Cet article porte sur les élections législatives de l’été 2024 en France et sur la Présidentielle étatsunienne de novembre 2024. Il vise d’abord et surtout à décrire la géographie du vote en faveur de mouvements populistes, souverainistes et xénophobes classés à l’extrême droite. Une des faiblesses courantes des études électorales récentes sur le sujet consiste à ne pas prendre le temps de la description et, sur la base d’observations superficielles, de passer à l’explication, forcément handicapée par le manque d’étai empirique.
L’analyse du premier tour des Législatives françaises bénéficie pour la première fois d’une cartographie nationale à la maille du bureau de vote, livrant des informations inédites. Dans un second temps, un travail parallèle est présenté sur l’élection présidentielle américaine, donnant à voir des résonances frappantes avec ce qui se passe en Europe, et notamment en France.
Enfin, quelques pistes explicatives seront proposées pour expliquer ce qui peut apparaître à certains égards comme un mystère : alors que les mouvements étudiés s’étendent dans la société et que s’atténuent les disparités internes à leurs électorats en matière de professions, de revenus, de diplômes, d’âge, de sexe et d’appartenance communautaire, leur distribution géographique montre des contrastes qui clivent toujours plus profondément les sociétés.
France : une extrême droite normalisée, sa géographie toujours polarisée
Les consultations électorales tenues en France en 2024 (Européennes puis Législatives) se sont caractérisées par une poussée du Rassemblement national (RN). En comparaison des 23,15 % obtenus par Marine Le Pen au premier tour de la Présidentielle de 2022, le score de 33,22 % du Rassemblement national et de ses alliées au premier tour des Législatives représente une progression de plus de 43 %. D’une élection à l’autre, le RN a acquis deux millions et demi de voix supplémentaires, alors même qu’il y avait trois millions de votants en moins. Le plus important est que cette expansion quantitative de ce parti s’est accompagnée d’une modification de la configuration de son électorat.
Un électorat qui change, mais comment ?
Le RN a en effet bénéficié de gains particulièrement consistants dans les groupes sociaux qui étaient jusqu’alors les plus réticents à le soutenir. Les écarts se sont resserrés et les électeurs du RN, naguère socialement très typés au profit des catégories modestes et des tranches d’âge plutôt jeunes ressemblent bien plus qu’auparavant à la population française dans son ensemble. Il était donc logique d’en conclure à une « dédiabolisation » et à une « banalisation » du RN, ce qui ne pouvait à son tour que renforcer son intégration comme parti « normal » sur la scène politique.
Qu’en est-il de la géographie du vote pour ce parti ? Depuis 2002, les candidats du Front national puis du Rassemblement national ont suscité, plus que tout autre mouvement politique se présentant aux élections, des soutiens très différenciées selon les lieux. Il était donc intéressant de se demander ce qu’il était advenu en 2024 de cette distribution spatiale, assez stable depuis vingt ans. On pouvait logiquement s’attendre à ce que, en observant les groupes sociaux définis par leur espace de résidence, on aboutisse au même constat que pour les attributs non spatiaux, tels que la profession ou les revenus et qu’on observe là aussi une réduction des écarts, avec une carte beaucoup plus uniforme. C’est à cette question que l’article s’emploie à répondre.
Un maillage géographique d’une grande finesse
Pour disposer du maximum de précision, nous1 avons pris en compte les résultats au niveau du bureau de vote. Il y a en France métropolitaine environ 70 000 bureaux de vote qui correspondent à un découpage du même nombre de petites unités spatiales, les sections de vote, où résident en moyenne de l’ordre de 700 électeurs inscrits. Dans les campagnes, il y a un seul bureau par commune tandis que, dans une grande ville, il peut y en avoir des dizaines ou des centaines, avec un maximum de 900 à Paris. Jusqu’à récemment, il était nécessaire de mener une enquête laborieuse dans chaque commune pour pouvoir cartographier les sections de vote. Grâce à la mise à disposition du fond de ces données publiques dans un format commun et simple à utiliser, il est désormais possible de réaliser le fond de carte des bureaux de vote et y projeter les résultats des élections. Nous pouvons donc proposer ces cartes, inédites à l’échelle nationale, dont la « maille » (le plus petit espace où le résultat est projeté sur la carte) est la section de vote.
Les quatre cartes suivantes montrent le score du Rassemblement national, d’une part, et de l’ensemble de l’extrême droite d’autre part, à chaque fois par une carte euclidienne (homothétie des surfaces entre le terrain et la carte) et un cartogramme (proportionnalité entre les surfaces sur la carte et le nombre des inscrits dans chaque bureau de vote).
Figure 1
Figure 2
Figure 3
Figure 4
Ce que dit la carte par bureau de vote
On constate d’abord une surprenante homogénéité que seule la maille la plus fine peut rendre visible. L’autocorrélation spatiale, c’est-à-dire la probabilité d’une ressemblance entre lieux voisins ou proches est forte. Cela signifie que, en tout cas de proche en proche, les ambiances politiques présentent une continuité remarquable. Les écarts de plus d’une classe de 10 % de voix d’un bureau à l’autre sont très rares. L’hypothèse que, dans une commune de banlieue, les « cités » de HLM et les quartiers de pavillons voteraient de manière très divergente et que ces contrastes seraient occultés par les moyennes communales ne se vérifie pas lorsqu’on observe les résultats par bureau. C’est clairement le cas à Paris (figure 5) et dans la plupart des grandes villes où les contrastes à micro-échelle sont exceptionnels. En dépit de sa grande diversité de populations et de configurations communales, l’est de la Seine-Saint-Denis, présente d’Aulnay-sous-Bois à Noisiy-le-Grand, des attitudes très similaires face à l’extrême droite.
