Débat

Le vote proportionnel

Le vote proportionnel

Le vote permet une double opération : il rend visible les différentes sensibilités politiques dans lesquelles se reconnaissent les électeurs et il permet de constituer des majorités en vue de l’exercice des responsabilités politiques. Aujourd’hui, le mode de scrutin pour désigner les députés (scrutin majoritaire uninominal à deux tours) ne permet plus ni l’une ni l’autre de ces opérations. C’est pourquoi un débat s’est ouvert sur le passage au vote proportionnel. Mais il existe en réalité différentes modalités de vote proportionnel. Comment s’y retrouver ?

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Pour un scrutin proportionnel aux élections législatives : propositions et projections

Dans une étude récente de Terra Nova, les auteurs s'interrogent sur les différents moyens d’amender le mode de scrutin actuel des élections législatives pour le rendre plus proportionnel. Ils envisagent pour cela différents modèles dont ils analysent les vertus et les limites. A chacun de ces modèles, sont associées des projections sur la composition de l’Assemblée nationale fondées sur les rapports de force observés en 2012, 2017 et 2022. Ils proposent en outre un outil de simulation en ligne grâce auquel les lecteurs pourront eux-mêmes paramétrer leurs choix et en mesurer les effets sur la composition de l’Assemblée nationale.
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Il est probable que s’ouvre bientôt un débat sur nos institutions. Dans ce cadre, un point mérite notre attention : le mode de scrutin des élections législatives. De ce choix découlent d’importantes conséquences, à la fois sur la représentation des sensibilités politiques et sur la formation de majorités de gouvernement. Au nom du premier principe, la proportionnelle est souvent plébiscitée : elle permettrait une représentation plus fidèle de la diversité des opinions ; au nom du second, elle est régulièrement condamnée : elle serait un facteur d’instabilité. Inversement, le scrutin majoritaire par circonscription à siège unique (ci-après « scrutin majoritaire » pour plus de simplicité) ne permettrait pas une représentation satisfaisante des sensibilités, mais maximiserait les chances de voir émerger des majorités stables.

Doit-on s’enfermer dans cette alternative ? Non. Les effets prêtés à chacun des deux systèmes quant à la qualité de la représentation ne font aucun doute : ici, la proportionnelle a bel et bien l’avantage. Mais on ne peut pas en dire autant des effets sur la stabilité gouvernementale : a) l’association entre proportionnelle et instabilité n’est pas validée par l’expérience (nous renvoyons sur ce point à notre rapport de 2018) ; b) les élections législatives de 2022 ont montré que le scrutin majoritaire n’aboutit pas nécessairement à une majorité absolue à la chambre. Enfin, il est également reproché à la proportionnelle de faire la part belle aux partis extrémistes. Certes elle reflète plus fidèlement la popularité des partis petits et moyens, mais les dernières élections législatives ont également montré que le scrutin majoritaire était loin d’être une digue infranchissable pour un parti comme le Rassemblement National.

Cette réhabilitation de la proportionnelle ne doit pas faire oublier pour autant les problèmes qu’elle pourrait soulever :

  1. Dans la plupart des systèmes proportionnels que nous avons testés, il ne faut pas s’attendre à ce qu’un parti soit en mesure de gouverner seul à l’issue de l’élection. La formation d’un gouvernement doit alors reposer sur un « contrat de gouvernement » entre plusieurs partis.
  2. Dans un scrutin majoritaire de circonscription, l’élection directe rend le député relativement accessible et potentiellement responsable devant ses électeurs. A l’opposé, dans un scrutin de liste, la plupart des électeurs ne connaissent pas leurs représentants. On verra qu’il est possible de concilier représentation proportionnelle et redevabilité de l’élu, mais c’est un sujet qu’il faut garder à l’esprit.
  3. La représentation proportionnelle conduit le plus souvent à donner une place centrale aux partis. La loi électorale qui participe à leur définition permet aujourd’hui que coexistent de nombreux partis, groupements et associations, souvent éphémères, parfois emboîtés les uns dans les autres, changeant facilement de nom, et pouvant ou non prétendre à des financements publics. Nous présentons quelques éléments de réflexion sur le sujet, mais il est vaste, et une modification du mode de scrutin pour l’élection des députés devrait sans doute s’accompagner d’une actualisation des textes juridiques concernés.

C’est à la lumière de ces considérations que nous nous concentrons dans les pages qui suivent sur une interrogation : de quel mode de scrutin avons-nous besoin ? S’agit-il de corriger les effets indésirables du scrutin majoritaire en y intégrant une « dose » de proportionnelle ou bien de passer à un scrutin proportionnel intégral ? Et comment maîtriser les divers effets de chacun des choix possibles ?

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Nous présentons d’abord ce que pourrait être une proportionnelle intégrale en France, puis les formes que pourrait prendre un système mixte. Pour chacun des modèles retenus, nous proposons des projections à partir des rapports de force constatés lors des premiers tours des élections législatives de 2012, 2017 et 2022. Autrement dit, nous répondons à la question : quelle aurait été la composition de l’Assemblée nationale si nous avions appliqué les différents modèles à chacune de ces élections ? Naturellement, de nombreux électeurs n’auraient peut-être pas voté de la même façon si le scrutin avait été différent. Les résultats de ces projections doivent donc être pris avec précaution. Mais ils permettent de se faire une idée des effets propres de chaque modèle.

Fort de l’ensemble de ces informations, le lecteur sera en mesure de se faire une opinion plus éclairée sur le sujet et de construire sa propre préférence. Nous exprimerons nous-mêmes en conclusion notre préférence pour un système mixte avec de l’ordre de 75% des députés élus localement suivant le principe majoritaire et 25% des députés élus suivant un principe de proportionnalité compensatoire au niveau national, l’électeur votant une seule fois.

Outils de simulation et de redécoupage des circonscriptions

Notre outil de simulation est disponible en libre accès à l’adresse suivante : http://circ.lamsade.fr/Terra_Nova_Proportionnelle.
Chacun pourra y recourir pour tester ses propres préférences. Il pourra également visualiser les effets d’un redécoupage des circonscriptions en cas de scrutin mixte. Les systèmes mixtes envisagés dans cette note impliquent en effet de dessiner des circonscriptions moins nombreuses et plus grandes qu’aujourd’hui. Les redécoupages utilisés dans nos analyses sont générés informatiquement par un programme ad hoc, qui procède par regroupement de circonscriptions existantes voisines en respectant certaines contraintes (cohérence avec les niveaux administratifs existants) et en visant à obtenir des districts de taille semblable.

Par ailleurs, pour répondre à la question « Quelle composition de l’Assemblée aurait résulté de l’utilisation d’un mode de scrutin mixte », il est nécessaire d’extrapoler les résultats observés dans deux directions : proportionnelle et majoritaire.

En France, le système à deux tours est tel que les votes de premier tour correspondent sans doute assez bien à ce qui pourrait être observés dans une élection proportionnelle ; l’offre électorale est large et les phénomènes de « vote utile » ne sont pas aussi prégnants qu’à la présidentielle. Nous utilisons donc les rapports de force indiqués par les scores observés au premier tour dans le département, la région ou le pays, pour déterminer les résultats à la proportionnelle.

En ce qui concerne la partie « majoritaire », il faut distinguer le détail du déroulement de l’élection. Dans le cas de deux scrutins parallèles, le plus logique est de prendre comme base, non les scores de premier tour mais les résultats de second tour. C’est ce que nous faisons, sachant que, dès que les circonscriptions ne sont plus les circonscriptions originales, cela ne peut se faire qu’au niveau des rapports de force constatés nationalement (ou régionalement). Dans le cas d’un scrutin « double » à un seul tour, on peut au contraire penser que les électeurs se comportent comme ils le font généralement au premier tour.

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1. LA PROPORTIONNELLE INTEGRALE

Un paramètre principal varie dans l’organisation d’une élection à la proportionnelle intégrale : les entités géographiques à l’intérieur desquelles les listes des partis sont constituées. A une extrémité, elles peuvent être nationales ; à l’autre, départementales. Dans ce dernier cas, les partis présentent des listes dans chaque département et l’attribution des sièges pour le département concerné suit les scores qu’y obtiennent les différentes listes. L’échelle régionale est une solution intermédiaire. Les graphiques de l’Annexe montrent pour les années 2012, 2017 et 2022, les compositions de l’Assemblée nationale obtenues sous le principe d’une représentation proportionnelle intégrale selon que l’on choisit le niveau national, régional ou départemental. Voici par exemple les résultats de nos projections pour 2022 pour les mailles nationale et départementale.

