, ce peuple intègre les salariés. Mais il ne s’y limite pas. D’autres catégories sociales y entrent de plein droit. Ce sont les chômeurs, les retraités, les étudiants, les lycéens, les précaires, les paysans, les artisans, les autoentrepreneurs etc. C’est cette multitude quand elle devient citoyenne ». Le peuple n’est donc réductible ni aux classes populaires, ni au prolétariat d’hier. Ce sont « les gens » – expression favorite et presque gimmick de ses campagnes – quand ils sont portés par l’ambition de « détrôner la petite oligarchie des riches, la caste dorée de politiciens qui sert ses intérêts et des médiacrates qui envoûtent les esprits ». Bref, le « nous » du peuple se définit par une opposition irréductible aux « eux » de l’oligarchie.

Encore faut-il que cette « multitude urbaine s’érige en peuple politique ». D’une manière générale, elle y parviendra en utilisant « toutes les formes démocratiques de l’action politique, depuis le vote jusqu’à l’action symbolique ou spectaculaire dans la rue ». Mais elle y parviendra surtout en faisant « acte de souveraineté ». D’où l’importance accordée à l’élaboration d’une nouvelle Constitution donnant naissance à une VIe République aux antipodes de l’actuelle « monarchie présidentielle ». « Le processus constituant est l’acte fondateur de la conquête de la souveraineté par le peuple. Ce n’est pas un à-côté de la stratégie révolutionnaire de notre temps, c’est son vecteur politique. Le peuple est constituant ou il n’est rien ».

Voilà pour la théorie. Qu’en est-il de la réalité ? Elle soulève des questions déterminantes pour l’avenir.

La première a trait à la composition du « peuple insoumis », c’est-à-dire de l’électorat de Jean-Luc Mélenchon. Sur la base des analyses de Jérôme Fourquet (Fondation Jean Jaurès, 16 avril 2022) et de Bruno Cautrès (Le vote clivé, Presses universitaires de Grenoble, sous la direction de Pascal Perrineau, octobre 2022), on peut retenir cinq caractéristiques essentielles.

Géographiquement, le vote Mélenchon est concentré dans les métropoles et leurs banlieues : à l’exception de Toulon et Nice, il est nettement supérieur à son score national (21,95%) dans les 20 plus grandes villes françaises, dépasse 30% à Paris, Marseille, Lyon, Toulouse, Nantes, Strasbourg etc. et atteint 40% à Lille et Montpellier. Quant aux banlieues, la Seine-Saint-Denis fournit le meilleur exemple : Mélenchon arrive en tête dans 36 des 40 communes du département et les douze circonscriptions du « 9-3 » ont élu des députés de la NUPES, dont 9 pour La France insoumise. Professionnellement, c’est un vote équilibré : 21% chez les cadres et professions intellectuelles, 22% chez les artisans commerçants et dans les professions intermédiaires, 26% dans les catégories populaires (ouvriers et employés) – dans ces dernières, notons-le, Mélenchon est nettement devancé par Marine Le Pen (34%). Socialement, c’est un vote de la pauvreté et de la précarité : 34% des électeurs dont le revenu net mensuel est inférieur à 900 euros ont voté Mélenchon, contre 26% pour Mme Le Pen.  Démographiquement, c’est un vote jeune en lien étroit avec les métropoles universitaires : il recueille 36% des suffrages des 18-24 ans et 30% des 25-34 ans (contre seulement 13% des plus de 65 ans). Culturellement enfin, Mélenchon a attiré les voix de 69% des électeurs de confession musulmane, en progression de plus de 30 points par rapport à 2017.

On est donc loin d’un « vote bobo » exclusif de jeunes urbains diplômés et potentiellement déclassés. En revanche, ses zones de faiblesse sont évidentes pour qui entend fédérer le « peuple ». Dès le lendemain des législatives, le député de la Somme François Ruffin, membre du groupe LFI à l’Assemblée mais pas du mouvement LFI, le soulignait sans ménagement dans un entretien au Monde (23 juin 2022). Il formulait trois mises en garde, développées dans son dernier ouvrage, Je vous écris du front de la Somme (Les liens qui libèrent, octobre 2022). Primo, « on ne doit pas devenir la gauche des métropoles contre la droite et l’extrême droite des bourgs et des champs, qu’on leur laisserait. Comment prétendre être majoritaire sans eux ? On a besoin d’un ancrage territorial beaucoup plus fort pour élargir le socle populaire ». De fait, au-delà de ses « groupes d’action » militants sur le terrain, LFI a fait jusqu’à présent l’impasse sur les élections locales. Deuzio, « la gauche doit se pencher sur la valeur travail, c’est essentiel pour demain » ; et il insiste sur le désarroi des ouvriers-employés des villes moyennes et rurales qui vivent chichement, voient la gauche comme le parti des « assistés » et votent massivement pour le Rassemblement national. Tertio, il revient sur le propos de campagne de Jean-Luc Mélenchon dénonçant « la police qui tue » : « [Il] a permis à la gauche de ressusciter et il a fait sauter un verrou électoral dans les quartiers populaires. Mais il y a des endroits, comme le mien, où ce genre de propos heurte ».