Figure 5
On retrouve des situations comparables dans les autres grandes villes. Comme à Paris, à Lyon, à Toulouse, à Bordeaux ou Strasbourg, à mesure qu’on passe du centre aux banlieues et des banlieues au périurbain, le soutien à la mouvance du RN progresse très clairement, avec, sauf rares exceptions, des seuils bien lisibles. À Lille, la pluricentralité (avec Roubaix, Tourcoing et Villeneuve d’Ascq) multiplie le modèle sans le remettre en cause. C’est moins vrai à Marseille où, outre le partage de la centralité avec Aix, le péricentre marseillais (figure 6), où la frontière marquée entre le centre-ville et les banlieues se brouille au nord (dans les 13e et 14e arrondissements, à l’est des quartiers Nord) et à l’est (10e, 11e et 12e arrondissements). On rencontre là des configurations en mosaïque avec de forts contrastes d’un quartier à l’autre.
Cela évoque les modèles « à noyaux indépendants » tels qu’on les rencontre dans certaines villes nord-américaines : des tonalités socio-politiques se juxtaposent, sans ordre apparent et sans transition, créant d’un îlot à l’autre des contrastes spectaculaires.
Il s’agit là clairement d’exceptions en France, où c’est au contraire le modèle radial qui domine sans conteste, laissant relativement peu de place au troisième modèle, celui par « secteurs », qui crée des homogénéités du centre à la périphérie selon une orientation donnée (par exemple vers l’est ou vers l’ouest) à partir du centre historique. C’est bien un modèle par secteurs qui a dominé en matière de catégories sociales dans de nombreuses villes du Monde au xxe siècle. Ainsi les quartiers « populaires » se trouvent plutôt au nord-est à Paris – centre et banlieues —, à l’est à Lyon et au nord-ouest à Marseille et c’est l’inverse pour les quartiers aisés. Ce processus ne se retrouve pas, plus loin du centre, dans les zones périurbaines, qui présentent un anneau socio-économiquement beaucoup plus homogène. En tout cas, que l’on se trouve au centre, en banlieue ou dans le périurbain, le vote pour l’extrême droite suit clairement une logique concentrique. C’est d’autant plus significatif que l’alliance du RN avec des « transfuges » des LR, d’une part, la présence d’autres mouvements d’extrême-droite manifestant au départ une sociologie électorale différente, auraient pu infléchir la géographie de cette famille politique, notamment dans le détail des quartiers. Ce n’est pas ce qu’on observe, ce qui semble signifier un certain ancrage du vote d’extrême droite dans certains types d’espaces d’échelle supérieure à celle d’un petit quartier.
Figure 6
Une correspondance confirmée avec les gradients d’urbanité
Si l’on s’intéresse maintenant à des agrégats plus consistants, que peut-on dire de la géographie du vote d’extrême droite ? Nous avons regroupé les votes selon seize situations (appelés gradients d’urbanité) qui combinent la taille de l’aire urbaine et la position dans ou par rapport à l’aire urbaine2. Chaque aire urbaine comprend un centre, des banlieues et une « couronne » périurbaine. La dernière classe est constituée par les communes hors-aire urbaine. Les tableaux (figures 7 et 8) montrent la répartition par gradients pour le RN seul et pour l’ensemble de l’extrême droite. On y constate un rapport de 4,5 (36 contre 8) entre les gradients les plus écartés pour le RN seul.
Si l’on réduit les classes à huit en partant du principe qu’une perte en position est équivalente à une perte de taille, on retrouve les mêmes disparités. Cela signifie que la configuration du vote est très différenciée selon les lieux, même avec des agrégats très consistants. On note tout de même que le périurbain parisien donne au RN des scores plus importants qu’on ne pourrait s’y attendre en fonction du modèle d’équivalence taille/position. Dans ce cas, la perte de position joue davantage que la perte de taille, allant dans le sens d’une convergence de l’ensemble du périurbain, quelle que soit l’aire urbaine de référence. Cela se traduit par des diagonales homogènes. Par exemple, sur la figure 7, les résultats du RN dans l’ensemble des centres des aires de moins de 50 000 habitants (34%), dans l’ensemble des banlieues des aires de 50 000 à 200 000 habitants (37%) et dans l’ensemble du périurbain des aires de 200 000 à 700 000 habitants (35%) sont proches.
La comparaison entre le score du RN seul et celui où le reste de l’extrême droite lui a été adjoint, montre une progression assez homogène : la mouvance élargie en tire des bénéfices dans tous les types de situations. L’apport des autres courants d’extrême droite se traduit par des scores plus importants partout, et apporte un peu davantage dans les zones centrales ce qui fait un peu baisser le contraste à 3,6 (43/12) au lieu de 4,5. On peut y voir l’apport de secteurs de la population qui votaient jusqu’à présent pour des partis de gouvernement et avaient donc une distribution géographique différente. Les écarts demeurent toutefois très supérieurs, on va le voir, à ceux des éléments non géographiques du profil des électeurs.
Figure 7 – La distribution du vote en faveur du Rassemblement national par gradient d’urbanité (Législatives 2024, France, premier tour).
Figure 8 – La distribution du vote en faveur de l’extrême droite par gradient d’urbanité (Législatives 2024, France, premier tour).