Proportionnelle à la maille nationale, projection 2022
Proportionnelle à la maille départementale, projection 2022

Pour ces projections, nous avons retenu comme « partis » les nuances suivant lesquelles le ministère de l’Intérieur classe les candidats puis, à partir des scores de premier tour de l’année considérée, nous avons compté le nombre de voix obtenues par chaque « parti » au niveau départemental, régional ou national, afin d’appliquer la règle proportionnelle. Enfin, nous avons choisi pour le calcul des arrondis la règle du plus fort reste (qui favorise plutôt les petits partis) et introduit un seuil de 3% (les listes qui recueillent moins ne peuvent pas participer à la distribution des sièges).

On voit clairement sur les figures de l’Annexe que, dans chacune des trois éditions (2012, 2017 et 2022), la composition finale de l’assemblée est assez semblable, quelle que soit la maille géographique retenue. En réalité, ces trois options sont moins semblables qu’il n’y paraît.

Une élection proportionnelle nationale implique des listes qui devraient comporter plusieurs centaines de noms, poussant jusqu’à la caricature un problème classique des scrutins de liste : la perte du lien direct entre députés et citoyens, et l’incitation maximale pour le candidat à prendre comme objectif de sa campagne d’être placé le plus haut possible sur la liste de son parti. Cette caractéristique nous conduit à écarter ce système.

La maille régionale est certainement préférable. Mais avec une Assemblée de 577 membres, les régions métropolitaines devraient encore compter chacune plusieurs dizaines d’élus : de 22 pour Centre-Val de Loire à 101 pour l’Ile de France. De fait, ce système n’éliminerait pas le problème mentionné plus haut : il ferait la part belle aux partis politiques et paraît peu en phase avec l’exigence moderne de contrôle des élus par les électeurs.

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Il est donc naturel de privilégier la maille départementale, comme en 1986. Avec une centaine de départements, le nombre d’élus par département est en moyenne de 5 ou 6 pour une assemblée de 577 sièges. Mais le nombre de députés par département varie de 1 (Lozère, Creuse…) à 21 (Nord). Ces disparités sont problématiques. Les grands départements (8 sièges ou plus) sont sujets au problème des listes longues : ils sont nombreux et représentent en tout 283 députés.

A l’autre extrémité, les élections dans les départements à député unique n’ont évidemment rien de « proportionnel », mais du moins ont-elles l’avantage propre à la règle majoritaire : le lien entre l’unique élu et ses électeurs. Cet avantage disparaît au contraire pour les départements à 2 députés : si la structure politique est en duopole, sont systématiquement élues les deux têtes de liste des deux partis dominants. Difficile d’imaginer plus ennuyeux : il est inutile de donner sa voix à un parti petit ou moyen, et il est tout aussi inutile de voter pour – ou contre – un grand parti ! Le même phénomène s’observe dans les élections proportionnelles à 3 députés : pour les grands partis, les jeux sont généralement faits (favorablement), et les petits ne peuvent pas espérer grand-chose. Ces observations rejoignent la recommandation théorique (Carey & Hix, 2011) de tailles de districts comprises entre 4 et 8, avec listes ouvertes.

On comprend facilement que la composition finale de l’Assemblée telle qu’elle est calculée dans nos simulations, à partir des « nuances » nationales, imite bien la représentation proportionnelle de ces nuances : la diversité des grands partis se retrouve correctement traitée parce que ces derniers sont relativement bien répartis dans les départements, et les tout petits partis sont agrégés dans des nuances nationales un peu arbitraires, ce qui cache le fait qu’ils sont mécaniquement mal traités par un scrutin départemental. La qualité de la représentation proportionnelle fournie, dans ces simulations, par le scrutin départemental est donc un peu factice en ce qui concerne les petits partis.

Au vu de ce qui précède, il serait logique d’examiner un système plus homogène résultant du redécoupage de la France en districts électoraux à 6 ou 7 députés chacun, quitte à ce que les districts ruraux soient très étendus géographiquement. Sans surprise, nos simulations pour ce cas retrouvent bien les mêmes distributions nationales entre nuances que la pure proportionnelle nationale. Notons de plus que, avec des listes de cette taille, il devient réaliste d’adopter un système de scrutin avec votes préférentiels, c’est-à-dire laissant la possibilité à l’électeur d’exprimer sa préférence pour tel ou tel candidat, en plus de son choix de liste. De tels systèmes existent dans de nombreux pays européens (Belgique, Pays-Bas, Lettonie, Slovaquie, Suède…) : les électeurs peuvent y donner des « vote de préférence » à un, ou parfois plusieurs, candidats de leur choix dans la liste du parti choisi. Ces votes de préférences sont ensuite pris en compte pour définir quels candidats, sur la liste, vont être élus. On considère généralement que l’utilisation des votes préférentiels a des conséquences faibles sur la structure de la compétition entre partis et changent rarement le résultat global de l’élection : ils sont satisfaisants pour l’électeur tout en ayant un impact politique faible.

Un autre phénomène rend cependant hasardeux d’anticiper les conséquences politiques de l’adoption en France d’un système proportionnel sur de petits districts. Dans un district à 6 députés avec un seuil de 3%, on obtiendra typiquement un assez grand nombre de voix perdues à cause du seuil retenu. De fait, la répartition des 6 sièges se faisant sur le reste, on aboutira à une situation où, après les députés affiliés aux « grands » partis, les districts enverront à l’Assemblée des « derniers » élus qui l’auront été avec pas beaucoup plus de 3% des voix. Il est possible que ces personnes ne représentent pas des courants nationaux mais s’agrègent à l’Assemblée en un ou plusieurs groupes disparates. A un par district, ces élus formeraient un sixième de l’Assemblée. On pourrait être là en présence d’un effet pervers de la représentation proportionnelle sur de petits districts.

2. LES DIFFERENTES DIMENSIONS DES SCRUTINS MIXTES

Les scrutins mixtes sont souvent privilégiés pour concilier les objectifs de qualité de la représentation au niveau global (l’objectif visé de proportionnalité) et au niveau personnel (l’objectif de l’élection uninominale majoritaire). Ces scrutins qui combinent scrutin majoritaire et représentation proportionnelle sont assez répandus (Allemagne, Danemark, Suède, Japon…). Avant d’exposer quelques-uns de ces scrutins mixtes, quelques précisions s’imposent cependant. Les systèmes envisageables varient en effet selon trois dimensions : (a) le nombre de députés respectivement désignés au scrutin majoritaire et à la proportionnelle ; (b) le mode de calcul du nombre de sièges accordés à la proportionnelle à chaque parti ; (c) la façon dont sont désignés les députés élus.

Dimension (a) : quelle dose de proportionnelle ?

Le choix de la proportion de représentants élus respectivement au scrutin majoritaire et à la proportionnelle est un premier facteur. Une dose de proportionnelle très faible conduit à une représentation proportionnelle homéopathique, et une dose très élevée à un affaiblissement de la représentation locale. Si l’on veut éviter ces écueils, il nous semble que la dose de proportionnelle ne doit pas être inférieure à 25% ni supérieure à 50%.

Dimension (b) : addition, compensation ou correction ?

Il faut ensuite choisir entre trois règles pour déterminer le nombre de sièges obtenus par chaque parti au titre de la partie « proportionnelle » du système.

(b1) La règle « additive » : tous les partis participent à la distribution des sièges supplémentaires, y compris ceux qui ont déjà le plus de sièges à l’issue de la partie majoritaire du scrutin. Les sièges supplémentaires sont répartis en proportion des scores obtenus, indépendamment des résultats au scrutin majoritaire. C’est la règle utilisée au Japon, où l’on parle de scrutin « parallèle ».

(b2) La règle « corrective » (ou « semi-compensatoire ») : tous les partis participent à la distribution des sièges supplémentaires, mais le score de chacun d’eux est défalqué du nombre de voix obtenues par ses candidats directement élus dans les circonscriptions au scrutin majoritaire.

(b3) La règle « compensatoire » : les partis qui ont déjà obtenu au scrutin majoritaire plus que ce que la proportionnelle pure leur accorderait, ne prennent pas part à la distribution des sièges supplémentaires. Les autres se les partagent proportionnellement à leur déficit en voix. C’est la règle utilisée en Allemagne, mais avec une différence importante : le nombre de députés supplémentaires au Bundestag est variable, afin de permettre une proportionnalité exacte in fine.

