Les moutons de Monsieur Fourquet

Les moutons de Monsieur Fourquet
Publié le 25 avril 2023
Résignés, les Français ? C’est l’impression que l’exécutif croit pouvoir tirer d’enquêtes d’opinion parlant de repli individuel et de flemme généralisée. Le renoncement aurait gagné le pays, expliquant une humeur morose. Or, la forte mobilisation, mal comprise par le Gouvernement, contre la réforme des retraites, indique plutôt un état d’esprit tout différent : une forme de ressentiment, qui vient d’un manque d’écoute des aspirations et des attentes des Français.
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Après l’Archipel Français, Jérôme Fourquet nous révélait récemment, avec Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux : économie, paysages, nouveaux modes de vie. Un tableau de la société française complété, en novembre dernier, par l’analyse de l’épidémie de « flemme » qui serait en train de s’abattre sur les Français.

Les thèses défendues dans ces ouvrages ont eu un impact considérable dans le monde politique et dans la presse, qui mérite d’être analysé. La circulation et l’usage de ces travaux, au sein de ce qu’il est convenu d’appeler la macronie, sont en effet incontestables et grandissants. Et leurs effets discutables.

Jérôme Fourquet sème à tout vent sur un terreau fertile

Au-delà de la qualité de l’analyse statistique, l’influence des essais de Jérôme Fourquet tient aussi à l’état du monde des idées, et de l’information. En crise, ces deux univers se désagrègent et ne disposent plus de la force nécessaire pour structurer un débat cohérent, fondé sur des échanges d’arguments. Force est de constater une forme d’effet systémique. Il n’y a plus vraiment de confrontations d’idées, mais des monologues qui se juxtaposent. Les disputes violentes, les invectives présentées comme des idées, les insultes, ont pris le pas sur le dialogue et l’échange.  Qu’ils soient sources ou amplificateurs, les algorithmes des réseaux sociaux donnent à cette foire d’empoigne une visibilité qui fait disparaître tout le reste…  Et l’opinion se lasse peu à peu d’un débat public abêti et abruti, comme en témoigne la dernière étude de l’ObSoCo pour la fondation Jean Jaurès, dans laquelle plus d’un Français sur deux déclare une « fatigue informationnelle »… C’est ainsi qu’un petit nombre d’essais, largement médiatisés mais peu discutés, donnent le « la » de l’interprétation de la société française. Ils ont en commun de mettre en avant une évidence des faits, qui remettraient en cause la doxa et les idées dominantes.

Pour « achever », dans tous les sens du terme, ce triste tableau, le « guignol du spectacle parlementaire », associé à la manipulation « légale » des règles constitutionnelles, conduit à disqualifier, encore plus s’il en était besoin, le terrain des idées. Faute d’idées, il y aurait des « faits » que le monde politique s’arrache : c’est précisément ce que Jérôme Fourquet prétend lui apporter. En effectuant un travail approfondi d’analyse des données statistiques, il offre un nouveau terrain de jeu aux politiques, en tirant parti de leur paresse et de leur goût pour les formules-chocs et les mots nouveaux. La réflexion intellectuelle est ainsi conjuguée au passé. Plutôt que d’analyser, de confronter, de se nourrir de l’analyse des sondeurs pour alimenter un travail idéologique permettant d’inscrire ces analyses dans un projet, certains responsables politiques préfèrent exploiter ces « données », souvent sorties de leur contexte, et ainsi servir leurs obsessions personnelles, ou pallier le vide de leur pensée.

Les faits ne mentent pas

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Nombreux sont ceux qui opèrent ce « changement de terrain » et finissent par déduire leurs idées de l’observation du terrain par un sondeur. Jérôme Fourquet affirme ne jamais sortir de l’observation : « Je me suis borné à établir un diagnostic. Beaucoup cherchent un problème et me demandent des solutions, mais c’est leur rôle ». Le problème est que ce diagnostic s’appuie sur des prémisses et un cadre de pensée qui a une dimension politique et sociologique. Le fait statistique n’est pas offert par la réalité, c’est une construction intellectuelle dans laquelle les idées du statisticien jouent un rôle essentiel. Tout travail, y compris celui d’un sondeur, contient sa part de subjectivité qui doit être prise en compte lors de l’exploitation de ses travaux, et ceux-ci doivent être confrontés à des analyses différentes ou complémentaires.