Entre 2022 et 2024, tout a changé, sauf la géographie
Il était intéressant de comparer le score du RN aux Législatives de 2024 avec celui de Marine Le Pen au premier tour de la Présidentielle de 2022. La configuration était très similaire, avec des valeurs moyennes un peu plus faibles mais des écarts encore plus forts (1/5) entre les situations extrêmes. La carte du vote FN puis RN n’a pas significativement changé depuis 2002.
Figure 9 – La distribution du vote en faveur de Marine Le Pen par gradient d’urbanité (Présidentielle 2022, France, premier tour).
La dimension régionale se maintient elle-aussi, la France industrielle et méditerranéenne restant la zone de force de l’extrême droite. La carte régionale nous donne une idée de la France fordiste, celle qu’on dépeint souvent comme étant en crise. Mais les grandes villes n’en font pas partie, sauf celles comme Marseille, Toulon et Perpignan ainsi que les bassins industriels, qui présentent par ailleurs un déficit d’urbanité marqué.
Cette stabilité géographique (10% seulement de diminution des écarts) est d’autant plus impressionnante que, du côté des attributs non spatiaux des électeurs, la diminution du rapport entre les écarts maximaux porte sur le tiers de l’écart. Au premier tour de la Présidentielle de 2022, Marine Le Pen avait en effet obtenu plus de trois fois plus de voix chez les ouvriers (35%) que chez les cadres (11%) et près de trois fois plus chez les non-bacheliers (34%) que chez les diplômés à bac≥3 (12%)3. En 2024, c’est 51/24 entre ouvriers et cadres (on passe d’un rapport de 3,2 à 2,1) et 45/20 entre non-bacheliers et bac≥3 (de 2,8 à 2,25)4.
Le rapport entre les situations géographiques les plus contrastées résiste à 4,5 (36/8) contre 5 (30/6) en 2022 alors que, sur toutes les autres variables : âge, sexe, revenu, mais surtout catégorie professionnelle et diplôme, le resserrement est spectaculaire.
Autrement dit, de 2022 à 2024, la disparité géographique de l’électorat se maintient presque intacte malgré le très net élargissement de l’électorat en proportion des exprimés : 23,15% pour Marine Le Pen en 2022, 33,22% pour le RN et ses alliés, soit une augmentation impressionnante de 43,5%. La stabilité de la polarisation géographique n’en est que plus frappante et ce triple mouvement (vote d’ensemble, attributs non spatiaux, attributs spatiaux) dément s’il en était encore besoin l’idée que la dimension géographique du vote ne serait que la projection d’autres réalités (voir 3e partie). La normalisation des idées et du vote en faveur de l’extrême droite touche les groupes socio-économiques mais laisse ses groupes spatio-politiques très polarisés. En termes relatifs, c’est donc à une croissance de la disparité entre configuration non spatiale et configuration spatiale.
États-Unis : un espace toujours plus clivé
La victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle étatsunienne du 5 novembre 2024 a été nette. Pour la première fois depuis 2004, les électeurs ont donné une majorité « populaire » au candidat républicain (50,2 contre 48,2 %). On peut rendre compte de ce qui s’est passé entre 2020 et aujourd’hui par une démobilisation spectaculaire des démocrates, qui perdent près de huit millions et demi de voix tandis que Trump en gagne un million et demi. Au-delà des effets d’usure qui désavantagent les sortants et des spécificités de cette campagne électorale, on peut chercher à identifier les éléments représentatifs d’une dynamique profonde portant sur la sociologie des électorats et plus spécifiquement sa composante géographique.
Idées reçues sur la géographie politique des États-Unis
Pour éviter les fausses pistes, prenons le temps d’un examen critique sur ce qui se dit couramment sur la géographie électorale des États-Unis en discutant quelques-unes des idées reçues sur le sujet.
Une stabilité séculaire des grandes régions politiques ?
Non.
La Virginie occidentale, l’Ohio ou la Floride ont longtemps été des terres démocrates, le Vermont ou la Virginie, sans parler de la Géorgie et de l’Arizona, plus disputées, des fiefs républicains. Le Vieux Sud a été démocrate jusqu’à Kennedy avant de devenir massivement républicain.
En fait, ce n’est que récemment (en gros depuis 2000), que la géographie actuelle se met en place.
Une opposition littoral/intérieur ?
Non.
La carte électorale par États peut donner l’impression que les côtes votent démocrate et l’intérieur, républicain. Ce n’est vrai que pour autant qu’il y a des grandes villes sur les littoraux et seulement des petites loin des océans, ce qui n’est pas la réalité.
Les États côtiers du Texas, de Louisiane, du Mississipi, d’Alabama et de Caroline du Sud sont des fiefs républicains. Les États intérieurs du Colorado, du Nouveau-Mexique, du Minnesota, de l’Illinois sont des places fortes démocrates.
Les États disputés depuis quelques décennies peuvent tout aussi bien être maritimes (Caroline du Nord, Géorgie), que terriens (Michigan, Wisconsin, Arizona, Nevada).
Les choses importantes se situent à une échelle plus fine, comme on va le voir.
Un espace « rural » conservateur ?
Oui et non.
Pour répondre à cette question, il faut d’abord définir le « rural ». L’espace républicain n’est plus peuplé d’agriculteurs (1,2% de la population active) et d’habitants des villages. Sur les 334,92 millions d’habitants résidents aux États-Unis en 2023, 288,9, soit 86,3 % résidaient dans les 387 aires urbaines dont le pôle central comptait au moins 50 000 habitants (MSA).