A dose de proportionnelle constante, (b1) réduit la proportionnalité finale du résultat, tandis que (b3) apporte la correction la plus grande ; (b2) est une solution intermédiaire. La règle de calcul peut ainsi amplifier ou atténuer le caractère proportionnel du scrutin. Le choix de la règle de calcul est donc étroitement lié au choix de la dose de proportionnelle : avec la règle additive, une faible dose (15 à 25%) change peu de choses par rapport au mode de scrutin actuel, alors qu’avec la règle compensatoire, le changement est significatif.

Du point de vue de l’électeur, (b2) peut sembler le plus logique dans le cas d’un vote unique à finalité double, tandis que (b1) et (b3) sont plus en adéquation avec l’idée de deux scrutins distincts parallèles, (b3) étant le seul qui soit compatible avec la visée d’une proportionnalité exacte.

En plus du choix entre ces trois règles, il faut aussi décider de plusieurs détails comme le seuil à partir duquel une liste a droit à des élus supplémentaires, et la manière de faire les arrondis : arrondi au plus près ou non, méthode du plus fort reste (dite règle de Hare), de la meilleure moyenne (dite règle de Hondt), etc. Ces éléments peuvent s’apprécier en fonction des autres paramètres : un seuil relativement élevé limitera les effets de la proportionnelle en évinçant les formations ayant recueilli peu de voix. De même, la méthode de calcul des arrondis peut favoriser les petits partis (méthode au plus fort reste) ou les grands (méthode à la plus forte moyenne).

De plus, on peut tout à fait envisager de réduire le nombre total de députés, le nombre actuel (577) n’étant que le maximum autorisé par la constitution. Enfin, les députés supplémentaires élus sur base proportionnelle peuvent l’être au niveau national ou régional. Ces différents paramètres définissent une vaste combinatoire de possibilités.

Dimension (c) : l’organisation du vote

Attardons-nous sur le point le plus délicat : la mise en œuvre concrète de l’élection. Les questions sont nombreuses : un seul tour ou deux ? S’il n’y a qu’un seul tour, les électeurs votent-ils une ou deux fois ? Les candidats élus à la proportionnelle sont-ils ou non choisis dans un ordre établi par leur parti ? Dans le cas où de telles listes partisanes existent, sont-elles nationales ou régionales ? Un même candidat peut-il figurer sur une liste et être candidat dans une circonscription ? Les élus d’une liste sont-ils désignés ex ante par le parti (listes bloquées) ou par les électeurs (listes ouvertes) ? La règle proportionnelle ne doit pas être entièrement confondue avec les systèmes de listes : il est tout à fait possible de concilier proportionnalité et responsabilité de l’élu devant ses électeurs. Voici trois exemples de mise en œuvre possibles.

  • Deux scrutins parallèles : Les doubles candidatures sont interdites. Les députés locaux sont élus localement, en un ou deux tours, et un scrutin de liste a lieu indépendamment.
  • Un premier tour multifonction : les scores de premier tour (i) désignent dans chaque circonscription deux candidats pour un second tour local ; (ii) définissent la base de proportionnalité pour répartir les sièges complémentaires. Quand on doit accorder 5 sièges supplémentaires à un parti, on prend ses 5 « meilleurs perdants » (ceux qui ont obtenu le plus de voix parmi l’ensemble des candidats de ce parti qui n’ont pas été élus au scrutin majoritaire). L’avantage de ce premier tour multifonction est de laisser inchangée l’expérience de l’électeur (il continue de glisser un seul bulletin, uninominal, dans l’urne).
  • Un seul tour, double vote : chaque électeur dispose de deux voix, qu’il donne à deux candidats distincts, ou deux fois au même, selon sa préférence. Dans chaque circonscription, le candidat ayant le plus de voix est élu directement. Les élus supplémentaires sont choisis comme précédemment, par parti, suivant les scores obtenus localement.

Avant de poursuivre, quelques remarques. 1) La représentation des petits partis est relativement indépendante des points discutés plus haut ; elle dépend essentiellement du seuil qui autorise l’accès aux sièges complémentaires. 2) Tous les systèmes envisagés induisent une plus forte représentation des partis moyens marginalisés par le scrutin majoritaire. 3) La probabilité qu’émerge une « majorité de gouvernement » tient plus à la structure de l’offre politique qu’au mode de scrutin : la règle proportionnelle est en vigueur dans de nombreux pays européens et ne semble pas être facteur d’instabilité.

3. QUATRE EXEMPLES DE SYSTÈMES ENVISAGEABLES

Les paramètres précédents peuvent se combiner de façon plus ou moins indépendante. Nous exposons ici le détail de quatre systèmes : un système d’élection proportionnelle intégrale et trois systèmes mixtes résultant d’un choix pour chacun des paramètres exposés plus haut.

Système 1 : Élections proportionnelles départementales

Les circonscriptions de vote sont les départements et le scrutin est intégralement proportionnel au niveau départemental. L’élection comporte un seul tour et les listes sont bloquées. Il n’y a pas de seuil.

Projections. Sans surprise, pour 2012, 2017 et 2022, nos projections aboutissent à une Assemblée où aucun groupe n’atteint seul la majorité absolue des sièges, pas même en 2012. La composition de l’Assemblée appelle invariablement la formation d’une coalition de gouvernement. Dans le système tripartite qui se fait jour en 2017 et qui se dessine plus clairement en 2022, la force centrale qui aurait l’initiative de la proposition d’une coalition serait le groupe macroniste : sauf à chercher à s’associer entre eux, ce qui est improbable, ni les groupes composant la NUPES ni le groupe RN ni a fortiori le groupe LR ne peuvent imaginer participer à une majorité sans trouver un accord au moins bilatéral avec Ensemble. En 2022, la représentation nationale issue du scrutin proportionnel ressemble à ce qu’elle est aujourd’hui dans sa structure, mais avec des groupes NUPES et RN renforcés au détriment de la force centrale.

Naturellement, la projection des rapports de force observés dans le cadre d’un scrutin majoritaire sur un scrutin proportionnel présente des limites : dans le cadre d’un scrutin proportionnel, les électeurs auraient été sans doute moins incités à une forme de « vote utile » pour donner à un candidat peu éloigné de leur sensibilité une chance de figurer au second tour et de l’emporter… Dans cette hypothèse d’une disparition des stratégies de « vote utile », le résultat final risquerait d’être encore plus éclaté, notamment à gauche. D’autant que, dans un système proportionnel, a fortiori sans seuil de qualification, les partis sont eux-mêmes moins incités à envisager des alliances électorales.

Proportionnelle départementale, projections 2012
Proportionnelle départementale, projections 2017
Proportionnelle départementale, projections 2022

Système 2 : 50% de proportionnelle, calcul additif, listes régionales, scrutins parallèles, deux tours

Dans ce système, pour une Assemblée de 577 sièges, il existe 289 circonscriptions. Les électeurs sont appelés aux urnes deux fois, à une semaine d’intervalle. Lors du premier tour, les électeurs votent deux fois : une fois pour un candidat « local » (comme actuellement), une autre pour une liste régionale proposée par un des partis en compétition. Les listes régionales sont ordonnées, contiennent autant de noms que le nombre de députés à élire à la proportionnelle dans la région. Chaque liste alterne une femme/un homme ou vice versa. Un candidat inscrit sur une liste ne peut pas être candidat au suffrage majoritaire. Une liste obtient des élus dans une région si elle y obtient au moins 4% des suffrages. Le nombre d’élus sur chaque liste passant cette barre est calculé selon une règle proportionnelle (avec la méthode des plus forts restes pour le traitement des arrondis). À la fin du premier tour, les élus provenant des listes sont connus. Dans chaque circonscription, un second tour a lieu si le candidat arrivé en tête au premier tour obtient moins de 50% des voix ; peuvent se maintenir au second tour ceux dont le nombre de voix dépasse 12,5 % des inscrits.

Projections. Là encore, nos projections dessinent à chaque fois une représentation nationale où aucun groupe ne dispose seul de la majorité absolue des sièges. En 2017 (247 sièges) comme en 2022 (207), le groupe macroniste est en position d’organisateur de la coalition. En 2022, il est clairement poussé à une alliance avec LR, d’un côté, et les Divers Gauche, de l’autre. En 2017, il peut espérer construire une coalition sans aller chercher ni les socialistes ni les Républicains. Il est à noter qu’en 2012, la coalition majoritaire la plus probable nécessite de réunir toute la gauche, Front de gauche compris.