Classes populaires, enracinement local, valeur travail, sécurité : autant de débats dont LFI ne pourra faire l’économie si elle veut reconquérir les territoires délaissés – en gros, pour François Ruffin, la France des Gilets jaunes et des sous-préfectures – qui ont largement basculé dans le giron du Rassemblement national, mais qui n’en sont pas moins « le peuple ». A quoi Manuel Bompard, coordinateur de LFI, répond sèchement : « Pour gagner, il faut faire bloc. L’émulation, c’est bien. Le problème, c’est quand cela devient de la nuisance » (Le Monde, 16-17 octobre 2022). La synthèse n’est pas gagnée…  

La seconde question stratégique porte sur la nature de la NUPES : s’agit-il d’un accord électoral circonstanciel ou d’une alliance politique durable ? En 2017, Jean-Luc Mélenchon avait tiré un trait sur les cartels de partis et leurs « palabres ». Cinq ans plus tard, il y revient, en position de force. Pari gagnant au plan électoral. Certes la NUPES n’a pas obtenu, et de loin, la majorité à l’Assemblée et les Français ne l’ont pas « élu premier ministre », selon son astucieux mot d’ordre pour les législatives. Mais elle a très fortement renforcé son assise parlementaire : l’Assemblée de 2017 comptait 64 députés de gauche (31 socialistes, 17 insoumis, 16 communistes et apparentés) ; celle de juin 2022 en compte 151 (75 insoumis, 31 socialistes, 23 écologistes et 22 communistes et élus d’outre-mer).

Reste à articuler cette coalition avec la « fédération du peuple » prônée par Mélenchon et dont LFI se veut la force motrice. Dans son analyse du 25 octobre 2022 publiée sur son site internet, il s’en explique en mettant en avant une « stratégie de Front populaire », destinée à « rassembler dans une même mobilisation les deux acteurs fondamentaux que sont le Peuple et les salariés ». Cela suppose, à ses yeux, « une ferme volonté d’agir ensemble et la possibilité de le faire. Ici commence le rôle spécifique de notre coalition politique NUPES qui peut jouer le rôle d’unificateur et de déclencheur de cette action ». Pour autant, il ne cache pas la difficulté de faire coïncider ce schéma théorique avec la réalité, pointant que « la confiance est à construire après des années de division générale et de palabres sans effet ». Le constat est lucide.

Dans une note de janvier 2023 pour la Fondation Jean Jaurès, Antoine Bristielle le confirme. A partir d’une analyse des enquêtes « Fractures françaises » (réalisées par Ipsos pour Sciences Po, la fondation et Le Monde), il souligne, certes, que les personnes se déclarant proches du PS sont profondément ancrées à gauche : sur les questions sociales, environnementales ou sociétales (immigration, PMA…) notamment, la convergence est assez naturelle avec le programme de LFI. En revanche, la divergence est forte sur l’Europe et sur la situation internationale, ce dont le programme de la NUPES a d’ailleurs pris acte mezzo voce. Et, surtout, la méfiance des sympathisants socialistes à l’égard de La France insoumise reste vivace : 40% seulement déclarent que LFI est un parti proche de leurs préoccupations, 28% un parti capable de gouverner, mais 56% un parti qui attise la violence et même 51% un parti dangereux pour la démocratie. En dépit de l’aspiration à l’unité de la gauche, le fossé psychologique entre socialistes et insoumis est donc loin d’être comblé. Et l’on peut gager qu’il en est de même entre communistes et insoumis, tant les invectives entre les deux camps ont été violentes ces dernières années.

Jean-Luc Mélenchon a pu s’en rendre compte très rapidement à ses dépens. Le pacte fondateur de la NUPES garantissait que chaque composante disposerait de son propre groupe parlementaire et qu’un intergroupe permettrait de travailler de concert à l’Assemblée. Or, dès le lendemain du second tour des législatives, le leader de LFI a proposé abruptement la constitution d’un groupe unique pour « faire bloc » (expression décidément très prisée à LFI) et pour devancer numériquement le groupe du Rassemblement national. La réponse des socialistes, des écologistes et des communistes a été immédiate : oui au travail en commun dans l’intergroupe, non à la fusion dans un groupe unique. D’emblée, chacun a défendu son identité, son autonomie… et son financement public – celui-ci étant calculé sur les résultats en voix et en députés aux législatives. Jean-Luc Mélenchon a donc dû remiser ses tentations hégémoniques.