S’y ajoutent les 28,1 millions d’habitants (8,4 %) résidant dans les aires urbaines dont le pôle compte entre 10 000 à 50 000 habitants, ce qui fait un total de 94,64%.
Il ne reste que 17, 917 (5,4 %) millions de personnes qui vivent hors des aires urbaines. Ces chiffres sont tout à fait comparables à ce que l’Insee mesure pour la France. Le problème est moins l’opposition rural/urbain, devenue obsolète, que la position dans l’urbain et la taille des aires urbaines.
Même si les configurations spatiales du peuplement de l’Amérique du Nord diffèrent en partie de celles de l’Europe, avec notamment un poids de la Suburbia, une banlieue continue mais parfois très lâche dont les franges extérieures ressemblent au périurbain européen et que, par ailleurs, il existe d’immenses zones très peu habitées comme le Empty Quarter dans le nord-ouest intérieur des États-Unis , les grands équilibres sont très similaires entre centres et marges, métropoles, villes moyennes et grandes villes, ainsi que des habitats éloignés des villes extrêmement minoritaires.
Une géographie politique prédéterminée par le vote communautaire ?
De moins en moins nettement car les communautés à définition ethnique s’effritent.
Washington DC a une forte population noire et vote massivement démocrate, mais les États du Deep South, qui ont des proportions d’Afro-Américains bien supérieures à la moyenne nationale (12 %) – jusqu’à 38% dans le Mississipi – votent tous très majoritairement républicain. Inversement, les démocrates font d’excellents scores dans les États du Vermont, du New-Hampshire, du Maine, de l’Oregon et de Washington, où les Noirs sont presque absents.
Quant aux personnes d’origine « hispanique » (latino-américaine), qui représentent environ 20 % de la population, elles ont traditionnellement un penchant démocrate, qui peut cependant s’inverser lorsqu’elles sont originaires de pays à régime communiste ou assimilé comme Cuba, le Venezuela ou le Nicaragua. Les États où elles représentent la part la plus importante sont le Nouveau-Mexique (48 %) et le Colorado (22 %), qui votent démocrate, le Texas (39 %) et la Floride (27 %) qui votent républicain et le Nevada (29%) qui hésite…
Le phénomène majeur de ces dernières années est la prise de distance d’un nombre croissant d’Américains vis-à-vis des identifications ethno-raciales. Cette dynamique s’est confirmée en 2024.
Au recensement de 2020, 10,2 % des individus se sont déclarés multiraciaux et 8,4 % ont récusé toutes les catégories proposées, soit au total 62 millions d’individus inclassables. Or ce phénomène progresse d’un recensement à l’autre et, par ailleurs, le mouvement hostile à la réserve de postes par communauté (« affirmative action ») est devenu à ce point légitime qu’il n’est plus vraiment contesté par les démocrates. Barack Obama comme Kamala Harris ont refusé de se définir par une affiliation raciale.
L’érosion des alignements identitaires
Les sondages sortie-des-urnes permettent de se faire une idée des votes selon les catégories sociales habituelles et de comparer ces résultats à ceux des élections précédentes.
Dans l’ensemble, les écarts se sont resserrés et, comme l’avait prévu à l’issue d’une analyse précise Marc-Olivier Padis5, les « Hispaniques » votent de manière similaire au reste de la population. La comparaison 2024/2020/2016 montre un affaiblissement général des polarisations par communauté et plus généralement par catégorie d’âge, de sexe, de revenus ou de diplômes.
La figure 10, issue d’une étude comparative de trois élections6, donne une vision graphique de ces dynamiques
Figure 10
Le critère du diplôme s’est aussi légèrement atténué par rapport à 2020 et même à 2016.
La catégorie des Afro-Américains reste polarisée sur le vote démocrate. C’est chez les femmes noires et les Noirs âgés que les démocrates se détachent le plus. C’est moins net chez les jeunes et chez les hommes.
Le cas des femmes est d’autant plus remarquable que la question de l’avortement a occupé une part significative des discours de Kamala Harris et que l’on pouvait s’attendre à un gender gap croissant, c’est-à-dire à une divergence des votes entre hommes et femmes. C’est le contraire qui s’est produit. Trump a comblé une partie de son déficit chez les femmes.
Trump a particulièrement progressé dans les catégories où il était le plus faible en 2016 et 2020. Il a obtenu ce résultat moins en gagnant de nouveaux électeurs qu’en bénéficiant de la moindre mobilisation des électeurs démocrates. Il gagne par 75 contre 71 millions de voix alors que, en 2020, il avait perdu par 81 contre 74. Parmi les dix millions de voix perdues par le camp démocrate, beaucoup venaient de « minorités » et leur défaut a contribué à resserrer les écarts. C’est donc un échec marqué pour le projet d’une Rainbow Coalition qu’avait cherché à construire le Parti démocrate depuis quelques décennies. D’une part, l’idée qu’on se faisait du bilan socio-économique du mandat de Joe Biden, a transcendé les barrières communautaires, d’autre part, dans le contexte du conflit au Proche-Orient, il s’est révélé difficile pour Harris de rassembler à la fois les juifs, plutôt pro-israéliens, d’un côté, les électeurs issus du monde arabe et les étudiants, mobilisés pour la Palestine, d’autre part. Cette addition de groupes qui pouvait, sur le papier, produire des majorités de plus en plus écrasantes au profit des Démocrates, s’est transformée en soustraction. Cette stratégie a livré le parti démocrate à la logique identitaire de l’extrême gauche qui au nom de l’antiracisme et de l’antisexisme a plutôt développé un communautarisme néo-réactionnaire agressif n’hésitant pas, en pratique, à flirter avec le racisme et le sexisme. Coincés dans une démarche qui aboutissait à remplacer les valeurs progressistes (en anglais : liberal) par des normes de la pureté identitaire et minés par les effets collatéraux de la concurrence victimaire, les Démocrates se sont enfermés dans un piège inextricable. Après le crédit trompeur, de 2020, les Démocrates doivent maintenant payer l’addition comptant7.