50% parallèle, projections 2012
50% parallèle, projections  2017
50% parallèle, projections  2022

Système 3 : 25 % de proportionnelle, listes nationales, calcul compensatoire, un seul tour, deux votes.

Dans ce système, il existe 433 circonscriptions. Le nombre de circonscriptions dans un département est donc en moyenne deux tiers du nombre actuel. Chaque candidat est associé à un parti. Les électeurs sont appelés une seule fois aux urnes, mais déposent deux bulletins dans deux urnes différentes : l’un portant sur un candidat de la circonscription, l’autre sur une liste nationale présentée par un parti. Dans chaque circonscription, le candidat qui obtient le plus de voix est élu. Une fois connu le nombre de sièges obtenus au scrutin majoritaire par chaque parti, la méthode de compensation est appliquée, de manière à s’approcher au mieux d’une représentation proportionnelle suivant la répartition des votes pour les listes nationales. Projections. Comme dans les deux précédents systèmes, nos projections suggèrent que ni en 2012, ni en 2017, ni en 2022, un seul groupe ne se trouve en situation de majorité absolue. Comme dans le système 2, en 2012, la coalition la plus probable nécessite de réunir toutes les forces de gauche et, en 2017, LREM peut espérer obtenir une courte majorité de gouvernement en réunissant un centre élargi intégrant les Verts. Mais, contrairement au système 2, en 2022, presque aucune coalition majoritaire ne se dessine sans l’ajout à une coalition Ensemble/LR (247 sièges, soit 42 sièges en-dessous de la majorité absolue), soit de voix issues de la NUPES, soit de voix issues du RN.

25% compensatoire, projections 2012
25% compensatoire, projections 2017
25% compensatoire, projections 2022

Système 4 : 25 % des sièges à la proportionnelle, un seul tour, votes transférables nationalement

Dans 433 circonscriptions, lors d’un unique tour, chaque électeur vote pour un seul candidat. Est élu celui qui obtient le plus de voix. Les voix qui se sont portées sur des candidats non élus sont transférées au niveau national, suivant les affiliations partisanes. Il en est de même des voix qui se sont portées sur un candidat élu au-delà de ce qui était nécessaire à son élection. Les voix nationales sont donc attribuées aux partis de la manière suivante : pour un candidat non élu localement, toutes ses voix sont comptabilisées pour son parti ; pour un candidat élu localement, on attribue à son parti le nombre de voix obtenues moins le nombre de voix obtenues par son meilleur adversaire, moins une. De cette manière l’électeur est fondé à se dire que sa voix est transférée au niveau national dès qu’elle n’est pas utilisée au niveau local. Les voies nationales déterminent l’allocation, proportionnelle entre les partis, des 144 députés supplémentaires. Dans chaque parti, sont élus les députés ayant obtenu le plus de voix localement. Ce système peut être vu comme une adaptation du système de « vote unique transférable » utilisé en Irlande et en Australie.

Projections. Contrairement à tous les autres systèmes présentés jusqu’ici, ce système 4 aboutit à une majorité absolue en 2017 au profit de LREM (qui peut même se passer du Modem). Et comme dans le système 2 et le système 3, le PS doit réunir toute la gauche pour espérer une majorité de gouvernement en 2012. En 2022 en revanche, Ensemble ne peut construire une coalition majoritaire qu’en allant chercher des soutiens soit dans les rangs de la NUPES, soit dans les rangs du RN.

25%, transferts nationaux, projections 2012
25%, transferts nationaux, projections 2017
25%, transferts nationaux, projections 2022

Au total, le système 1 (proportionnelle intégrale par département) ne donne jamais de majorité absolue au parti dominant : 42% pour le PS et ses alliés en 2012, 35% pour REM+Modem en 2017, 28% pour Ensemble en 2022 ; il implique donc des coalitions de gouvernement larges. Le système 2 (règle additive, dose de 50%) ne donne pas de majorité absolue au parti dominant, mais peut s’en approcher si l’on considère les alliances de proximité les plus naturelles : 51% pour le PS et ses alliés en 2012, 49% pour REM+Modem en 2017, 36% pour Ensemble en 2022. Le système 3 (règle compensatoire, dose de 25%) donne 47% pour le PS et ses alliés en 2012, 45% pour REM+Modem en 2017, 32% pour Ensemble en 2022. Le système 4 (règle transférable, dose de 25%) donne 50% pour le PS et ses alliés en 2012, 64% pour LREM+Modem en 2017, 32% pour Ensemble en 2022. Le score de 64% pour LREM+Modem en 2017 (dont 57%  pour LREM), qui dépasse même les résultats du scrutin majoritaire (60%) s’explique par les scores souvent très élevés des candidats LREM+Modem vainqueurs dans leurs circonscriptions et des scores élevés des candidats LREM+Modem perdants.

4. COMMENTAIRES EN FORME DE CONCLUSION

Nous recommandons l’adoption d’un système mixte avec de l’ordre de 75% des députés élus localement suivant le principe majoritaire, et 25% des députés élus suivant un principe de proportionnalité compensatoire au niveau national, soit les équilibres de départ du système 3 (cf. supra). La carte électorale est redécoupée en 430 circonscriptions de tailles similaires (avec quelques exceptions ultramarines). Chaque candidat se présente dans une seule circonscription et peut être affilié ou non à un parti. Le scrutin comporte un seul tour et le candidat qui obtient le plus de voix dans chaque circonscription est élu. Les voix non utilisées localement et qui se sont portées sur un candidat affilié à un parti sont transférées au niveau national et comptabilisées pour ce parti. A partir de ces voix « nationales » on calcule, suivant la méthode des plus forts restes et avec un seuil de 3%, l’allocation des sièges complémentaires aux différents partis. Dans chaque parti, les élus complémentaires sont les « meilleurs perdants » de chaque parti au scrutin majoritaire.

Le système proposé est adapté à la taille du pays et nous semble satisfaire trois exigences (i) Conserver le rôle du député tel qu’on le connaît aujourd’hui : un élu local représentant sa circonscription ; (ii) Former une Assemblée dans laquelle les groupes politiques sont présents à proportion de leur audience réelle dans le pays, tant pour les « grands » partis que pour des partis plus marginaux ou émergents ; (iii) Proposer aux citoyens un système simple et transparent dans lequel toutes les voix comptent et pas seulement celles qui se portent sur les vainqueurs.

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Annexes

2012, proportionnelle « intégrale », seuil de 3%, arrondi de Hare

Maille Nationale
Maille régionale
Maille départementale

2017, proportionnelle « intégrale », seuil de 3%, arrondi de Hare

Maille nationale
Maille régionale
Maille départementale

2022, proportionnelle « intégrale », seuil de 3%, arrondi de Hare

Maille Nationale
Maille régionale
Maille départementale
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Publié le 5 octobre 2023

La proportionnelle intégrale est la vraie solution à la crise politique

La note récente de La Grande Conversation montrant les avantages et les limites du vote proportionnel exclut le recours à la proportionnelle intégrale, sans vraiment examiner les avantages que celle-ci présente. Or, c’est précisément un système de proportionnelle intégrale qui pourrait aujourd’hui apporter la meilleure réponse à la crise politique qui s’est installée.
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Ma réponse à la note de La Grande Conversation sur la proportionnelle

Dans une note récente de La Grande Conversation, Jean-François Laslier, Jérôme Lang, Thierry Pech et Manel Ayadi s’interrogent sur les différents moyens d’amender le mode de scrutin législatif actuel pour le rendre plus proportionnel. Ils envisagent pour cela différents modèles dont ils analysent les vertus et les limites. A chacun de ces modèles sont associées des projections sur la composition de l’Assemblée nationale fondées sur les rapports de force observés en 2012, 2017 et 20221. Les auteurs comparent les résultats hypothétiques de ces élections selon la part des députés qui seraient élus à la proportionnelle, 25%, 50% et 100%. Ce rapport, très sérieux, nous apporte des données précieuses, encore que, comme les auteurs le reconnaissent eux-mêmes, « on peut supposer que de nombreux électeurs n’auraient pas voté de la même façon si le scrutin avait été partiellement ou intégralement proportionnel. Et il est probable que certains partis n’auraient pas éprouvé le même besoin de s’associer à d’autres. Les résultats de ces projections doivent donc être pris avec précaution et ne sauraient à eux seuls fournir le critère d’une préférence pour tel ou tel modèle. Mais ils permettent de se faire une idée des effets propres de chaque système sur l’issue du scrutin et c’est d’abord en cela qu’ils ont une certaine valeur. »

« De quel mode de scrutin alternatif avons-nous besoin ? » s’interrogent-ils. « S’agit-il seulement de corriger les effets indésirables du scrutin majoritaire en y intégrant une « dose » de proportionnelle ? Et si oui, laquelle ? Ou bien faut-il passer à un scrutin proportionnel intégral ? » D’entrée de jeu ils annoncent leur choix : un système mixte avec de l’ordre de 75% des députés élus localement suivant le principe majoritaire et 25% élus suivant un principe de proportionnalité compensatoire au niveau national, l’électeur votant une seule fois.

