Alain Touraine, l’incompris

Alain Touraine, l’incompris
Publié le 28 juin 2023
  • sociologue, ancien directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales
Alain Touraine est mort le 9 juin 2023. Sa sociologie de l’action et des nouveaux mouvements sociaux a influencé un nombre considérable de chercheurs en France et dans le monde. Parmi eux, Farhad Khosrokhovar, spécialiste de l’Iran et de l’islam, dont il a été le directeur de thèse en 1977. Touraine et Khosrokhovar ont publié ensemble un livre en 2000, "La recherche de soi", où ils explorent la sociologie du Sujet, qui a orienté l’œuvre de Touraine depuis la publication de "Critique de la modernité" en 1992. Farhad Khosrokhavar rend ici hommage à l’un des grands penseurs du vingtième, mais aussi du vingt et unième siècle.
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Alain Touraine est mort à l’âge de 97 ans. La dernière fois que je l’ai rencontré chez lui,  trois semaines avant sa mort, il s’indignait de l’article 49.3 et me disait qu’il voulait écrire un livre sur le conflit autour de la réforme des retraites. Touraine gardait sa capacité d’indignation et quand je lui parlais, il avait toute son intelligence et son esprit alerte, brillant dans ses réparties. Il m’a aussi parlé de Philippe Descola et de son admiration pour lui. Pourtant, Descola défendait des idées contraire aux siennes. Alain Touraine avait pensé et décrit un sujet autonome et sans attache à la nature, à laquelle Descola assignait le nouveau sujet humain. Il pensait que le sujet écologique ne devait pas sacrifier sa capacité d’action à une soumission à la nature, mais se penser dans une relation conflictuelle avec elle, sous une forme nouvelle, en mettant en cause l’Etat et l’ordre économique, mais en partant de la subjectivité du sujet, de son indignation, de sa colère et de son rapport non seulement à l’ordre politique, mais aussi au genre.   Il parlait d’une critique de la technologie, de la société de production et de leur rapport à la nature, mais en externalisant en quelque sorte l’anthropologie du Sujet. Pour lui, il fallait partir de l’autonomie du Sujet et problématiser son rapport à la nature en se focalisant sur son malaise, sa révolte, sa volonté de s’affirmer dans sa dénonciation de l’ordre antinaturel qui animait la société moderne et dont la conséquence était la destruction de l’environnement et de la physis. En d’autres termes, il fallait conflictualiser le rapport du Sujet à la nature à partir de sa subjectivation et non considérer comme un fait acquis la remise en cause de l’ordre politico-économique dans la société au nom de la préservation de la nature, en appelant à l’acceptation de la finitude humaine et de la suprématie d’une nature malmenée. C’est en cela que la sociologie se distinguait du discours économique ou politique. Sa sociologie construisait une anthropologie du Sujet et une philosophie de l’action sociale, la nature n’y impose pas un ordre qu’il convient de respecter en s’y soumettant. Pour respecter la nature, il fallait aller au-delà d’elle, pas s’y inscrire comme un être naturel, pas chercher à retrouver le côté modeste des sociétés d’avant l’industrialisation. Bref, le Sujet en intégrant l’écologie, devait s’assumer dans sa puissance démiurgique d’être au-delà de la nature, pas de plain-pied avec elle, afin de redéfinir son rapport à elle et en respecter les exigences. Que cette idée puisse être contestée, rien de plus légitime. Mais qu’elle ne soit pas discutée au nom de l’évidence de l’homo naturalis, serait une faute à proprement parler sociologique.

Dans ce qu’il disait il n’y avait pas de place pour l’amertume. Mais un fait sautait aux yeux et il n’en était pas dupe, à savoir le peu de place que la sociologie française lui accordait dans les dernières décennies de sa vie.

Il est vrai que si l’on compare en France les hommages rendus dans les médias à la célébration post mortem d’une figure majeure des sciences sociales comme Pierre Bourdieu, grand sociologue de la reproduction sociale, de l’habitus et du capital symbolique, la disproportion est flagrante. Cet écart donne la mesure de l’incompréhension de la sociologie du Sujet de Touraine dans le monde sociologique français.

La France est le pays des paradoxes : les révolutions, les mouvements sociaux, les protestations et les contestations y sont plus fréquentes et plus puissantes que chez nos voisins Allemands ou Anglais, mais ce pays  n’aime pas ceux qui parlent du Sujet, de l’acteur social, des êtres humains qui remettent en cause la reproduction sociale et préfère croire que les contestations sont comme une illusion qui dissimule la nature profonde du tissu social, fait de domination et de reproduction des inégalités. Touraine a tenté, dès ses premiers travaux, de proposer une vision alternative à la théorie de la reproduction, et une version non-marxiste de la contestation sociale. Il s’est focalisé sur l’acteur social comme principe de production de la société. Par la suite, c’est la notion du sujet qui l’a profondément intéressé avec une conception phénoménologique de l’acteur, son souci de soi, sa colère, ses passions, sa volonté de vivre sa vie tout en secouant ce qui remet en cause sa capacité d’action et son sens de la liberté et de la justice, tant au niveau du système économique que de l’Etat. Les nouvelles sociologies et les médias ne placent pas ce type d’acteur au centre de leur conception de la société.