Le renforcement des disparités géographiques
Dans ces circonstances, il aurait été logique de voir les écarts géographiques suivre la tendance observée sur les variables non spatiales évoquées plus haut. Il n’en a rien été. La carte suivante (figure 11), qui montre les résultats par comté, est sans équivoque. Les situations qu’on connaît depuis 2000 se sont clairement reproduites. Les zones centrales des grandes villes votent massivement démocrate (80/20 dans les plus grandes), les villes moyennes sont partagées, les zones les moins urbanisées votent symétriquement républicain (souvent à entre 80/20 dans l’autre sens).
L’exemple du Wisconsin (figure 12), un « État-pivot » où Trump l’a emporté de peu (49,7 contre 48,8 à Harris), offre un exemple modéré de ce type de configuration spatiale.
Figure 11
The New York Times, 14 novembre 2024.
Figure 12 – Vote et gradient d’urbanité dans le Wisconsin (Présidentielle 2024).
The Daily Wonder, 7 novembre 2024.
Le travail présenté ci-après a consisté à synthétiser la situation de chaque État en fonction d’un critère unique, le taux de métropolisation, c’est-à-dire la part de sa population résidant dans une aire urbaine8 de plus d’un million d’habitants (sauf dans les États isolés de l’Alaska et d’Hawaï où le seuil a été abaissé à 500 000 résidents).
Le tableau (figure 13) montre la mise en relation entre, d’une part, le vote en 2020 et en 20249 par État et, d’autre part, le classement des États selon leur part de population métropolitaine.
On observe une relation nette entre ces deux informations aux deux dates, avec un léger renforcement entre les valeurs maximales en 2024, où, avec 1,94, on n’est pas loin d’un rapport de un à deux. On note que la classe la moins métropolisée qui regroupe huit États où dominent un réseau de villes petites et moyennes, s’écartent de la progression du vote démocrate observé sur les autres groupes d’États. Parmi eux, le Maine et le Vermont ont voté massivement démocrate aux deux élections et déplacent la moyenne de ce groupe. Est-ce lié à la situation géographique de ces États, dans cette Nouvelle-Angleterre particulièrement attachée aux valeurs de la république démocratique ?
Figure 13 – Vote et taux de métropolisation en 2020 et 2024.
On peut tenter de répondre à cette question par ces deux graphiques (figures 14 et 15) qui prennent en compte deux nouvelles informations : la taille démographique des États et leur localisation dans une région (Nord-Est, Vieux Sud, Midwest, Rocheuses, Pacifique et Extérieur10).
Figure 14 – Vote Biden 2020, métropolisation, taille de l’État et région.
Figure 15 – Vote Harris 2024, métropolisation, taille de l’État et région.
Dans l’ensemble, ni la taille des États, ni la région (indiquée par la couleur des cercles) ne jouent un rôle significatif. La linéarité de la relation vote/métropolisation est en revanche bien visible dans les deux élections pour un bloc regroupant quarante-sept États (ceux dont les cercles sont situés à l’intérieur de l’ellipse) et l’immense majorité de la population du pays.
Par ailleurs, les États très peu urbanisés confirment leur singularité, où qu’ils se trouvent. À y regarder de près, on constate que, dans les trois de ces États (Vermont, Maine, Iowa) qui donnent des résultats favorables ou relativement favorables aux Démocrates, c’est simplement que ce sont des villes plus petites qui constituent le point fort de ce vote : 85 % à Burlington (aire urbaine de 288 000 habitants) dans le Vermont, 80 % pour Harris à Portland (680 000), dans le Maine, et 55% à Des Moines (918 000) dans l’Iowa. L’opposition grande ville/reste du territoire y fonctionne donc aussi. Il aurait suffi de leur appliquer le correctif d’isolement retenu pour Hawaï et l’Alaska pour es faire entrer le Maine et l’Iowa dans l’ellipse.
À l’inverse, avec moins de 700 000 résidents, Washington (DC) ne représente que la petite zone centrale (moins de 7 %) d’une aire urbaine de plus de dix millions d’habitants. Son score de 92 % en faveur de Harris se rapproche des 82% de Manhattan et relève d’une autre logique, intra-urbaine, que celle des États aux agencements plus divers : ainsi, l’État de New York, où se trouve Manhattan, n’a donné que 56 % de ses voix aux Démocrates.
On constate enfin que, en termes de configuration spatiale, les changements entre 2020 et 2024 sont très faibles, n’affectant pas la structure de la distribution. C’est l’information la plus spectaculaire : les mouvements importants affectant à la fois le nombre d’exprimés pour chaque candidat et les écarts entre catégories sociales non spatiales par rapport à 2020 ne trouvent pas de résonance dans la carte de 2024, dont les contrastes se renforcent encore, à un niveau bien plus élevé que celle des différences entre presque toutes les catégories sociales à définition non spatiale (âge, sexe, groupe ethnique, revenu, diplôme). On observe donc une grande solidité des groupes politico-spatiaux, c’est-à-dire d’agrégats à définition géographique qui partagent la même orientation politique. Comment expliquer ce phénomène ?