Le problème que pose à mon sens cette riche étude est qu’après avoir estimé, à mon avis à raison, que le choix à opérer était entre la proportionnelle intégrale et un scrutin mixte proportionnel/majoritaire, les auteurs se prononcent en faveur du second sans véritablement présenter une argumentation claire à l’appui de leur rejet de la proportionnelle intégrale. On peut cependant présumer que les deux raisons, liées l’une à l’autre, de ce rejet ont à voir avec leur vision du rôle des partis politiques dans notre système politique. D’une part, écrivent-ils, « le scrutin majoritaire amenant à la désignation de l’unique représentant de “sa” circonscription se distingue par plusieurs traits : l’élection directe rend le député relativement accessible et potentiellement responsable devant ses électeurs, et même si le phénomène du parachutage existe, les futurs députés doivent essentiellement faire campagne auprès des électeurs. A l’opposé, un scrutin de liste comme celui utilisé en France pour les élections européennes a pour effet que la plupart des électeurs ne connaissent pas leurs représentants. » Sur ce point, rappelons cependant qu’un mode de scrutin qui vise à la proportionnelle intégrale peut néanmoins faire élire une proportion plus ou moins grande de députés à la majorité dans le cadre de circonscriptions législatives. Lorsqu’ils classent par exemple le mode de scrutin allemand parmi les modes de scrutin mixtes, ils oublient que si ce mode de scrutin combine effectivement élections au scrutin majoritaire uninominal et représentation proportionnelle, la moitié des députés étant élus dans le cadre des circonscriptions au scrutin majoritaire uninominal, il est néanmoins entièrement proportionnel, chaque parti étant représenté au Bundestag en proportion de ses voix, (Voir sur ce point Pierre Martin, Les Systèmes électoraux et les modes de scrutin, Montchrestien 2006, p. 80).

D’autre part, et plus généralement, il ressort de leur texte une certaine méfiance à l’égard des partis politiques. « La représentation proportionnelle conduit le plus souvent à donner une place centrale aux partis politiques », écrivent-ils. Or, s’interrogeant sur le cadre optimum –« la maille » – dans lequel les députés seraient élus, ils rejettent la « maille régionale » au profit de la « maille départementale », estimant que « procéder à une élection à maille régionale est certainement préférable. Mais avec une assemblée de 577 membres, les régions métropolitaines devraient avoir chacune plusieurs dizaines d’élus. Avec plusieurs dizaines de noms par liste on n’arrive évidemment pas à éliminer le problème mentionné plus haut ; une proportionnelle de liste à maille régionale serait un système proche du système espagnol : il ferait la part belle aux partis politiques et serait peu en phase avec l’exigence moderne de contrôle des élus par les électeurs. Il est donc naturel de privilégier la maille départementale, comme en 1986. »  La méfiance à l’égard des partis est ici clairement exprimée, ce qui est logique dans leur conception qui tend à équilibrer la démocratie représentative par la démocratie participative.

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Pour ma part, je privilégie aujourd’hui, ce qui n’a pas toujours été le cas, une proportionnelle intégrale. C’est l’aggravation des dysfonctionnements de notre système politique qui m’a amené à privilégier ce mode de scrutin, ma préoccupation principale étant, à la différence des quatre auteurs, de renforcer le rôle des partis politiques dans le fonctionnement de notre système dans le but de redynamiser la démocratie représentative qui me paraît aujourd’hui gravement affaiblie. Je voudrais ici expliquer pourquoi.  

Je pars des dysfonctionnements actuels de notre système partisan pour développer mon argumentation. Notre mode de scrutin législatif majoritaire à deux tours n’est plus adapté aujourd’hui à l’état de ce système, nous en convenons tous. Mais mon choix de la proportionnelle intégrale n’est pas seulement ni même d’abord guidé par la question des inégalités de représentation des différentes forces politiques, même si sur cet aspect de la question je rejoins les auteurs. (Voir les articles publiés dans Telos par Jean-Louis Bourlanges, Elie Cohen et moi-même). Il se fonde d’abord sur le fait que ce système ne permet plus de dégager des majorités parlementaires capables de soutenir une action gouvernementale efficace et bénéficiant d’un appui suffisant de l’opinion publique. Plus généralement, c’est la crise même de fonctionnement du régime représentatif qui me paraît exiger une modification profonde du mode de scrutin législatif, alors que les élections législatives sont devenues la queue de comète de l’élection présidentielle.

Le mode de scrutin actuel pouvait être adapté au fonctionnement du système partisan soit quand un parti était dominant – et encore, le quinquennat précédent a montré les limites de l’action d’un tel parti quand il est isolé- soit quand une alliance majoritaire de partis pouvait représenter une part suffisante de l’électorat. Aujourd’hui, de telles situations n’existent pas. La destruction des deux grands partis de gouvernement et la fin de la bipolarisation ont laissé place à une fragmentation du système partisan avec une tripartition qui en réalité, vu les désaccords entre gauche et extrême-gauche et droite et extrême-droite, rend difficile quand elle ne l’exclut la formation d’une coalition gouvernementale. Dans ces conditions, le mode de scrutin actuel a des effets pervers qui présentent un réel danger. Il pousse en effet des partis à passer des alliances électorales pour gagner des sièges, au moins au second tour de scrutin, mais ne permet pas à ces alliances de se transformer, en cas de victoire, en coalitions gouvernementales suffisamment solides pour gouverner effectivement et dans la durée car elles reposent sur un compromis bancal qui ne résiste pas à l’épreuve du pouvoir. Ainsi, après l’élection de François Hollande en 2012 et des législatives remportées aisément par l’alliance des partis de gauche, le Parti communiste, dès la formation du gouvernement, puis plus tard EELV refusèrent d’y participer. En outre, ce qui subsiste de la prégnance du clivage gauche/droite dans les esprits et dans les pratiques empêche toute fluidité au niveau des système d’alliances. Puisqu’il paraît peu probable que le Parti socialiste ou les Républicains puissent passer un accord de gouvernement avec le centre ou que les partis de gauche ou les partis de droite puissent s’unir solidement, le système est figé.

Dans ces conditions, proposer un mode de scrutin qui demeure largement majoritaire, même si les auteurs intitulent leur rapport « Pour un scrutin proportionnel », n’empêcherait pas ces partis de continuer à nouer des alliances électorales qui ne pourraient se transformer en coalitions gouvernementales tout en supprimant les qualités intrinsèques du scrutin majoritaire qui est de pouvoir, dans certaines conjonctures, favoriser l’apparition d’un parti dominant. C’est la raison pour laquelle il me semble que la seule solution pour sortir de cette situation bloquée est d’adopter la proportionnelle intégrale. L’avantage majeur de ce mode de scrutin est que chaque parti fait campagne sur son propre programme et que les coalitions se forment à l’issue du vote et non avant, au vu des résultats, la préoccupation principale des partis étant alors de rechercher des compromis en vue de l’adoption d’une plate-forme gouvernementale permettant la formation d’un gouvernement. Un autre avantage de ce système, qui m’avait été expliqué un jour par le leader du parti socialiste suisse, est que les électeurs peuvent plus facilement admettre que des compromis passés après les élections puissent amener les partis pour lesquels ils ont voté à modifier ou abandonner dans les négociations certains éléments de leur programme tandis qu’un programme commun négocié avant les élections, s’il n’est pas appliqué une fois au pouvoir, peut avoir comme conséquence que les parties prenantes se voient accusées de trahison par leurs électeurs.

Il ne faut pas se dissimuler que l’introduction d’un tel mode de scrutin affaiblirait sensiblement le pouvoir du président de la République, actuellement chef de la majorité, absolue ou relative.