Au-delà de la confiance mutuelle, la pérennité de la NUPES dépendra pour beaucoup des stratégies de chacun des partenaires de LFI. Or celles-ci témoignent, à ce stade, des fragilités de la coalition. Socialistes, écologistes et communistes reconnaissent sans difficulté que la NUPES les a sauvés de la marginalité à laquelle les condamnaient les très faibles scores de leurs candidats à la présidentielle. Mais aucun d’entre eux ne fait de la NUPES son horizon indépassable.

C’est évident pour le Parti socialiste. La bataille de chiffonniers pour l’élection de son premier secrétaire, la reconduction controversée d’Olivier Faure et le replâtrage du congrès de Marseille (27-29 janvier) ont étalé au grand jour les âpres divisions du PS. Avec, précisément, pour pomme de discorde l’avenir de la NUPES, les relations avec La France insoumise et, en particulier, la trop grande proximité réelle ou supposée d’Olivier Faure avec Jean-Luc Mélenchon. En mai 2022, le « patron » du PS avait fait approuver à la hussarde la coalition électorale et il n‘a cessé de le marteler depuis : à ses yeux, la NUPES a permis au PS de « réaffirmer son appartenance indéfectible à la gauche ». Le moins qu’on puisse dire est que, huit mois plus tard, il peine toujours à convaincre et n’est soutenu que par une très courte majorité (51%). Clairement hostile à la NUPES, accusée d’inféoder le PS à LFI, la motion d’Hélène Geoffroy, arrivée en troisième position, a tout de même recueilli 20% des votes des adhérents. Quant au maire de Rouen, Nicolas Mayer Rossignol, qui a contesté jusqu’au bout la reconduction de M. Faure et obtenu le poste de premier secrétaire délégué, il n’est pas opposé au principe d’une alliance mais pas forcément celle-là : la NUPES, dit-il, n’est pas « l’alpha et l’oméga du rassemblement de la gauche et de l’écologie » et il ne se prive pas de fustiger le « social-populisme », autrement dit l’orientation de LFI. En se fragilisant lui-même, le PS a indéniablement ébranlé la solidité de la coalition des gauches.

Entre les communistes et les insoumis, les relations ne sont pas plus idylliques. Le secrétaire général du PCF, Fabien Roussel, n’a pas oublié que Mélenchon qualifiait il y a peu encore son parti « d’astre mort ». Et le leader de LFI n’a pas digéré qu’en se présentant à la présidentielle de 2022 et en recueillant 2,3% des suffrages, le communiste l’ait peut-être privé d’accéder au second tour. D’autant que Fabien Roussel n’a cessé d’afficher sa singularité. Cela a été le cas pendant la campagne présidentielle. Il a récidivé en septembre 2022 : rejoignant les mises en garde de François Ruffin, il a déclenché une sérieuse polémique en défendant haut et fort la « gauche du travail » face à « la gauche des allocations et des minima sociaux ». Quant au texte d’orientation qu’il a présenté pour préparer le prochain congrès du PCF (7-10 avril à Marseille), il constitue un vigoureux plaidoyer en faveur de la spécificité du Parti communiste. « Reconstruire la gauche ne saurait se résumer à la participation à la NUPES », écrit-il. Dans Le Journal du dimanche (15 janvier), il est plus explicite : « Je veux que la gauche l’emporte. La voie pour y parvenir n’est pas d’additionner nos scores d’aujourd’hui. Ils sont insuffisants. Sur les trois dernières présidentielles, nous avons soutenu deux fois Jean-Luc Mélenchon. Donc, candidature unique ou pas, ça ne marche pas. La gauche façon Mélenchon a atteint son plafond de verre. L’enjeu est d’aller conquérir un électorat populaire que nous avons perdu ». 82% des communistes ont approuvé son orientation. Assuré d’une large réélection à la tête du parti, il va donc continuer à faire entendre sa différence.