Ce que dit la géographie de la politique
Les données géographiques utilisées dans cette double enquête ne sont ni des sondages, ni des corrélations. Ce sont des mesures directes des électorats, simplement classées dans des « boîtes » géographiques. Les résultats sont implacables : dans les deux pays, la dimension spatiale du vote se maintient et même se renforce en termes relatifs, puisque, simultanément, les oppositions non-spatiales s’atténuent. Elles ne sont pas seules : dans tout l’Occident11, ces dynamiques se font sentir, pèsent et prospèrent. Comment expliquer ce phénomène ?
Les fausses pistes de la corrélation
La plupart des observateurs ont noté dans de nombreux pays l’apparition et le renforcement des nouvelles géographies du vote que les gradients d’urbanité permettent de décrire clairement. En France, cependant, plusieurs auteurs ont cherché à convaincre, depuis de nombreuses années (voir notamment les multiples interventions sur ce thème d’Olivier Bouba-Olga, Éric Charmes ou Jean Rivière), que les différenciations spatiales n’étaient que le résultat de la projection dans les lieux d’attributs non spatiaux comme la profession ou les revenus. Pour parvenir à cette conclusion, ils ont recouru à des corrélations entre le vote et des caractéristiques socio-économiques des résidents à la même maille, comme la commune ou le département.
Rappelons qu’une corrélation (simple ou multiple) consiste à comparer les écarts à leur moyenne de séries de données distinctes. La variation conjointe de deux séries ne permet en aucun cas d’inférer que les informations (comme le vote) fournies par une des séries ne soient la conséquence d’une autre information. Même si la corrélation est forte entre les deux séries, cela peut être le résultat d’une simple coïncidence entre des processus distincts ou la conséquence de l’action d’un troisième élément agissant conjointement sur les deux phénomènes qu’on résume par les deux séries prises en compte. Depuis 1950, l’absence de prise en compte de cette réalité a engendré des biais interprétatifs qui ont été identifiés sous le nom de ecological fallacy, « illusion environnementale ». Récemment12, on a pu constater que la distribution géographique des votes en faveur de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle de 2017 pouvait être fortement corrélée avec la présence d’une grande proportion d’ouvriers dans ses zones de force. Cependant, grâce aux sondages, on savait que la pénétration de ce candidat dans le monde ouvrier était faible. Comment était-ce possible ? Simplement parce que Mélenchon attirait particulièrement des électeurs non ouvriers résidant dans des quartiers où vivaient, par ailleurs, beaucoup d’ouvriers. L’erreur consiste à attribuer à un environnement social général l’action de certains des opérateurs évoluant dans cet environnement, d’où le terme d’ecological fallacy.
La naïveté méthodologique consistant à prendre des séries corrélées pour un couple cause-effet a fait l’objet de nombreuses plaisanteries. De nombreux sites, animés par des chercheurs se sont spécialisés dans ces spurious correlations (« corrélations fallacieuses ») telles que lien, sur des séries temporelles, entre la popularité du prénom Sarah aux États-Unis et la déforestation au Brésil ou entre la consommation de margarine par les Américains et le taux de divorce dans l’État du Maine. A contrario, cela ne fait que renforcer la nécessité de prendre la corrélation pour ce qu’elle est : une question et non une réponse, et à en tirer, selon les cas soit une absence de sens, soit un sens possible13, qui reste à identifier.
À ce biais méthodologique, s’ajoute un possible biais démographique. De nombreuses corrélations entre vote et catégories sociales ne s’intéressent qu’aux actifs : on compare le score d’un parti chez les ouvriers ou les cadres en oubliant que parmi les électeurs, les actifs n’en représentent qu’une partie. En France, il y a, parmi les 51 millions d’électeurs potentiels et, si on passe de l’électorat potentiel aux inscrits puis aux votants, le poids des inactifs, notamment les retraités, voient leur poids augmenter nettement. Si on considère les dernières Législatives, marquées par une participation plutôt élevée, on constate que les votes exprimés au premier tour (32 millions) sont d’un ordre de grandeur comparable à celui des non-actifs majeurs auxquels s’ajoutent les chômeurs, soit 25 millions de personnes non classables dans une catégorie socioprofessionnelle. On comprend que faire des déductions par corrélation uniquement à partir de ces catégories n’a plus guère de sens : il serait en effet tout à fait possible que, dans de nombreuses communes, une infime minorité d’actifs se retrouve parmi les électeurs, ce qui rendrait une corrélation du vote avec la composition des actifs pas seulement trompeuse mais totalement absurde.
On constate enfin dans l’usage des analyses électorales par corrélation un troisième biais, conceptuel et typiquement français, consistant à donner la priorité aux attributs socio-économiques des individus, le reste étant considéré comme un « résidu ». Le message est le suivant : en principe, c’est le découpage en « classes » qui doit « expliquer » le vote et, si ça ne marche pas, il y a un problème. Le problème existe en effet, mais plutôt dans les orientations théoriques des auteurs de ces études.