En effet, les partis retrouveraient leur pouvoir en déterminant eux-mêmes les contours de la nouvelle coalition et son programme. Le chef de la majorité redeviendrait le chef du gouvernement conformément à la lettre de la constitution. Le président serait de son côté la personnalité qui représente l’ensemble des Français, chargé de la responsabilité de contribuer au bon fonctionnement du système (voir le rôle du président de la République italienne). Dans une longue et convaincante contribution pour la revue Commentaire « La Ve République ou l’illusion présidentielle » (n°183, Automne 2023), Pierre Avril décrit l’épuisement croissant de la République présidentielle. C’est de cette constatation qu’il faut partir. Ma préférence pour la proportionnelle intégrale est ainsi fondée d’abord sur le souhait d’un renforcement du parlementarisme et du rôle des partis politiques.

Je partage avec les auteurs du rapport l’idée selon laquelle les craintes souvent exprimées quant à l’instabilité ministérielle qu’un scrutin proportionnel provoquerait sont exagérées. L’observation des nombreux régimes démocratiques qui utilisent la proportionnelle ne démontre pas en effet la gravité de ce danger pourvu que le seuil nécessaire pour participer au partage des sièges soit suffisant. Il me paraît donc nécessaire de conserver l’actuel seuil de 5% des exprimés, qui est celui des élections européennes, pour être représenté. Remarquons que l’introduction de ce mode de scrutin ne nécessiterait aucune révision constitutionnelle, la loi électorale étant une loi ordinaire et le texte de la constitution faisant du Premier ministre le chef du gouvernement.

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Réaction au rapport de Terra Nova sur la proportionnelle

Un mécanisme est utilisé dans de nombreux pays européens comme le Danemark, la Suède, la Norvège, l'Islande, l'Autriche : la compensation nationale associée à des circonscriptions départementales ou régionales. Cela permet d’avoir des circonscriptions de taille raisonnable (départementale par exemple) tout en ne perdant aucune voix au niveau national.
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Le 13 septembre 2023, le think tank Terra Nova a publié un rapport sur la proportionnelle. Un document de 44 pages, signé par quatre personnes : Jean-François Laslier, Jérôme Lang, Thierry Pech et Manel Ayadi. Il s’agit d’un travail poussé, intelligent et relativement complet (nous verrons néanmoins que le “relativement” a une grande importance). Nous nous sommes tout à fait retrouvés dans les premières pages, avec des bonnes explications du principe proportionnel et notamment le débunkage de l’idée selon laquelle “proportionnelle = instabilité”. (Notons néanmoins une petite erreur historique : le système utilisé sous la IIIe République entre 1919 et 1928 n’était pas un système proportionnel mais un système mixte.)

C’est dans la section consacrée à la proportionnelle intégrale que les problèmes sérieux commencent. Ce qui nous a le plus frappés, c’est l’absence totale d’un mécanisme utilisé dans de nombreux pays européens : la compensation nationale associée à des circonscriptions départementales ou régionales (à ne pas confondre avec les scrutins mixtes dont nous parlerons plus bas). C’est un outil fondamental, utilisé notamment au Danemark, en Suède, en Norvège, en Islande, en Autriche (des pays reconnus pour la très grande qualité de leur fonctionnement démocratique) et en Estonie (le pays de l’ex-bloc de l’Est dont le fonctionnement démocratique est le plus exemplaire). Cela permet d’avoir des circonscriptions de taille raisonnable (départementale par exemple) tout en ne perdant aucune voix au niveau national. Un parti réalisant 5% des voix au niveau national aura 5% des sièges dans l’Assemblée concernée. Ne pas avoir présenté cet élément majeur fausse le débat sur les outils à utiliser. Précisons que cela ne nécessiterait pas de redécoupage des circonscriptions (vu qu’il s’agirait des départements tel que nous les connaissons), et ne nécessiterait pas non plus de liste parallèle. Ce sont les pays utilisant cet outil qui ont le meilleur indice de proportionnalité, c’est-à-dire qui sont les plus représentatifs des électeurs. L’outil souvent utilisé pour mesurer cela est l’indice de Gallagher, et plus le chiffre final est bas, mieux c’est du point de la représentativité. En France, cela a donné 21,12 en 2017 et 12,81 en 2022. Dans les autres pays européens (en prenant leurs dernières élections législatives) : Allemagne 3,48, Danemark 1,13, Pays-Bas 1,31, Suède 0,64, etc.

Dans les autres sujets moins majeurs de cette section, il y a un problème de conception sur la différence entre circonscriptions régionales et départementales : il est dit qu’un scrutin régional ressemblerait beaucoup au scrutin espagnol, alors même que la taille des circonscriptions espagnoles correspond aux départements français ! La situation espagnole (un nombre très limité de partis nationaux qui restreint les possibilités de coalition gouvernementale et une plus-value donnée aux députés de formations non représentatives au niveau national mais fortes sur le plan local) plaide au contraire pour des grandes circonscriptions, pour que l’on arrive à une offre politique claire aux yeux des électeurs, c’est-à-dire à environ une dizaine de partis notables (situation que l’on retrouve dans la majeure partie des pays européens). Dans notre Assemblée nationale actuelle, nous avons des dizaines de partis, la plupart d’entre eux ayant une existence assez faible au niveau médiatique, ce qui complexifie inutilement notre paysage politique.

Nous avons été surpris par certains calculs, notamment les projections faites avec un scrutin départemental. Ainsi, nous ne voyons pas par exemple où en 2022 auraient été élus les 15 élus Reconquête indiqués.

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Il aurait pu être pertinent de ne pas utiliser uniquement les résultats des élections législatives, mais par exemple de prendre les résultats des élections européennes, qui sont déjà à la proportionnelle, et où chaque parti part sous son étiquette (sauf exceptions, comme en 2019 les différents partis soutenant Emmanuel Macron).

Le “lien entre les élus et les électeurs” a été abordé plusieurs fois. Mais ce lien existe-t-il vraiment quand un député est censé représenter tout un département (ou même la moitié d’un département). Il est dit qu’il ne serait pas pertinent d’avoir la proportionnelle dans les départements avec deux députés, parce que cela éliminerait de nombreux partis. Mais ce serait déjà une forte amélioration par rapport à la situation actuelle, où il peut souvent arriver que ce soit le même parti qui obtient les deux députés (exemples actuels : les trois députés de l’Aude sont RN, pareil pour les deux députés de la Haute-Marne, les deux députés du Cantal sont LR, comme la Corrèze et la Haute-Loire, les deux députés de la Nièvre font partie de la majorité présidentielle).

Dernier point sur cette section, nous n’avons pas compris le dernier paragraphe, évoquant des élus obtenus avec “un peu plus de 3%”. Sur une circonscription avec 6 élus, rares seraient les configurations permettant à un parti d’obtenir un élu avec moins de 15% des votes. Donc cette peur d’avoir plein de petits partis ne semble absolument pas justifiée.

Mais c’est surtout dans la deuxième partie, celle consacrée aux modes de scrutin mixtes, que le problème fondamental de cette étude se pose. Un vrai travail de pédagogie est fait, ce qui est très appréciable. Mais nous ne comprenons pas les conclusions qui en sont tirées. Les trois propositions de scrutins mixtes mises en avant (pages 21–30 : “système 2 : 50% des sièges à la proportionnelle, calcul additif, listes régionales, deux scrutins parallèles, deux tours ; système 3 : 25 % des sièges à la proportionnelle, listes nationales, calcul compensatoire, un seul tour, deux votes ; système 4 : 25 % des sièges à la proportionnelle, un seul tour, votes transférables nationalement”) sont mauvaises d’un point de vue démocratique, ce qui devrait être l’objet numéro un d’une réforme du mode de scrutin.

Un premier étonnement : placer Danemark et Suède dans les scrutins mixtes. Comme indiqué plus haut, ces deux pays sont des systèmes intégralement proportionnels, avec la petite particularité d’avoir une compensation nationale basée sur les votes des circonscriptions, permettant d’obtenir une excellente représentativité, réduisant la nécessité pour les partis de former des coalitions préélectorales et pour les électeurs de “voter utile”. (Nous disons “petite particularité”, mais c’est un point fondamental.)

Du point de vue démocratique, le seul scrutin mixte de bonne qualité, c’est le scrutin allemand (utilisé également en Nouvelle-Zélande). Il associe pleinement le fameux “lien entre le député et le territoire” et l’indispensable représentativité du Parlement. Il serait tout à fait possible de le transposer en France bien qu’il nécessite l’usage d’un scrutin uninominal à un tour éloigné de nos pratiques politiques et enjeux électoraux locaux. La remarque faite sur le besoin de modifier la Constitution (pour avoir un nombre variable de députés) n’est même pas valable : depuis quelques mois les Allemands ont changé cette règle et ils auront lors des prochaines élections un nombre d’élus fixe.

