Droits culturels : au-delà du slogan, les contradictions des politiques culturelles

Droits culturels : au-delà du slogan, les contradictions des politiques culturelles
Publié le 21 mars 2024
  • fondateur et ancien directeur de la Philharmonie de Paris
Les acteurs du monde culturel n’ont pas attendu l’invention de la notion de « droits culturels » pour imaginer des projets artistiques s’adressant aux publics les plus éloignés des institutions. Leur difficulté aujourd’hui est de mieux articuler la liberté de création et une démarche inclusive vis-à-vis de publics qui ne se sentent pas pris en compte dans la programmation. Mais la contradiction entre la prise en compte des revendications individuelles et la capacité à créer du commun n’est pas spécifique à la politique publique de la culture.
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Le rapport de Terra Nova sur les « droits culturels » met clairement en évidence tous les ajustements contextuels opérés au fil du temps dans le domaine des politiques culturelles mais aussi les discordances, voire les contradictions, accompagnant plus largement les politiques publiques sur maints sujets de société, de même, en toile de fond, que le flot de propos incantatoires qu’elles entretiennent.

Nous ne sommes, d’une certaine manière, pas éloignés des tensions lisibles dans d’autres débats qui occupent le devant de la scène. Il en va ainsi l’élan, de plus en plus communément qualifié de « wokisme », qui traverse notre société et interpelle fortement les milieux culturels. La lame de fond se comprend : l’analyse des faits dénoncés est irréfutable et le mal identifié est profondément ancré dans des usages déplacés que les successives postures dominantes – y compris celles des « progressistes de la seconde moitié du XXe siècle » – ont largement validé. Il ne s’agit donc pas d’un simple thème à la mode mais d’une remise en cause profonde. C’est une évidence qui n’empêche cependant pas d’observer que ce qui divise, à savoir les modes d’action qu’impose l’urgence de la situation, l’emporte sur tout consensus. Soit les objectifs énoncés restent généraux et adaptables à la perception de chacun ; ils ne soulèvent dès lors que peu d’objection sur la nature des intentions, mais leur mise en œuvre reste superficielle et en deçà des enjeux. Soit ils traduisent une vision plus radicale – sans même parler d’intersectionnalité – et leur affirmation met en exergue une série d’antagonismes, voire de remises en cause d’autres droits, attachés principalement au respect du primat de la Justice, qui fragmentent la société plus qu’ils ne la rassemblent. On pourrait aller jusqu’à étendre le débat au Pass Culture : ce dispositif inverse le soutien à l’offre par celui à la demande. Il prétend agir au plus près des aspirations des jeunes et par là-même changer en profondeur leurs habitudes. Pas sûr que ce soit le cas : il est en tout cas légitime de se demander – dans l’attente d’une évaluation objective – si le fait d’avoir déconnecté ce programme du contexte existant et tout volontarisme d’éducation populaire, permet d’atteindre l’objectif annoncé.

Il n’est qu’à constater, sur tout sujet qui interroge l’opinion publique, le numéro tantôt d’équilibriste tantôt de surenchère auquel se livrent couramment « les politiques ». Quand, en décembre 2023, la ministre de la culture Rima Abdul Malak expose son plan de formation des futurs managers des institutions culturelles dénommé « la relève », au nom d’une défense de la « diversité » (par ailleurs en porte-à-faux avec le projet de loi sur l’immigration porté au même moment par le gouvernement auquel elle appartient), elle évoque la couleur de peau parmi les critères de sélection des responsables sans en faire un élément central et argumenté de son discours. Face à cette incapacité à nommer les choses et le flottement qu’elle traduit, ceux qui soutiennent cette proposition auront tendance à la relayer en banalisant son sens pour la rendre consensuelle et n’y lire que le reflet de l’esprit d’ouverture propre aux valeurs de la culture ; les autres la fustigeront en mettant le doigt, qui sur l’illégitimité de la méthode au regard de principes constitutionnels, qui sur l’inefficacité d’une mesure illusoire, aux contours trop flous. Pas sûr que la cible juste (favoriser une meilleure intégration) ait une chance d’être ainsi atteinte.

Nous sommes dans un questionnement apparenté à celui des « droits culturels » dont l’un des préalables est d’appréhender quelle part de rupture introduit ce concept.  Marc Olivier Padis cite dans son texte des exemples de « bonnes pratiques » qui sont à l’œuvre dans plusieurs villes (notamment Lyon ou Bordeaux). Nous pourrions certainement élargir le champ en intégrant d’autres initiatives qui existent ici ou là. La question est de savoir si elles relèvent d’une vision nouvelle qu’aurait introduite la réflexion relative aux « droits culturels » ou si elles ne s’inscrivent pas plutôt dans une démarche exploratoire que le théâtre, pour ne citer que lui, promeut ici et là depuis des décennies, avant même que les plates-formes aient offert de nouveaux moyens pour tenter de fédérer des publics éloignés : dès les années 1960, l’auteur et  metteur en scène Armand Gatti opérait des croisements où artistes et citoyens élaboraient ensemble tous les éléments d’un spectacle monté et interprété collectivement, dans un geste allant bien au-delà de la symbolique de simples ateliers participatifs ; plusieurs municipalités communistes ont pris le relai dans les années 1970 pour impulser un théâtre brechtien participatif dans des territoires enclavés. Depuis – beaucoup trop ponctuellement –, le fil qui relie amateurs de toutes générations et professionnels ne s’est fort heureusement jamais rompu, avec une mise au goût du jour intégrant les apports du numérique, malgré la marginalisation inopportune des Maisons des jeunes et de la culture représentant longtemps un intermédiaire sensible. Les limites sont toutefois perceptibles dans le caractère qui reste subsidiaire de ce type d’initiatives et la difficulté à les modéliser. Les faits mériteraient une analyse fouillée mais il ne semble pas qu’une observation sociologique appuyée en tirerait des enseignements pertinents permettant d’appréhender des inflexions inédites fondamentales par rapport aux évolutions déjà en cours depuis un certain temps.