Pourquoi, en effet, vouloir toujours ramener les résultats à des agrégats définis par une sociologie structuraliste fondée sur des hiérarchies économiques ou économico-culturelles ? Il se trouve qu’aujourd’hui, en matière électorale, les principales différences d’orientations politiques se manifestent entre des groupes à définition géographique. Ce ne sont pas les mêmes groupes que les classes marxiennes, mais ce sont bien des groupes sociaux, ici plus précisément des groupes socio-politiques. On constate d’ailleurs, que hors de France, où ce type de conception est moins présent, la tentative de réduire la géographie politique à une sociologie déspatialisée apparaît peu dans les études. Les observateurs notent, élection après élection, que la dimension spatiale du vote s’installe et se renforce. Ils se laissent déranger par le réel et cherchent à l’expliquer plutôt qu’à en nier l’existence. Au point que, même dans la mouvance intellectuelle d’inspiration marxiste, il est désormais questions de « classes géo-sociales »14, tandis que les analyses électorales assument de plus en plus souvent l’impossibilité de réduire mécaniquement le géographique au socio-économique15.
Construire une démarche explicative
Soyons attentifs à ne pas dépolitiser le vote. Voter est un acte et vouloir réduire le vote à des informations qui ne relèvent pas de la politique doit se faire avec précaution, en évitant de (se) faire croire que les orientations politiques seraient fongibles dans telle variable sociologique. On a ainsi vu depuis quelques décennies des variations fortes et rapides, portant, en gros, sur la même population, en matière de profession ou de classes d’âge. C’est un bon antidote à la tentation d’attribuer à un groupe des tendances politiques « structurelles » (comme l’idée que les vieux seraient structurellement conservateurs, ou les ouvriers structurellement révolutionnaires). Si ce genre d’approximation a été utile autrefois (ce qui d’ailleurs peut se discuter), ce n’est clairement plus le cas de nos jours.
Cela étant, quand les groupes politiques ont une construction géographique, cela ne les rend ni rigides, ni définitifs. D’où la surprise et l’intérêt de constater que des cartes électorales qui ont plus de vingt ans se reproduisent, permettant une modélisation16 qui se révèle robuste : les partis populistes nationalistes et xénophobes réussissent d’autant mieux, toutes choses égales par ailleurs, que la ville est petite et qu’on s’éloigne de son centre.
Cela ne signifie nullement que, pour un individu donné, se construirait une allégeance à un lieu qui soit comparable à ce qu’a pu être une allégeance à une « classe sociale » ou à une communauté ethnique. Ce serait un contre-sens de se représenter les rapports sociaux (y compris spatiaux) comme faits de blocs stables et contraignants. Il faut au contraire se situer dans un univers politique fluide, où chaque citoyen se pose à chaque fois qu’il s’agit de faire un choix une question ouverte. Cela signifie aussi que la composante proprement politique d’une décision politique ne doit surtout pas être oubliée. Si je fais tel choix, ce n’est pas parce que je suis quelqu’un qui ne pourrait pas prendre une autre décision, mais parce que, tel que je suis dans toutes les dimensions de ma personnalité sociale, je réfléchis, je délibère et je tranche. On a ainsi vu plusieurs États où les électeurs ont voté de manière différente pour la Présidentielle (par exemple pour Trump) et pour des référendums portant sur un enjeu précis (par exemple pour garantir le droit à l’avortement). Et cela s’applique aussi aux orientations politiques qu’on peut juger irrationnelles comme celles qui soutiennent les mouvements populistes. Leur succès ne signifie pas que les électeurs choisiraient sans réfléchir ou transfèreraient directement, sans réflexion spécifique, dans le registre politique une expérience acquise dans autre registre (le travail, la famille, la vie quotidienne, etc.). Les informations que nous possédons sur les individus, spatialités comprises, constituent des ressources pour répondre à la question : « Pourquoi ces citoyens ont opté pour tel choix politique plutôt que pour un autre ?», ni plus ni moins.
Il faut donc être prudent lorsqu’on pense expliquer le vote par des variables de profil qui laissent penser à un effet mécanique des conditions socio-économiques sur les opinions politiques. Il faut aussi se méfier des explications fondées sur des « ambiances » sociales construites par addition d’informations hétérogènes et exprimées en des indices composites qui mettent sur le même plan des phénomènes objectifs de nature différente (du type « immigration-pauvreté-insécurité ») qui s’ajouteraient pour préformer l’opinion17 des habitants concernés. Si l’on revient à une approche l’analytique, ce genre d’approximation peine à tenir la route.
Ainsi l’idée courante est que les électeurs des partis xénophobes seraient exposés à la forte présence des immigrés et réagiraient logiquement à cette exposition. Pourtant, comme c’est connu et confirmé18, la population immigrée est plus concentrée que la population non-immigrée tout particulièrement ceux, Maghrébins et Subsahariens, qui sont considérés comme un problème par une partie des citoyens. On compte aujourd’hui en France près de 7 millions d’immigrés, soit plus de 10 % de la population totale. Or 90% des immigrés résident dans l’espace des grandes aires urbaines, dont 79 % dans les grands pôles urbains. La concentration la plus importante se situe dans l’aire urbaine de Paris, qui regroupe 38 % de la population immigrée du pays (contre 17 % de la population non immigrée). Dans les grands pôles (centre et banlieue) se trouvent 79 % des étrangers contre 57% des non-immigrés.
Inversement, le périurbain se caractérise par une faible présence des immigrés, y compris dans l’aire urbaine de Paris où pourtant ils sont nombreux. Le périurbain, c’est aussi là où vivent le moins de pauvres19. Dans les villes grandes ou moyennes (centres et banlieues), le taux de pauvreté est, en gros, deux fois plus élevée que dans les « couronnes » périurbaines de ces villes : 22,2 % contre 10,9 dans les aires urbaines de 50 000 à 200 000 habitants ; 21,3 contre 11,2 dans les aires urbaines de 200 000 à 700 000 habitants ; 19,4 contre 9,5 dans les aires urbaines plus de 700 000 habitants ; et 17,3 contre 9,8 dans l’aire de Paris. Par ailleurs, dans toutes les tailles d’aires urbaines, les revenus médians sont plus élevés dans le périurbain que dans le bloc centre + banlieue.