Tous les autres scrutins mixtes sont à rejeter. Ils sont utilisés dans peu de pays dans le monde et la liste n’est pas des plus enthousiasmante. Dans les pays de l’Union européenne, cela concerne quatre pays : Hongrie, Italie, Lituanie et Grèce. Dans ces quatre pays la question d’une réforme du mode scrutin reste continuellement au centre des débats, alors qu’il n’est remis en question par aucun des acteurs politiques ni en Allemagne ou en Nouvelle-Zélande, ni dans les pays scandinaves. (Notons que le “club” des pays utilisant le scrutin uninominal à deux tours est bien plus problématique : Bahreïn, Comores, République, Congo-Brazzaville, Cuba, Gabon, Haïti, Mali et Ouzbékistan.)

Les “systèmes 2, 3 et 4” présentés en détail donneraient des résultats médiocres d’un point de vue démocratique et de la confiance dans les institutions. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder ce que ces outils auraient donné lors des élections précédentes (page 30 et 31 du document). En 2017, Emmanuel Macron obtient lors de la présidentielle 24%, et lors des élections législatives les partis le soutenant obtiennent 32% des suffrages (le gap signifiant principalement que de nombreux électeurs d’autres candidats ne se sont pas déplacés pour les élections législatives, considérant que les “jeux étaient faits”). Remarquons que dans le seul scrutin véritablement à la proportionnelle, les élections européennes, la liste provenant du camp présidentiel obtient 22%, on peut donc estimer qu’avec un mode de scrutin proportionnel l’actuel camp présidentiel obtiendrait environ 25% des suffrages. Or, avec les trois systèmes proposés, cela aurait donné 49, 45 ou 64% pour le camp macroniste ! Très loin de son poids réel dans l’opinion et même très loin du score de 2017 (32% pour rappel). D’aussi importantes distorsions entre les votes des électeurs et les résultats en nombre de sièges sont invraisemblables d’un point de vue démocratique.

Par ailleurs aucun des “systèmes 2, 3 et 4” ne supprimerait l’incitation au vote utile (pour les électeurs) et aux coalitions préélectorales larges (pour les partis). La possibilité pour chaque parti de se présenter indépendamment dans l’élection sans conséquence négative est une condition importante pour faciliter la négociation de coalitions gouvernementales majoritaires après l’élection. Quand un parti peut espérer être surreprésenté et ainsi obtenir une majorité de sièges à l’élection suivante, il aura stratégiquement plus intérêt à rester dans l’opposition qu’à construire des compromis peu populaires auprès d’une partie de ses électeurs.

Un mot sur le système préconisé en conclusion du rapport (pages 32 et 33) : il est indiqué 430 sièges dans des circonscriptions uninominales, avec un seul tour de scrutin (ce qui est utilisé par exemple aux Etats-Unis). C’est la possibilité d’avoir 430 députés d’un camp unique, par exemple le RN. Cette proposition constitue un recul démocratique majeur. Inspirons-nous des meilleurs pays, pas de ceux fonctionnant encore moins correctement que nous.

Dernière remarque : il est dommage qu’à aucun moment du texte n’ait été évoqué le nécessaire changement du mode de scrutin des autres niveaux territoriaux. Les élections municipales, départementales et régionales ne sont pas non plus correctes du point de vue de la représentation démocratique, soit à cause de primes majoritaires donnant tous les pouvoirs à un camp, soit à cause d’un mode d’élection par circonscription cantonale permettant à un seul camp de rafler l’ensemble des sièges (exemple précis : les Yvelines). Insistons sur le fait que dans les autres pays, il y a généralement correspondance entre les différents modes de scrutin, alors que nous avons des systèmes différents pour toutes nos élections. Peut-être une note ultérieure ?

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Publié le 16 septembre 2024

La proportionnelle selon le Rassemblement National

Le concert des voix politiques qui plaident en faveur de la proportionnelle s’élargit en cette rentrée. Le Rassemblement National y tient une ligne claire, à la mesure des bénéfices qu’il attend d’une telle réforme. Alexandre Durain montre ici que le débat doit rapidement s’atteler à juger, non tant des principes, mais des modalités pratiques du scrutin envisagé : la maille géographique, notamment, s’avère clé, et le choix, au Rassemblement National, d’une maille départementale pose des problèmes fondamentaux. Le débat politique sur la proportionnelle implique aussi l’examen de questions qui passent pour techniques mais sont en réalité lourdes d’enjeux.
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Le débat sur la proportionnelle est de retour. François Bayrou soutient cette option de longue date et s’en est à nouveau ouvert il y a quelques jours. Le RN y est également favorable depuis toujours et le répète inlassablement ces derniers temps (il se murmure même qu’il aurait conditionné son soutien passif au nouveau chef de gouvernement à l’adoption rapide de ce mode de scrutin). Beaucoup à gauche semblent également prêts à rejoindre ce concert. Le nouveau Premier ministre Michel Barnier, quant à lui, « ne s’interdit rien ». Et à vrai dire, on ne voit pas bien qui n’y aurait pas objectivement intérêt dans les autres formations politiques : dès lors qu’aucune d’entre elles ne peut plus espérer une forte majorité voire une majorité absolue au scrutin majoritaire uninominal à deux tours, la proportionnelle leur garantit au moins leur juste part du gâteau sans devoir pour cela passer des accords pré-électoraux dont on connaît les limites… Inversement, le scrutin majoritaire à deux tours les contraint à de telles alliances au risque de disparaître du jeu.

Toutefois, cet accord apparent est loin d’épuiser le sujet. Il existe en effet plusieurs façons d’organiser un scrutin proportionnel. Les travaux récents de Terra Nova ont clairement exploré les termes du choix en la matière, dans un rapport publié en 2018 puis dans une note complémentaire publiée en 2023. Détaillant les éléments d’une vaste combinatoire, ces travaux ont également mis en lumière les effets comparés de différents modèles, démontrant que, selon les options retenues, les scrutins proportionnels ou à dominante proportionnelle pouvaient aboutir à des résultats politiques extrêmement contrastés.

Comme toujours, le diable se cache donc dans les détails. Et c’est sur ces détails que le débat risque d’achopper. La plupart des acteurs qui s’expriment aujourd’hui veulent un scrutin à forte dominante proportionnelle, voire intégralement proportionnel. Plus personne n’envisage à présent une « dose » de proportionnelle de 15 à 20% (comme ce fut le cas de François Hollande et d’Emmanuel Macron dans leurs programmes respectifs en 2012 et 2017). A la limite, on envisage d’adjoindre une « prime majoritaire » à la représentation proportionnelle, comme le suggérait récemment Thomas Ménager, député RN, sur France Inter. Cette option permettrait en effet au RN de s’approcher un peu plus de la majorité absolue des sièges. Une prime majoritaire de 15% des sièges (87 sièges), par exemple, donnerait une majorité à un parti qui rassemble 35% des suffrages exprimés. Cette option soulève toutefois une difficulté : s’il fallait « mettre en réserve » 15% des sièges, il faudrait alors envisager un redécoupage des circonscriptions pour les 85% restants (490 sièges). Dans le contexte de défiance et de division actuel, il n’est pas du tout certain qu’un consensus puisse émerger à ce sujet. On se souvient des polémiques auxquelles avait donné lieu le « redécoupage Pasqua » en 1986…

D’ailleurs, jusqu’à une époque récente, le RN ne plaidait pas pour une telle prime majoritaire. Il avait clairement exprimé ses préférences dans une proposition de loi déposée le 29 novembre 2022 à l’Assemblée nationale. L’article premier en était rédigé de la façon suivante : « Les députés sont élus dans les départements, au scrutin de liste à un tour à la représentation proportionnelle à la plus forte moyenne, sans panachage ni vote préférentiel (…) ». Cette formule est, mutatis mutandis, celle qui fut appliquée aux élections législatives de 1986. Le choix ayant ici le plus fort impact sur l’issue du scrutin est celui de la maille géographique retenue : les départements.

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En effet, d’après les projections que nous avons pu réaliser, les résultats diffèrent sensiblement selon l’option retenue en la matière. Si l’on prend pour base les résultats des dernières élections européennes et qu’on projette les rapports de force observés à cette occasion sur les élections législatives, il apparaît qu’avec un scrutin proportionnel de liste à la maille départementale, le RN aurait obtenu un nombre de députés très proche de la majorité absolue. Tandis qu’avec le même mode de scrutin mais à la maille régionale, il en obtenait seulement un peu de plus de 200.