Il en est de même des écologistes. Plébiscitée le 10 décembre 2022 par 90% des adhérents, la nouvelle secrétaire nationale d’Europe Ecologie Les Verts, Marine Tondelier, s’est fixée deux objectifs. Le premier est de rénover en profondeur le parti écologiste, sur la base d’une vaste enquête participative et d’une conférence citoyenne, afin d’attirer d’ici à 2027 1 million de sympathisants. « La NUPES existe », précise-t-elle. Mais dans l’immédiat, elle estime que la tâche prioritaire est « de cultiver notre jardin. Si on veut que la gauche gagne, il faut que chacun se renforce ». Le second objectif est de présenter une liste de rassemblement écologiste pour les élections européennes de 2024. Face au forcing de LFI en faveur d’une liste commune possiblement conduite par un ou une écologiste, elle répond catégoriquement non : « C’est une question de transparence et de sincérité. Nous sommes écologistes et fédéralistes, ce qui constitue l’identité politique et la cohérence de notre groupe au Parlement européen. L’Europe doit continuer de changer. C’est pourquoi il ne faut pas lui tourner le dos et s’y investir pleinement, pour construire une Europe unie et solidaire ». Même implicite, l’incompatibilité avec les positions critiques de LFI sur l’Europe est clairement affirmée.

On le constate donc. La force d’entrainement de la NUPES a été indéniable ; en bâtissant cette coalition, LFI a assuré la survie et le rebond de la gauche – ou des gauches. En revanche, sa capacité unificatrice est loin d’être acquise, tant les réticences et les vieilles rivalités entre les alliés restent vives. Jean-Luc Mélenchon appelle chacun à « l’émulation » plutôt qu’à la « concurrence ». La rhétorique est habile, mais elle ne change pas la réalité : il espérait fédérer le « peuple » au-delà des appareils, les appareils résistent en dépit du « peuple » – ou parce que la définition de celui-ci est trop floue pour être efficacement fédératrice.

La mutation de LFI : crise de croissance ou d’identité ?

La France insoumise est confrontée à un second chantier d’ampleur : faire évoluer sa structure et son organisation pour tenir compte de ses succès électoraux. Jean-Luc Mélenchon s’en explique dans deux longues analyses publiées sur son site les 26 et 30 octobre 2022. Mettons de côté ses philippiques rituelles contre les « caricatures absurdes et insultantes » dont il estime que LFI est l’objet de la part des médias ou de ses adversaires. L’essentiel est ailleurs.

Lorsque La France insoumise est créée en 2016, l’objectif est double. D’une part bâtir de toutes pièces une machine électorale capable de porter la candidature de Mélenchon à la présidentielle de 2017. D’autre part et en même temps, inventer un mouvement politique original, capable de dépasser la forme des partis traditionnels et d’éviter leurs travers : « enfermement dans le dialogue interne », « luttes de clans » ou de « courants », « primaires autodestructrices », etc.

Les deux campagnes présidentielles de 2017 et 2022 ont démontré l’efficacité de la machine électorale, ses capacités de mobilisation et d’innovation. Parallèlement, LFI a construit son organisation et ses règles de fonctionnement. Le groupe parlementaire a joué un rôle central durant ces années en constituant, de fait, la direction du mouvement. Il était présidé par Jean-Luc Mélenchon, ce qui assurait l’unité de commandement. Il était également assez modeste (17 députés) pour former un pack soudé, se connaissant de longue date et habitué à travailler ensemble. Il a enfin été une bonne école de formation : à côté de fidèles de la première heure (Alexis Corbière, Raquel Garrido, Eric Coquerel …), il a permis de faire émerger des responsables plus jeunes, notamment Adrien Quatennens, désigné « coordinateur » donc numéro 2 de LFI en 2019, ou Mathilde Panot qui a pris la présidence du groupe à l’automne 2021.

« Le mouvement, explique Jean-Luc Mélenchon, est éclaireur (des possibles) et déclencheur (d’actions). Il ne vise pas à construire une avant-garde révolutionnaire mais à rendre possible par tous les moyens de la démocratie l’émergence du peuple lui-même révolutionnaire ». Concrètement, « ses élus sont la pointe avancée du processus de politisation du peuple. Ses candidats en sont le maillon immédiatement précédent et ses groupes d’action la première forme d’expression populaire ». Ces groupes d’action, aussi appelés « espaces », désignent leurs représentants. Selon quel critère ? « Etre connu.e et reconnu.e comme actif. C’est-à-dire faisant le boulot et surtout travaillant en collectif ». Et il précise : « C’est pourquoi parfois l’élection n’est pas le seul moyen d’avoir des responsabilités au mouvement insoumis ». Cela explique la perplexité (ironique) des observateurs lorsque fut annoncée, en décembre 2022, la désignation « à l’unanimité sans vote » de Manuel Bompard comme nouveau coordinateur du mouvement. On y reviendra.  