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Pris sous l’angle des opérateurs culturels, le problème qui revient le plus souvent semble plutôt relever de leur difficulté à articuler leur travail artistique (de création et/ou de programmation) avec une démarche inclusive moins secondaire que par le passé. D’autant plus que cette double exigence s’opère dans une période de récession, sans que la profession ait réalisé un arggionamento contribuant à contraindre ses coûts fixes et à refonder ses processus de création. Même si les productions coûteuses se font de plus en plus rares, même si l’on s’oriente vers un meilleur respect des enjeux environnementaux, rien n’indique qu’un nouveau modèle économique se dégage qui légitimerait la mise en place d’équilibres plus harmonieux entre « produire » et « diffuser » ou, pour employer une terminologie plus globalisante, entre « créer » et « transmettre ». D’autant plus que les compétences et l’expertise spécifiques à l’acte de transmission ne sont pas toujours réunies dans la sphère culturelle, loin de là (on ne saurait lui en faire grief, si tant est qu’elle ait toujours conscience de ce déficit).

Le ressenti général milite plutôt pour une autre lecture, celle d’une double aspiration vers le bas, surtout dans les secteurs référencés (opéras, orchestres, musées, théâtres…). Quoiqu’on ne puisse que louer les initiatives citoyennes qui, de Lyon à Bordeaux, parviennent à faire bouger les lignes, il est patent, ici comme ailleurs, que les logiques régressives en place depuis au moins deux décennies continuent d’agir fortement : une incapacité à dégager des marges financières et à fixer de nouvelles priorités (sauf dans les discours volontaristes), doublée de l’affaiblissement progressif d’un certain nombre de structures « classiques » auxquelles ne se substitue aucun paysage rajeuni.

Comment en irait-il autrement ? Les collectivités territoriales sont exsangues. L’État ne paraît pas vraiment en mesure de maintenir la cohésion territoriale et, partout, la tonalité des luttes politiques témoigne d’une impuissance à rester unis dans la tempête : à Montpellier, la Ville et la Métropole ont le courage de renforcer le soutien à leur opéra en contrepartie d’une démarche participative audacieuse avec les habitants des quartiers populaires et des zones rurales ; au même moment, en moins de cinq ans, la Région divise par deux sa subvention. En Auvergne-Rhône Alpes, la Région réduit son soutien aux structures culturelles installées dans l’espace « urbain », malgré le renforcement de leur action territoriale, sans que l’on voie s’opérer le moindre transfert pourtant promis au profit d’un désenclavement culturel des zones rurales.

S’il fallait prendre du recul pour mieux étalonner le rapport de forces, il serait judicieux d’interroger la matérialité actuelle d’un autre slogan qui nous honore, plus facile sans doute à cerner que les « droits culturels », mais en perte de vitalité : « l’exception culturelle ». La France croit avoir fait depuis Malraux une priorité de la culture, au point d’être citée en exemple dans le monde entier. C’est à la fois vrai et faux. Le maillage territorial s’est renforcé, mais sans concurrencer pour autant l’Allemagne (quatre à cinq fois plus d’orchestres et de théâtres, présents notamment dans toutes les villes moyennes), ni donner la leçon au Benelux et aux pays nordiques. Dans notre pays, les ressources annuelles de l’Opéra de Paris sont de 220 millions d’euros (dont une centaine de millions de subventions étatiques) quand le budget de chacune des trois plus importantes maisons lyriques de France (Lyon, Toulouse, Bordeaux) n’est que de l’ordre de 40 millions d’euros (pour un soutien de l’État compris, selon les cas, entre 3 et 6 millions d’euros).  En Allemagne, le plus gros opéra ne dépasse pas 100 millions d’euros de budget annuel, mais plus d’une dizaine de maisons se situent entre 50 et 100 millions. De même, l’éducation culturelle et artistique y gagnerait à observer certaines initiatives hors frontières sans plaquer mécaniquement leurs modèles sur notre réalité – près de nous, dans les pays scandinaves, pour tout ce qui concerne l’apprentissage précoce des disciplines dites d’éveil ; voire en Amérique du Sud, pour tirer des leçons de leur mise en œuvre d’un déploiement musical sans équivalent auprès des jeunes.