Pourquoi cette différence ? Principalement en raison des départements faiblement peuplés qui ne comptent actuellement que 1 à 3 sièges. C’est assez simple à comprendre : dans un département à circonscription unique (comme la Lozère ou la Creuse), chaque liste ne compterait qu’un seul candidat et celle qui arriverait en tête remporterait nécessairement 100% de la représentation, c’est-à-dire en l’occurrence 1 siège. Les électrices et les électeurs qui auraient voté pour la liste arrivée en 2e, 3e, 4e ou 5e position ne seraient tout simplement pas représentés : leurs voix seraient perdues. A l’échelle d’un département de ce type, le mode de scrutin retenu par le RN équivaudrait à un scrutin majoritaire à un tour, soit à peu près le système en vigueur au Royaume-Uni.

Pour les mêmes raisons, lorsqu’un département abrite 2 à 3 circonscriptions aujourd’hui, il formera demain, dans ce système, une seule circonscription où 2 ou 3 sièges seront répartis. Là encore, l’effet proportionnel sera très limité. Dans un département à 2 sièges, en dehors des deux premières listes, les autres n’auront… rien. Et dans un département à 3 sièges, l’écart de sièges entre les deux principaux partis et les petites formations sera de 1 ou 2 à 0. 

C’est pourquoi la maille départementale comporte une prime majoritaire implicite. Le niveau de cette prime dépend naturellement du nombre de départements de ce type. S’ils ne sont pas nombreux, la prime est faible. Et s’ils sont nombreux, elle peut être beaucoup plus forte. Qu’en est-il au juste ? On compte aujourd’hui 5 départements à siège unique (5 sièges au total), 20 départements à 2 sièges (40 sièges, donc), et 16 départements à 3 sièges (48 sièges). En tout, ce sont 93 sièges sur 577 (un peu plus de 11%) qui échappent à une distribution réellement proportionnelle. Si l’on y ajoute les 11 circonscriptions des Français de l’étranger, on passe même de 93 à 104 (18%). En gros, 1 siège sur 6 ne relève pas d’une répartition réellement proportionnelle. On pourrait pousser encore d’un cran le raisonnement en intégrant les départements à 4 sièges où l’effet proportionnel est encore assez contenu et la prime aux « grands partis » forte (9 départements pour un total de 36 sièges supplémentaires, voir quelques exemples dans l’encadré ci-après). On arriverait alors à un total de 140 sièges échappant en grande partie à la représentation réellement proportionnelle (près de 1 sur 4 !).

On s’étonne d’autant moins que le RN privilégie ce dispositif que le parti de Marine Le Pen est plutôt performant dans ces départements abritant un petit nombre de circonscriptions. En effet, ceux-ci sont plutôt situés dans les zones les moins denses et les plus rurales du pays où il réalise souvent de bons scores. Par exemple, dans la plupart des départements à 2 circonscriptions, le candidat RN est arrivé en première ou deuxième position au premier tour des dernières élections législatives (Alpes-de-Haute Provence, Hautes-Alpes, Ariège, Cantal, Corrèze, Haute-Corse, Gers, Indre, Meuse, Nièvre…). Par construction, cette maille géographique lui est très favorable : elle lui offre une forte prime majoritaire dans les petits départements peu denses où il est fort, et une part proportionnelle du gâteau dans les zones beaucoup plus denses où ses résultats sont parfois médiocres. Et, en outre, avec un scrutin à un tour, il s’épargne les affres d’un éventuel front républicain entre les deux tours du scrutin actuel ! En somme, il gagne sur tous les tableaux.

On peut noter au passage que le RN plaide en faveur d’un mode de calcul à la plus forte moyenne (pour attribuer les sièges restants après application du quotient électoral entier) avec un seuil de qualification à 5% des suffrages exprimés. Le premier facteur avantage plutôt les listes ayant recueilli le plus grand nombre de voix, contrairement au mode de calcul dit « au plus fort reste ». Le second élimine de facto les petites listes. Bref, les choix du RN sont ceux d’un grand parti, pas assez fort pour emporter la majorité absolue au jeu du scrutin majoritaire uninominal à deux tours, mais suffisamment pour tirer parti d’un scrutin proportionnel de liste à échelle départementale qui défavorise les petits partis.

Les Pyrénées orientales, la Drôme et la Manche : trois exemples

Les Pyrénées orientales, la Drôme et la Manche sont des départements à 4 circonscriptions, donc à 4 sièges si l’on passe demain à une proportionnelle de liste départementale. Si l’on prend pour base les résultats des différentes listes lors des récentes élections européennes dans ces trois départements et qu’on les projette sur un scrutin proportionnel de liste départementale, on observe clairement le pouvoir d’éviction de ce mode de scrutin sur les « petites » listes. Quel que soit le mode de calcul retenu, deux listes ayant franchi la barre des 5% se trouvent privées de sièges dans les Pyrénées orientales, et 4 dans la Drôme. La méthode de répartition des sièges peut amplifier ou au contraire atténuer cet effet d’éviction. La méthode « à la plus forte moyenne » favorise les listes totalisant le plus grand nombre de voix, tandis que la méthode « au plus fort reste » favorise les listes ayant le plus de « voix perdues ». En retenant la méthode à la plus forte moyenne retenue dans la PPL du RN, celui-ci augmente la « prime majoritaire implicite » liée à la maille départementale. Ainsi, dans la Manche, avec moins d’un tiers des suffrages exprimés, il obtient la moitié des sièges (2/4) ; dans les Pyrénées orientales, il obtient les trois quarts des sièges (3/4) avec 43% des suffrages exprimés ; et dans la Drôme, la moitié des sièges (2/4) avec un tiers des suffrages exprimés.

C’est la raison pour laquelle on a beaucoup entendu les amis de Marine Le Pen revenir sur ce sujet ces dernières semaines. Est-ce toutefois une raison suffisante pour refuser cette proposition ? Si l’on oublie un instant le RN, au nom de quels principes est-il légitime de la refuser ? Il y en a deux principaux : le premier réside dans la juste représentation du poids relatif des différentes sensibilités politiques dans le pays, juste représentation que n’assure pas du tout cette formule ; le second réside dans le nombre de voix perdues ou considérées comme d’aucun effet dans les « petits » départements. Cette situation crée une discrimination de fait entre les électeurs vivant dans des zones denses et ceux vivant dans des zones peu denses.

Si l’on veut mettre en place un scrutin intégralement proportionnel aux prochaines élections législatives, il vaut mieux donc envisager d’autres mailles géographiques (régionales, nationales…). Reconnaissons-le d’emblée, ces autres mailles posent un problème inverse : non plus des listes trop courtes, mais des listes souvent trop longues. Pour 577 sièges, une liste nationale compterait en effet 577 candidats. Dans ces conditions, il est évident que l’immense majorité des électeurs ne connaitraient ou ne reconnaitraient que les cinq ou dix premiers noms. Ils seraient dans l’incapacité de juger des autres, de leurs compétences, de leurs atouts, de leurs défauts, de leurs déclarations et engagements passés, etc. Le lien entre électeurs et élus en serait fortement affecté, et l’emprise des appareils partisans parisiens beaucoup accrue. Alors même que les partis ont plutôt mauvaise presse dans l’opinion, ils retrouveraient là une centralité majeure, a fortiori si, comme le proposent le RN et la plupart des autres, on écarte les options de panachage ou de vote préférentiel comme le préconise la PPL du RN (les listes seraient bel et bien bloquées).

La maille régionale paraît un compromis acceptable entre ces écueils symétriques, plus encore si l’on choisit pour circonscriptions électorales, non pas les grandes régions actuelles mais les anciennes. Dans ces conditions, chacune des listes sera moins longue que ce que l’on connaît, par exemple, aux élections européennes. Ce dispositif assurera en outre un minimum d’ancrage local et ne laissera pas entièrement la main aux états-majors parisiens. Enfin, il assurera une représentation réellement proportionnelle. Quant au mode de calcul, la méthode du « plus fort reste » favorisera la représentation des listes ayant recueilli le moins de voix quitte à ce qu’un seuil de qualification soit fixé à 4 ou 5% pour contenir les effets de fragmentation de l’Hémicycle.

Il est temps, en tout cas, de sortir des débats de principes généraux et d’entrer dans les débats techniques car les choix réputés techniques ont en réalité, comme on vient de le montrer, des conséquences politiques majeures.