Le succès aux législatives de 2022 a sérieusement bousculé cette petite entreprise florissante. Jean-Luc Mélenchon le reconnaît : « Nous vivons un choc de croissance assez désarticulant, quand tant de cadres du siège central sont devenus députés. La création du groupe parlementaire à 75 est un processus qui prend du temps. Passer d’une addition d’individus qui souvent ne se connaissaient pas à une organisation cohérente n’est pas une affaire qui se règle d’un claquement de doigt. D’autant que le groupe n’est pas le mouvement et ne peut plus être sa direction de court terme. Trop nombreux à 75 et trop occupés à organiser collectivement en deux heures et demie chaque semaine l’activité parlementaire ». Cela résume en partie des embarras actuels de LFI. Auparavant, groupe et mouvement fonctionnaient en osmose. Désormais, ils doivent inventer un dispositif de coordination. Non seulement le groupe « ne peut plus être la direction du mouvement », mais le fédérateur en chef Mélenchon ne siège plus à l’Assemblée. Pour ne rien arranger, « l’affaire Quatennens » est venue percuter violemment cet apprentissage et provoquer une série de tensions inédites dans un mouvement qui a érigé la discipline collective en principe cardinal.

Résumons ce feuilleton délétère.

14 septembre 2022 :  Le Canard Enchaîné révèle l’existence d’une main courante pour violences déposée par l’épouse d’Adrien Quatennens. 19 septembre : le député du Nord confirme cette main courante, évoque une situation conflictuelle d’instance de divorce, reconnaît avoir donné une « gifle » à sa femme et annonce qu’il se met « en retrait » de ses responsabilités de coordinateur du mouvement. Jean-Luc Mélenchon lui apporte immédiatement un soutien vigoureux, soulignant que « Adrien » a décidé « de tout prendre sur lui » et saluant « sa dignité et son courage ».

22 novembre : Mme Quatennens dénonce auprès de l’AFP « les violences physiques et morales » exercées à son encontre « depuis plusieurs années ». Mélenchon se tait. En revanche les partenaires de la NUPES réagissent : « Le retour d’Adrien Quatennens sur nos bancs est désormais impossible » (Olivier Faure), « Si mon fils avait fait [ça], je ne lui adresserais plus jamais la parole » (Fabien Roussel), « Il doit démissionner » (Cyrielle Châtelain, présidente du groupe écologiste).

10-11 décembre : une assemblée représentative de LFI recompose la direction du mouvement, désigne Manuel Bompard coordinateur à la place d’Adrien Quatennens et écarte plusieurs cadres historiques dont Alexis Corbière, Eric Coquerel, Raquel Garrido et Clémentine Autain, auxquels s’ajoute l’électron libre François Ruffin. Plusieurs d’entre eux s’insurgent publiquement : « Un parti ne se renforce pas en s’épurant, nous avons un problème de démocratie à LFI » (Clémentine Autain), « J’ai un radical désaccord avec le résultat » de cette assemblée (Alexis Corbières).

13 décembre : le tribunal de Lille condamne Adrien Quatennens à quatre mois de prison avec sursis pour violences conjugales. Le groupe LFI décide de le radier pendant quatre mois et conditionne son retour à l’engagement de suivre un stage de responsabilisation sur les violences faites aux femmes.

14 décembre : Dans un long entretien à BFM TV, Adrien Quatennens contrattaque, explique « ne pas être un homme violent » et met en cause son épouse. « Cela va à l’encontre de notre combat féministe » réagit Manon Aubry, présidente du groupe de la gauche au Parlement européen. 

26 décembre : plus d’un millier de militants de LFI publient dans Le Monde une tribune cinglante : « Lorsqu’un groupe politique porte des programmes féministes, il se doit de cesser de protéger les agresseurs ». A leurs yeux, cette affaire est « révélatrice des limites d’un système vertical privilégiant la protection des cadres dirigeants aux dépens de la base militante et des programmes ».

Mi-janvier 2023 : retour d’Adrien Quatennens à l’Assemblée, au titre des non-inscrits. 7 février : une première prise de parole du député du Nord dans l’Hémicycle, lors du débat sur les retraites, provoque bronca et protestations, y compris au sein de la NUPES. 9 février : intervenant à BFM TV, Jean-Luc Mélenchon fulmine contre les journalistes : « Il a été condamné, le juge aurait pu le déclarer inéligible, il ne l’a pas fait. Foutez-lui la paix, il a été assez puni ».