Prenons l’exemple du mouvement des Gilets Jaunes. Est-ce qu’il disqualifie la représentation locale et l’existence des corps intermédiaires ? Ou montre-t-il qu’ils ne fonctionnent pas bien, mais qu’une démocratie locale est nécessaire et utile ? L’interprétation du phénomène observé est déterminante. Quand Jérôme Fourquet « constate » qu’un prénom sur cinq est d’origine arabo-musulmane, il tend en même temps la perche à certains politiques qui s’empressent de parler de déchristianisation ou de trafic de drogue dans les banlieues. En la matière, l’interprétation est aussi libre que dangereuse.  

Le talent de Jérôme Fourquet se trouve dans le choix des objets, des mots et des images. Le barbecue, nouvel objet symbolique à la Barthes, devient l’emblème du repli sur soi pavillonnaire. L’« Archipel » vient renouveler poétiquement le champ sémantique de la science politique et de la description des inégalités. Cela sonne mieux que « la fragmentation ». Plus trivial, la « flemme » interpelle le lecteur à la une du Figaro : la crise du travail qui a, rappelons-le, accompagné tous les moments historiques et économiques de transformation des organisations, du taylorisme à la digitalisation des tâches, devient ici simplement la flemme, phénomène qui s’étend d’ailleurs à la consommation et à l’engagement dans le collectif. Le fil rouge de ces analyses ? L’individualisme et l’individuation qui seraient devenus la règle dominante et quasi-universelle, loin de la demande de nouveaux biens communs…

Cet imaginaire social ouvre un nouveau terrain de jeu à des responsables politiques en mal de projet. Le macronisme s’offre La France sous nos yeux comme un cadeau dont il détourne l’usage pour en faire un manuel de sortie de crise. Le mouvement social contre la réforme des retraites devrait s’éteindre sans qu’un débat d’idées politiques, économiques ou sociales soit nécessaire. La flemme contestataire et le renoncement conduiront chacun à la résignation et au retour dans le « chez soi ». Le cours torrentueux de la foule va enfin rentrer dans son lit. Et y rester ?

Ce que néglige le macronisme, et ce qui n’est pas analysé dans le nouveau livre de chevet de ses stratèges, c’est l’appréciation fondamentale de ce que vit le pays et non seulement de ce qui en transparaît à travers le verre dépoli des données chiffrées. Cette lecture est celle que permet la prise en compte du vécu face aux statistiques, celle qu’explore Pierre Rosanvallon dans son dernier ouvrage sur les Epreuves de la vie. Celui-ci prend l’exemple des inégalités par rapport à l’injustice. Quand le premier terme-valise renvoie à une réalité statistique qui permet de « décrire des faits sociaux objectifs », le second renvoie à une expérience, un vécu, des émotions : « C’est pourquoi les injustices sont ressenties comme révoltantes alors que les inégalités ne sont que choquantes ». Or, c’est face aux injustices que culture commune et mouvements sociaux se sont historiquement constitués.

Dans l’esprit des stratèges de la macronie, l’analyse de Jérôme Fourquet démonétiserait la foule et sa colère, cette expression d’une France qui est pourtant « sous leurs yeux ». Alors que les syndicats insistent à raison sur la profondeur géographique du mouvement social contre les retraites, sur sa diffusion jusque dans de petites villes où l’on n’avait pas vu un cortège depuis fort longtemps, l’auteur de l’Archipel indique que ce sont majoritairement des fonctionnaires qui forment les « foules » dans les sous-préfectures. Si le diagnostic est en partie juste, il permet à la macronie de se rassurer : ces cortèges de villes moyennes de province ne sont finalement que des « pseudo-foules » et des manifs de nantis…

