En France comme en Europe, les gouvernements décrivent le non-retour des migrants en situation irrégulière comme le talon d’Achille des politiques migratoires. En 2023, la France a émis 137 730 décisions de quitter le territoire, un chiffre en augmentation et bien plus élevé que chez nos voisins européens – la même année, l’Espagne a ainsi produit 64 260 ordres de retour, l’Allemagne, 44 620, et l’Italie, 26 460. Les autorités françaises peinent à mettre en œuvre ces éloignements, avec un taux global d’exécution des Obligations de Quitter le Territoire Français (OQTF) autour de 10%, contre 30% au niveau européen.
Ces difficultés ont nourri une fixation sur la nécessité de mener plus de retours forcés, en exerçant des pressions sur les individus, via la rétention, et les pays d’origine, à travers des restrictions sur l’octroi de visas et l’aide publique au développement. La coopération des pays d’origine est en effet un pré-requis pour effectuer ces retours, puisque les personnes recevant une OQTF n’ont souvent pas les documents nécessaires pour voyager. Ainsi, les gouvernements doivent vérifier l’identité des migrants et produire un laissez-passer consulaire pour permettre leur éloignement.
Le discours musclé des gouvernements français successifs n’a pourtant pas produit de résultats et il est triplement perdant. D’abord, cette approche tend à crisper les relations avec les pays tiers, qui peuvent riposter en suspendant leur coopération sur les migrations et d’autres domaines stratégiques. C’est un domaine particulièrement sensible à un moment où l’influence française (et plus largement occidentale) vacille dans les pays du Sud. Le dispositif engendre par ailleurs des coûts élevés – au moins 4 400 € par personne avec une escorte policière, auxquels peuvent s’ajouter les coûts de la rétention administrative, avec une moyenne de 16 200 € en France métropolitaine. Enfin, le retour forcé est traumatisant pour les personnes migrantes, accentuant leurs vulnérabilités et la stigmatisation dans les sociétés d’origine. Une autre politique est pourtant possible, plus réaliste, mieux concertée avec les pays tiers et plus humaine.
Mauvais diagnostic, mauvaises solutions
Les difficultés à opérationnaliser les OQTF tiennent d’abord à leur inflation, beaucoup d’entre elles étant inapplicables. Le nombre d’OQTF a ainsi presque doublé depuis 2015 (autour de 80 000), quand le taux d’exécution était proche de 20%. Les décisions sont souvent prises sans une analyse fine de la situation des personnes (dont les conditions peuvent avoir changé), et vers des destinations pour lesquelles il n’est pas possible d’organiser des retours (pour des raisons politiques ou pratiques). Par exemple, en 2023, près de 10% des décisions émises par les autorités françaises concernaient des pays vers lesquels les retours ne peuvent pas être organisés, dont 3 790 vers l’Afghanistan, 1 385 vers le Soudan et 1 020 vers la Syrie.
Cette situation est aussi le résultat d’un manque de moyens et d’obstacles opérationnels. L’année dernière, il aurait fallu organiser plus de 11 000 retours par mois pour exécuter toutes les OQTF, sans compter celles restées en suspens des années précédentes. Chaque éloignement nécessite une serie d’actions menées par différents intervenants, de l’identification de la personne à la demande d’un laissez-passer consulaire, la réservation d’un vol de retour et la mobilisation d’une escorte. Or les services ne sont ni les mieux organisés ni les mieux équipés pour gérer et suivre ces requêtes, en particulier auprès des consulats. S’y ajoutent les obstacles intrinsèques aux opérations de retour : les personnes peuvent refuser d’embarquer dans les avions, et les commandants de bord de décoler.
Par ailleurs, les pays d’origine sont souvent réticents à coopérer avec la France, car ce sujet est très sensible politiquement. Au Mali, par exemple, en 2008-2009 comme en 2016, la société civile et les associations de la diaspora se sont vivement opposées aux négociations d’un accord de réadmission avec des gouvernements européens. Les envois de fonds des migrants jouent en effet un rôle essentiel dans de nombreuses économies, contribuant à l’amélioration des revenus des familles et de leur l’accès à l’éducation et aux soins. En période de crise, ces transferts deviennent encore plus indispensables puisqu’ils constituent un filet de sécurité, surtout en l’absence d’un système de protection sociale solide. Ces obstacles politiques sont redoublées par des difficultés pratiques. Certains gouvernements n’ont pas les ressources pour mener les opérations nécessaires à l’identification des personnes sans titre, au niveau des consulats et des services d’état civil. Cela peut entraîner des délais et compromettre le respect des échéances de la procédure.
Les pressions contre les pays d’origine ne visent donc à répondre qu’à un aspect limité du problème. Surtout, leur efficacité n’est pas vérifiée tandis qu’elles sont risquées pour les intérêts français. À l’été 2022, la restriction des visas pour le Maroc, la Tunisie et l’Algérie pour leur forcer la main sur la réadmission a ainsi mis en difficulté des équilibres diplomatiques déjà fragiles. L’idée de conditionner l’aide publique au développement ajouterait à ces défis. En effet, cette aide est non seulement un soutien de long terme des partenaires de la France, mais aussi un levier d’influence essentiel. Étant donné la position fragile de Paris à l’international, en particulier en Afrique, les bénéfices de ces mesures sont très restreints.