Ce rappel permet de mesurer l’onde de choc déclenchée par cette affaire dans les rangs de LFI. L’inventaire des dégâts n’est pas mince. Jean-Luc Mélenchon se voit privé du concours de celui qui était son bras droit depuis trois ans et faisait figure de successeur potentiel. Son soutien constant à Adrien Quatennens a suscité plus que du trouble dans un mouvement dont la cause des femmes est l’un des principaux combats. Pour la première fois, les responsables insoumis n’ont pas suivi en bloc leur leader, certain(e)s critiquant publiquement son attitude. Pour la première fois encore, des centaines de militants ont fustigé, qui plus est dans Le Monde, la façon opaque dont cette affaire a été gérée. Quant aux partenaires de la NUPES, d’abord prudents, ils ont fini par se montrer de plus en plus sévères. Enfin, par ricochet, cette crise en a provoqué une seconde : contraint de se réorganiser pour remplacer Quatennens, la direction a choisi Manuel Bompard comme coordinateur mais mis le feu aux poudres en écartant sans ménagement quelques-uns des cadres les plus en vue et en provoquant une méchante controverse sur le manque de démocratie interne. A cet égard, il est notable que ces « exclus », quinquagénaires ou plus, ont eu un parcours politique antérieur à La France insoumise, chez les trotskistes lambertistes (Corbière), à la Ligue communiste révolutionnaire (Coquerel) ou au Parti communiste (Autain), tandis que les principales figures de la nouvelle direction, trentenaires, doivent tout à LFI et à son chef historique. Jean-Luc Mélenchon n’a donc pas oublié les leçons de sa jeunesse : on se renforce en s’épurant. Mais ce qui était la règle de formations groupusculaires vaut-il pour un mouvement majeur qui aspire à conquérir le pouvoir, au sein d’une coalition des gauches ? On peut en douter.

D’autant que sa crise de croissance confronte La France insoumise à un problème d’institutionnalisation, voire d’identité. Petit mouvement spartiate depuis sa création, il va déjà changer de niveau de vie : entre 2017 et 2022, il bénéficiait de 4,3 millions d’euros par an de financement public ; sur la base des résultats aux dernières législatives, il va grosso modo doubler ses ressources pendant l’actuelle législature. Il a également changé de statut. Pendant cinq ans, les 17 députés insoumis ont pu se satisfaire d’être les trublions de l’Assemblée et y jouer leur partition tribunicienne. Ils pouvaient provoquer et tempêter, cela avait de l’écho mais guère d’effet face à une large majorité présidentielle. Avec 75 députés, épaulés par leurs partenaires de la NUPES et face à un camp présidentiel minoritaire, LFI est devenue un acteur déterminant du paysage politique. Va-t-elle pour autant changer d’attitude, adopter un comportement parlementaire plus classique, se conformer peu ou prou aux usages de l’Assemblée ? Tout démontre pour l’instant le contraire, à commencer par le débat récent sur le projet de réforme des retraites. Pour Jean-Luc Mélenchon, c’est une « guerre de tranchées » qui était engagée et tous les moyens étaient bons pour faire capoter ce texte :  milliers d’amendements d’obstruction, manœuvres de retardement, incidents de séance, provocations et, dans la rue, encouragement à la forte mobilisation décrétée par le front syndical. Et ce ne sont pas les sanctions infligées à deux députés LFI qui avaient dépassé les limites de l’outrance qui ont calmé le bruit et la fureur. Dans une note de son blog, le 14 février, le leader insoumis invitait au contraire ses troupes à persévérer : « Les leçons de bonnes manières sont l’arme traditionnelle des partisans de l’ordre établi pour rétablir leur préséance de classe en bestialisant leurs adversaires. Chercher les encouragements ou la reconnaissance des partisans de ce vieux monde, c’est commencer avec eux le commerce mortel qui finit toujours dans le même abaissement moral ». En cherchant bien, on trouverait sûrement quelque tirade de la même eau sous une plume léniniste.