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Dans cet entretien, Touraine donnait l’impression d’être superbement égal à lui-même, mû par une réflexion critique sur les intellectuels, les chercheurs et les politiques, tout en étant profondément conscient du peu de place qu’il occupait dans le champ intellectuel français.

 Il faut réparer cette injustice. Sa pensée se lançait quelquefois dans de multiples méandres, mais il avait le don de faire entrevoir, par ses fulgurances, des idées-forces, comme celle du Sujet dans les sciences sociales, ou encore, les nouveaux mouvements sociaux, l’ère post-industrielle ou une méthode ingénieuse pour comprendre les mouvements sociaux, celle de l’intervention sociologique… Jusqu’à son dernier souffle, il avait des idées non seulement pour le présent, mais aussi pour l’avenir. Il prenait au sérieux le religieux depuis une vingtaine d’années alors qu’il l’avait ignoré auparavant (dans La Parole et le Sang, gros ouvrage sur l’Amérique latine, le religieux était absent) et il continuait à écouter les nouvelles tendances de la société. Il savait prendre ses distances avec la France pour traiter la complexité de la modernité dans d’autres sociétés, à commencer par les sociétés latino-américaines. Il rejetait avec force tout substantialisme et c’est ce qui le rendait suspect aux yeux de nombreux intellectuels qui attribuaient à sa faiblesse, ce qui était son ouverture vers de nouveaux horizons du pensable.

Dans le débat intellectuel, Touraine était ouvert à la contradiction et au pluralisme des idées. Dans le centre de sociologie qu’il avait fondé à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, le Cadis, il accueillait des chercheurs de divers horizons sans leur imposer son cadre de pensée. Parmi les sociologues étrangers qui ont fréquenté le Cadis, et ont reconnu leur dette à son égard, on pourrait citer Jeffrey Alexander qui a écrit par la suite un livre critique sur Bourdieu et a salué la contribution de Touraine au développement de sa pensée.

Il a été un précurseur des études sur le féminisme en France. Il disait que la femme était non seulement l’avenir de l’homme, mais de l’humanité. Certaines féministes contestent aujourd’hui ses idées, mais parmi les sociologues, il a été l’un des pionniers en décrivant les femmes non seulement comme socialement dominées et malmenées, mais comme actrices sociales capable d’agir pour changer leur sort, et celui de la société. De même, à travers l’analyse des mouvements sociaux il pointait du doigt l’apparition d’un nouveau type de société, qu’il appelait post-industrielle, où l’axe des conflits s’était déplacé de la classe ouvrière vers de nouveaux types d’action sociale où l’individu revêtait une importance plus fondamentale que par le passé. Touraine lisait la société à l’aune de ses mouvements sociaux au moins autant qu’il lisait les mouvements sociaux à l’aune de la société, et sa force résidait dans l’articulation conceptuelle qu’il établissait entre les deux.

Sa réflexion sur les nouveaux mouvements sociaux, notamment sur l’écologie, ouvrait la perspective d’une socialisation de l’homo ecologicus. Pour lui, il s’agissait de révéler le sens de ces mouvements sociaux, sens partiellement caché à leurs propres acteurs, et ce faisant, leur indiquer indirectement, sans aucune forme de dirigisme intellectuel, les impasses à éviter pour mener à bien leur action sociale.

On a reproché à Touraine l’absence de cohérence de sa pensée. Critique absurde, il a tenté de penser la société moderne dans sa capacité de changement et d’ouverture et il cherchait à trouver des voies nouvelles pour embrasser une modernité plus libre et plus juste, ce qui, évidemment, n’allait pas de soi, à partir de prémisses qui renouaient avec la philosophie, celle de Fichte, mais aussi les sociologies de la reconnaissance.

Après avoir ouvert de grandes perspectives dans la théorie du mouvement social, il s’est investi dans celle du Sujet et a tenté de réconcilier le souci de soi moderne avec l’action collective sans sacrifier le premier au second.

La société intellectuelle française a préféré Bourdieu à Touraine, comme elle avait préféré Sartre à Aron.  Il publiait beaucoup mais on l’écoutait peu. Des idées comme la subjectivation, le déchirement du Sujet entre l’affirmation de soi et sa démission, la dé-subjectivation, les mouvements sociaux régressifs et répressifs, la volonté de vivre avec une forte dimension narcissique du sujet moderne qui n’entend pas se sacrifier à autrui sans renoncer à la solidarité, l’idée de l’anti-mouvement social qu’il partageait avec Michel Wieviorka, sont riches et complexes et méritent qu’on s’y intéresse.

Je suis persuadé que l’avenir réservera à Touraine une place importante au Panthéon de la sociologie,  et que son influence internationale, portée par des sociologues comme Manuel Castells, Michel Wieviorka, Danillo Martuccelli, François Dubet, et bien d’autres, ne cessera de s’exercer directement ou indirectement dans les générations à venir. La sociologie du Sujet qu’il a élaborée appartient au corpus des idées sociologiques majeures.

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Farhad Khosrokhavar