Les habits neufs de la post-vérité

Analyse du mouvement des Gilets Jaunes, conception du repli sur soi, assimilation ou intégration, flemme dominante : la macronie, faute de doctrine et de vision, fait son miel de ces « faits observés » par Jérôme Fourquet. Le progressisme ou le dépassement font long feu dès lors que l’on essaie d’en esquisser le contenu. Grâce aux observations de Fourquet, chacun alimente son « interprétation politique ». Jérôme Fourquet leur offre une « facilité idéologico-politique ». Pour un président confiné, La France sous nos yeux est un formidable « outil politique » pour pallier son éloignement des Français. Riche de ses diagnostics, Jérôme Fourquet a gagné les esprits. La photographie d’opinion vaudrait démonstration pour alimenter des choix politiques. Mais la « camera obscura », chère à Marx et Freud, rappelle que le sens clair des choses et des événements n’est pas naturellement accessible  : il résulte d’une pratique et d’un travail de vérité. Le camp de la raison et de la responsabilité est infaillible mais il oublie que le contraire de la vérité n’est pas le mensonge : c’est la certitude assénée sans conviction. Les constats du sondeur deviennent ainsi des îlots de certitude et guident les décisions politiques. Mais d’autres interprétations sont possibles des mêmes phénomènes et des mêmes données.

Le repli sur soi analysé par Fourquet est-il un choix assumé par les citoyens ou le symptôme de l’émergence d’une société du renoncement ? Renoncement au soin, renoncement au vote, renoncement parfois au travail … Jérôme Fourquet a peut-être eu raison de parler d’une société de léthargie et de résignation. Mais ceux qui l’ont lu, n’ont pas perçu que les temps changeaient. Le renoncement est devenu, épreuve des retraites aidant, un ressentiment, dont l’expression n’est plus seulement dans le « soi » qui renonce mais dans le « nous » qui remonte. Le renoncement était individuel, le ressentiment devient collectif. C’est pour cela qu’il sera, tôt ou tard, forcément payé, dans la rue, dans les urnes, ou ailleurs. Ce ressentiment est une des émotions centrales qu’Eva Illouz met en évidence dans son dernier ouvrage comme carburant des populismes et de la menace de nos démocraties. Ce passage du « moi » au « nous », de la stratégie individuelle à l’émotion collective, n’a été ni perçu ni compris. La grille d’analyse de Jérôme Fourquet est restée pertinente pour la majorité, et surtout son Président, qui ont parié sur la « flemme » pour se dire que tout allait bien se passer. Les millions de Français qui ont défilé partout n’y ont rien changé. Jusqu’à ce que l’usage du 49.3 réveille le sens démocratique de l’opinion, et reconstitue du « nous » face à « eux », face à « lui ».

Certains sondeurs ont franchi le Rubicon, en passant de l’analyse des données à la formation idéologique de représentants politiques. Jérôme Sainte-Marie en est un bon exemple : il veille depuis quelques mois aux formations du RN pour confirmer la pertinence de ses analyses sur l’affrontement d’un « bloc élitaire » et d’un « bloc populaire » ? Le temps des sondeurs aurait-il sonné ? Il s’inscrit en tout cas à rebours du débat d’idées et de convictions.

Le « circulez il n’y a rien à voir » du président de la République s’est ainsi nourri de la conviction que l’opinion était structurée par la résignation, le repli voire la jalousie sociale à l’égard des assistés, de ceux qui touchent le RSA…. Jupiter montre la Lune, et la foule regarde le doigt ! Sans voir que la France sous nos yeux se transforme, non pas en « start-up nation » des premiers de cordée, ni non plus en « des gens qui ne sont rien » ou des foules en voie de résignation. En optant pour suivre les moutons de Jérôme Fourquet, le président et ses troupes ne se sont-ils pas trompés de berger ?

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Robert Zarader