Reste à évaluer l’efficacité de cette attitude. L’objectif affiché par Mélenchon était clair : il voulait empêcher l’examen de l’article central (l’article 7) du projet de loi reportant à 64 ans l’âge légal de départ à la retraite. Un vote favorable à cette mesure, estimait-il, aurait assuré un succès au gouvernement et dangereusement démobilisé le mouvement social d’opposition à la réforme. Cet objectif a été atteint. Mais non sans frictions au sein du groupe LFI ni sans tensions chez les partenaires politiques et syndicaux. En effet, il a fallu une pression très vigoureuse de Jean-Luc Mélenchon et un vote – à une voix de majorité – pour que les députés Insoumis maintiennent quelques milliers d’amendements et interdisent ainsi la discussion de l’article 7 avant le terme du débat fixé au 17 février. Quant aux partenaires, ils n’ont pas mâché leurs mots. Le leader de la CFDT, Laurent Berger, a dénoncé sèchement (TF1, 13 février) cette « connerie » de l’obstruction systématique et il a déploré le « spectacle lamentable » offert par l’Assemblée. De même, le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez a accusé Jean-Luc Mélenchon de « ne pas favoriser la clarté des débats » et de vouloir « s’approprier le mouvement social pour reléguer les syndicats au second plan » (BFM TV, 19 février). Les partenaires de la NUPES, qui avaient, eux, retiré leurs amendements pour permettre le débat sur l’article 7, n’ont pas été moins sévères sur le fond. Ainsi Boris Vallaud, président du groupe socialiste à l’Assemblée, est longuement revenu sur cette séquence parlementaire (Le Journal du dimanche, 26 février) : « La NUPES n’a pas montré son meilleur visage. Socialistes, écologistes et communistes, nous voulions débattre du cœur de la réforme, l’article 7. C’était aussi la position du mouvement social et la position commune de l’intergroupe fin janvier. Sur ce point est né ensuite dans le débat un désaccord stratégique avec LFI ». Il ajoutait : « La NUPES est une union à quatre. On doit se respecter. Cela n’interdit pas les différences. Mais nous devons demeurer dans un cadre de régulation commun et tenir les positions quand nous en décidons ensemble. Nous sommes sortis de ce cadre commun ». Et il appelait de ses vœux, pour l’avenir, un fonctionnement « plus collectif et plus respectueux des différences ». Pour leur part, les écologistes, en particulier Cyrielle Chatelain et Sandrine Rousseau, ont déploré un « raté stratégique » des députés insoumis et plaidé pour un « acte II de la NUPES ». Quant au secrétaire national du Parti communiste, Fabien Roussel, il a appelé non sans ironie la gauche à « s’inspirer » de l’unité des organisations syndicales « qui arrivent à parler d’une même voix sans avoir à créer une NUPES des syndicats » (France 3, 19 février).

La question est donc posée : à trop faire vibrer la fibre identitaire, radicale voire révolutionnaire, le leader de LFI et sa garde rapprochée ne menacent-ils pas la démarche unitaire, aussi bien avec les syndicats qu’avec les partenaires de la NUPES ? La réponse n’est pas écrite. Mais il semble bien que Jean-Luc Mélenchon n’en ait cure : son obsession est de consolider dans l’action la cohésion et la discipline de son mouvement, sans se soucier de froisser ou de braquer ses partenaires. Son pari est d’être le tombeur du gouvernement et il s’y tient.

Jean-Luc Mélenchon : stop ou encore ?

Aux antipodes de ses accents volontiers enflammés, Mélenchon jouait les vieux sages, le 12 janvier sur France 2. Interrogé sur son avenir, il philosophait : « Je ne suis pas candidat à ma succession. Je veux réussir mon travail intellectuel », en l’occurrence une édition actualisée de L’ère du peuple et le développement de la Fondation La Boétie qu’il vient d’installer et dont il veut faire un centre éminent de réflexion et de formation. Par précaution, il ajoutait cependant : « Ce sont les circonstances qui font un candidat », laissant ainsi la porte entrouverte à une quatrième candidature présidentielle. Après tout, il n’aura que 76 ans en 2027 quand Lula vient d’être réélu président du Brésil à 77 ans tandis que Joe Biden envisage de se représenter à la Maison Blanche à 82 ans… Quatre jours plus tard, sur son blog, il se moquait de la stupidité des commentaires : « Une heure et demie d’entretien de bon niveau résumée à la passionnante question de savoir si j’ai l’intention d’être candidat en 2027. Les nuls parlent aux nuls ! ».  

Diable d’homme ! Notons d’abord ce paradoxe : Mélenchon a fait de l’abolition de la « monarchie présidentielle » au profit d’une République parlementaire un point central du projet de La France insoumise. Or le même ne semble se déployer, s’épanouir et faire étalage de son charisme et de son habileté que grâce aux voies et moyens de la République gaullienne, à commencer par l’élection présidentielle et sa personnalisation à outrance. Depuis dix ans, il paraît ne sortir d’une campagne que pour mieux réfléchir à la suivante. La distance qu’il fait mine de prendre par rapport à la prochaine présidentielle peut donc légitimement laisser sceptique, y compris dans son propre camp.