Piste alternative : Accompagnement, retour assisté et soutien à la réintégration
Loin des discours de fermeté affichés par certains hommes et femmes politiques, des agences gouvernementales, des municipalités et la société civile se sont associées pour proposer des solutions pragmatiques à ces situations. A Gand et Bruxelles, en Belgique, et à Utrecht, aux Pays-Bas, ces acteurs ont monté des coalitions et noué des liens avec les communautés de migrants sans papiers. C’est en effet la première difficulté identifiée par les praticiens : pouvoir échanger avec les personnes, souvent très vulnérables, et évaluer leur situation. En Belgique, les partenaires locaux sont ainsi mobilisés pour offrir des aides d’urgence, à commencer par un hébergement et une écoute. Ces efforts posent les bases d’une relation de confiance et permettent ultérieurement un conseil personnalisé sur les options possibles – régularisation, demande d’asile ou retour assisté.
Cette troisième voie demande précisèment à être davantage investie en France. Ces programmes sont gérés par l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration (OFII) et permettent aux migrants sans perspective d’obtenir un statut légal de rentrer dans leur pays et d’y recevoir une aide à la réintégration. Ces initiatives sont généralement bien reçues par les pays d’origine puisque les retours ne sont pas contraints et que les personnes ne reviennent pas les mains vides. Le départ aidé et le soutien à la réintégration permettent ainsi aux migrants de se préparer et de surmonter le sentiment de honte souvent associé à ces parcours. Ce dispositif de retour assisté est par ailleurs moins couteux qu’un retour forcé. S’y ajoute néanmoins le budget des actions de réintégration, 3,1 million d’euros pour les pécules accordés par l’OFII en 2022, avec une assistance plafonnée à 10 000 euros par famille.
Malgré ces avantages, moins de 5 000 personnes ont bénéfié d’une aide au retour, et seulement 1 500 ont reçu une assistance à la réinsertion en 2022. Ces programmes pourraient donc être renforcés, en élargissant les conditions d’éligibilité, en termes de durée de présence sur le territoire ou en laissant plus de temps aux personnes pour y souscrire. Cette question de la temporalité est essentielle puisque les migrants ont besoin de temps pour cheminer vers la décision de rentrer. L’OFII pourrait aussi communiquer plus largement sur l’existence de ce dispositif, en renforçant sa coopération avec les autorités locales, le tissu associatif et les réseaux consulaires. L’expérience belge montre que ces engagements doivent néanmoins prioriser la résolution des situations individuelles, plutôt que de chercher à convaincre les personnes de rentrer dans leur pays.
Enfin, une meilleure coopération avec les pays d’origine est nécessaire, pour créer des conditions plus favorables à la réintégration, et que les personnes aient accès aux services publics et aux opportunités économiques. D’une part, cela implique de soutenir la formation des fonctionnaires de ces pays aux défis rencontrés par les migrants de retour, pour se réinscrire au système de protection sociale, accéder aux soins et même valoriser leur expérience à l’étranger. D’autre part, cela demande de renforcer les services publics et l’accès aux soins tels que le soutien psychosocial. Des initiatives de ce type sont en cours dans différents pays, en Irak, au Pakistan, au Bangladesh et en Tunisie, et devraient être encouragées.
Pour une approche européenne, en collaboration avec les pays d’origine
Alors qu’en France, l’accent est mis sur l’exécution des OQTF, cet indicateur n’est pas adapté et son instrumentalisation politique ne fait que redoubler la méfiance à l’égard des migrants. C’est pourquoi un changement de paradigme est nécessaire : nouer de nouvelles alliances avec les acteurs locaux et s’attacher à régler des situations individuelles, pour faciliter la régularisation ou accompagner le retour. Les expériences dans des municipalités en Belgique et aux Pays-Bas montrent que ces efforts ciblés permettent de proposer des solutions aux personnes et aux dynamiques locales. Ces actions ont évidemment leurs limites, et un enjeu des années à venir est de mieux les évaluer et d’encourager les échanges entre pairs. En parallèle, d’autres mesures doivent être pensées pour communiquer autrement sur les objectifs des politiques de retour avec les publics en Europe et dans les pays d’origine.
Les gouvernements et la société civile de ces pays ont un rôle essentiel à jouer dans cette architecture. C’est en les associant à ces actions que les Européens pourront améliorer la coopération sur le retour et la réintégration. Ainsi, les pays d’origine pourraient diffuser des informations sur les programmes d’aide au retour et à la réintégration par l’intermédiaire de leurs consulats et des associations de la diaspora. Ils pourraient aussi mieux connecter les bénéficiaires d’aide à la réintégration avec les dispositifs de protection sociale et d’accès à l’emploi. En définitive, ce sont l’accompagnement des migrants et le renforcement des programmes de retour assisté et de réintégration, en partenariat avec les pays d’origine, qui permettront de sortir de l’impasse des politiques de retour.