Dès lors, la question posée est de savoir quelles sont les priorités et s’il est réaliste de demander aux pouvoirs publics (État et collectivités) un surcroit d’investissement. Ici, comme dans tous les secteurs d’intérêt général laissés en déshérence, la réponse se doit d’être positive, mais à condition de modifier le cadre général, en tenant compte du cul de sac dans lequel nous nous trouvons. Pour l’énoncer sans filtre : il n’est pas sûr que le ministère de la culture détienne la clé du problème. En tout cas, pas à lui seul. Il suffit d’observer le peu de cohérence interne et de synergies qui se développent au sein du binôme production artistique / action culturelle qu’il a tenté de mettre en place dans ses propres services centralisés pour s’en convaincre. Plus largement, en observant de nombreuses structures – notamment les établissements publics qui concentrent la part la plus importante des ressources de l’État –, il n’existe que de faibles rapports entre, d’une part, les savoir-faire, les pratiques, les enjeux à l’œuvre dans leur démarche artistique et, d’autre part, les attendus, la nature des projets et les forces qui sous-tendent leur politique d’approfondissement des liens avec le public. Dit autrement, en observant la démarche des uns et des autres, s’il est aisé de repérer les cohérences de programmation, en revanche, tout ce qui relève des nouveaux usages de « transmission » – là où prend corps la problématique des droits culturels – ressemble plus à un inventaire à la Prévert qu’à un prototype en développement qui chercherait à renforcer les cohérences et à expérimenter des voies nouvelles. Sans omettre de signaler la difficulté à réunir et fidéliser les compétences spécifiques que devrait par exemple mobiliser l’interaction avec les publics empêchés.

Les déclarations de principe n’y feront rien. Soit les responsables culturels sont en mesure de réguler et de conforter cette relation en préservant une dynamique artistique (je n’en suis pas sûr au vu du malaise actuel et des forces en place), soit il faut poser le problème autrement. D’un côté, il convient de ne pas couper le secteur culturel du débat et des interactions avec le public, mais en les gérant mieux, en acceptant qu’elles se resserrent autour d’une cohérence interne plus forte et de projets expérimentaux qui évitent la dispersion, ce qui oblige à bien prioriser les situations où pourraient prendre forme des aventures locales de partage, ciblées mais plus profondes, à même de marquer plus durablement les participants. D’un autre côté, il devient urgent de lancer un vrai new deal autour des problématiques liées à l’accès généralisé aux expressions culturelles en intégrant les exigences d’égalité et de diversité. Ce ne serait possible qu’en repensant le système éducatif français qui se fossilise et prend de plus en plus de retard au plan international, en se montrant par exemple incapable de provoquer dès la petite enfance la sensibilisation artistique. Cela paraîtra une utopie mais, même en étant partisan d’une ambition plus mesurée et pragmatique, l’annonce en 2017 d’un plan national d’installation de chorales dans chaque établissement scolaire – suivi d’aucun moyen et d’aucun effet –, puis, en décembre 2023, celle de l’introduction de cours de théâtre dans les collèges (quelques jours avant l’affichage d’une coupe des crédits du ministère de l’éducation nationale de l’ordre de 800 millions d’euros) ne peuvent que nous laisser perplexes.

C’est cet enjeu-là qui mériterait une remise à plat et un vrai plan « Marshall », si la formule n’est pas trop éculée. Le secteur culturel peut y aider, participer à l’élan nouveau, mais il ne sera pas le moteur central de la reprise en main. Au-delà des questions financières, celle de l’organisation des enseignements est devenue vitale : la France est aujourd’hui l’un des pays où les enfants sont soumis aux horaires hebdomadaires les plus intenses. Dès lors, toute réformette s’opère sur une base optionnelle et induit un volontariat des participants dont on peut se demander s’il n’accroit pas en dernier ressort les inégalités sociales. Face aux défis de fond, bien plus difficiles à médiatiser que les obsessions relatives à l’uniforme ou au respect de l’autorité, le secteur culturel sera d’autant plus efficace et allant dans son rôle de relai de transmission qu’il sera capable de développer une action calibrée : il peut s’agir d’animations, voire de mise en place de dispositifs intégrant le public dans les processus de décision à condition qu’ils soient maîtrisés, ou encore d’objets artistiques plus « aboutis », dans tous les cas, la démarche doit tirer sa pertinence du fait qu’elle ne repose pas sur un simple saupoudrage mais sur des compétences dérivées de la fonction centrale patrimoniale ou de création/production (qui mériterait, elle aussi, d’être revisitée en profondeur), ce qui est loin des usages en place. 

Acceptons sans fétichisme la formulation « droits culturels » si elle fait désormais partie du vocabulaire établi, mais, pour l’instant, telle qu’elle s’inscrit dans le débat, elle ressemble plus à un slogan idéologique qui peine d’autant plus à trouver une traduction concrète, au-delà de quelques initiatives éparses, que le volontarisme qu’exigerait un vrai passage à l’acte est aux antipodes des politiques publiques en cours.

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Laurent Bayle