Or, quoiqu’il en dise, cette incertitude pèse lourdement sur le présent et l’avenir de LFI. Ce mouvement est son œuvre, sa réussite. Il en a pensé la stratégie. Il a formé bon nombre de ses cadres dont il reste le mentor. Il l’a construit autour de son leadership et l’incarne sans conteste. D’autant mieux que ce type de magistère est justifié par les théoriciens du populisme de gauche. Ernesto Laclau est parfaitement explicite sur ce point « Le populisme, souligne-t-il, requiert comme condition de son émergence une verticalité d’un nouveau genre » afin d’équilibrer l’horizontalité et la nébulosité des mouvements populistes. Cela nécessite la mise en place d’une « articulation verticale autour d’un signifiant hégémonique qui, dans la plupart des cas, est le nom d’un leader ». Dans Le siècle du populisme (Seuil, 2020), Pierre Rosanvallon a résumé d’une formule ce mode de représentation : il repose sur « l’homme-peuple ». Et Jean-Luc Mélenchon assume sans hésiter ce modèle. Ne déclarait-il pas dans Le 1 Hebdo (octobre 2017) : « Vous pouvez vous identifier à moi. Les personnes que je croise dans la rue, dans le bus, dans le métro, sentent d’instinct celui qui est ‘’avec nous’’ »… La contrepartie est claire, comme le notait récemment le politologue Remi Lefebvre (Le Monde du 16 décembre 2022) : « LFI est moins un parti-mouvement qu’un parti personnel. [Or] les partis personnels sont indexés sur la longévité de leur leader. Quand il est contesté ou qu’il s’efface, ils sont soumis à rude épreuve ».

A l’évidence, Jean-Luc Mélenchon n’entend pas être contesté. La vigueur avec laquelle il vient de réorganiser la direction autour de Manuel Bompard le démontre. Et plus encore la violence avec laquelle il a réglé leur compte à ceux qui en étaient écartés et dénonçaient ce verrouillage. En octobre déjà, il adressait cet avertissement : « Notre système met notre fonctionnement hors de portée du star système, des gens qui marchandent leur pouvoir de nuisance, des pique-assiettes et des ralliés de la vingt-cinquième heure ». Depuis décembre, ses notes de blog sont cinglantes. Florilège. D’abord ce commentaire encore retenu sur « la difficulté des anciens d’admettre les nouveaux et la même angoisse de perdre la lumière médiatique ». Puis, plus appuyé : « Pour se distinguer, autant briller dans l’action et la prise de parole sans se sentir obligé de dénigrer les autres ou de rendre la vie commune impossible par des confidences de presse qui rendent impraticable la discussion collective ». Le 16 janvier, le ton devient vindicatif. Evoquant 2027, il écrit : « Les talents ne manquent pas, comme on le sait. En tout cas je serai disponible, le cas échéant, pour donner le coup de main. Bien sûr, ce sera seulement pour quelqu’un qui n’aura insulté personne dans nos rangs (et n’y ont pas leur place) ou sali le mouvement pour se faire une place au soleil médiatique ». Enfin, cette ultime vacherie, rapportée par Le Monde (24 janvier), à propos des exclus de la direction : « Qu’est-ce qu’ils ont à mettre en avant, à part le fait qu’ils me connaissent depuis longtemps ? ». Les compagnons de la première heure, des bons et des mauvais jours, ont dû apprécier…

En tout cas, le message est clair. Il s’est placé, selon sa formule, « en retrait, pas en retraite » et n’entend nullement s’effacer. L’heure de l’héritage n’est pas venue et si elle doit intervenir un jour, ce sera à sa main et en faveur de personnes de son choix. Mais il a manifestement, à ce stade, le plus grand mal à l’envisager, encore moins à le préparer. Et le ton employé, c’est un euphémisme, ne facilite ni une réflexion sérieuse, ni une transition sereine vers un après-Mélenchon. En attendant, le noyau dur de la nouvelle direction fait bloc autour de lui. Parmi les fondateurs du Parti de gauche puis de La France insoumise, Charlotte Girard était l’une des plus proches de Jean-Luc Mélenchon. Lorsqu’elle a decide de quitter le mouvement en 2019, c’est pour une raison simple, mais essentielle : à LFI comme avec son leader, écrit-elle, « il n’y a pas de moyen de ne pas être d’accord ». C’est toujours le cas.

Qu’il s’agisse de la stratégie politique, de l’organisation interne ou du commandement du mouvement, La France insoumise n’a donc pas dépassé son ambivalence fondamentale entre consolidation identitaire et développement unitaire, entre fédération du peuple et rassemblement de la gauche. Ou, pour reprendre les références favorites de Jean-Luc Mélenchon, entre Chavez et Mitterrand. Tant que, d’une manière ou d’une autre, cette hésitation ne sera pas surmontée, l’avenir du mouvement restera incertain.

Envie de contribuer à La Grande Conversation ?
Venez nourrir les débats, contredire les études, partager vos analyses, observations, apporter un éclairage sur la transformation du monde, de la société, sur les innovations sociales et démocratiques en cours ou à venir.

Gérard Courtois