Autrement dit, le monde de l’immigration et de la pauvreté, c’est avant tout et de très loin les quartiers pauvres des grandes villes alors que c’est là que le RN fait, depuis plus de vingt ans, ses plus mauvais scores. Les indicateurs départementaux peuvent ici être trompeurs car ils correspondent, dans le cas des villes moyennes, à des espaces dont une partie à un indice très haut (la zone centrale) et d’autres au-dessous de la moyenne. D’où parfois des approximations trompeuses. En tout cas, le modèle contre-intuitif proposé par Hervé Le Bras depuis 2002 se vérifie d’année en année : les étrangers se trouvent à l’intérieur des villes, les xénophobes à l’extérieur.
L’explication du vote RN par l’exposition à l’immigration et à la pauvreté n’a donc tout simplement aucun fondement factuel… sauf si l’on considère que cette « exposition » inclut les imaginaires, les craintes, les angoisses, qui voyagent parfois à la vitesse de la lumière. Mais l’on sort alors d’une explication par l’environnement immédiat ou les pratiques de proximité, pour passer à la relation entre psychisme et politique, à une psychopolitique qui exige des observations et des analyses rigoureuses. Pour appréhender les choix politiques, il faut se situer sur le terrain de la politique et de ses acteurs principaux : les citoyens.
La géographie politique par les spatialités des citoyens-habitants
Si l’on veut essayer de comprendre les phénomènes qui ont été décrit dans ce texte, trois caractéristiques élémentaires des sociétés contemporaines peuvent servir de base au raisonnement.
1. Dans les sociétés d’individus, deux phénomènes différents se renforcent mutuellement : d’une part, les allégeances communautaires à des groupes définis par des fondements biologiques (sexe, âge, ethnie, race…), territoriaux (local, région, pays…), religieux (Églises, sacralités), étatiques (nation, empire) ou de « classe » (prolétaires/bourgeois, ouvriers/paysans…) s’affaiblissent ; d’autre part, la cohésion communautaire elle-même, qui permettait une relation mécanique entre appartenance et choix politique (alignment) se distend. Il en résulte que les individus émergent comme acteurs et notamment comme acteurs politiques, donnant corps à la notion de citoyen, longtemps restée abstraite. La prétendue « volatilité » de l’électorat, c’est simplement sa liberté enfin conquise.
2. Ces individus tendent à devenir acteurs, tactiques mais aussi stratégiques, de leur vie dans un monde en mouvement rapide. Ils peuvent décider d’entrer en résonance avec ce mouvement et chercher à constituer un capital de flux, porteur de capacités elles-mêmes mouvantes, d’assumer le projet de se construire en se changeant, et pour y parvenir, de s’exposer volontairement à toutes sortes d’altérités. Celles-ci procèdent par immersion dans un environnement divers et rendent possibles grâce à la sérendipité des curiosités, des opportunités et des horizons. Les individus peuvent au contraire s’employer à accumuler un capital de stock constitué par exemple d’argent, de diplômes, d’une famille inébranlable, d’un métier et d’un emploi censés résister à la démonétisation à l’échelle de leur vie. Ils peuvent alors exprimer leur « colère » ou leur « sentiment d’abandon » à chaque fois que les messages venus du monde extérieur leur suggèrent de modifier leurs principes et leur style de vie. Ils peuvent éprouver la sensation que leurs choix sont menacés par la suprématie, en termes de ressources et de légitimité, du capital de flux sur le capital de stock.
Ces deux options, dont la combinaison peut donner lieu à de nombreux choix intermédiaires, dépendent de conditions préalables et de la dotation initiale des personnes en capitaux économiques, culturels, spatiaux, relationnels, psychiques…. Néanmoins, en permanence, cette question se pose à des degrés divers à tous les membres des sociétés développées et au-delà à presque tous nos contemporains, des plus démunis aux mieux dotés.
3. Enfin, ces individus ont acquis, grâce à la mobilité et à la télecommunication, des libertés spatiales nouvelles qui leur permettent, à moyens constants, de choisir les localisations et les modalités de leur habiter. Ils subissent des contraintes diverses, notamment économiques, mais l’immense majorité d’entre eux, dans les pays développés, peut effectuer des arbitrages portant sur des éléments qui comptent à leurs yeux, parmi lesquels : le type de ménage et de relations interpersonnelles, le logement (localisation, taille, type, statut d’occupation), les modes de déplacement, préférence donnée à l’espace public ou privé pour les interactions avec le monde extérieur. Ce sont des choix stratégiques majeurs et il n’est pas étrange qu’ils entrent en écho avec des choix politiques.
Ces trois points permettent de relier le géographique et le politique. Dans l’esprit d’un double mouvement de décommunautarisation et d’augmentation du poids relatif du capital de flux, il est logique que les groupes choisis prennent de l’ascendant sur les groupes imposés. Bénéficier d’une politique de quotas parce qu’on appartient à un groupe plutôt qu’à un autre, cela devient de plus en plus insupportable à mesure que l’on s’assume comme acteur de son existence, ce qui explique que beaucoup parmi les « minorités » (en particulier chez les « Hispaniques ») qui bénéficiaient de l’affirmative action dans les universités américaines se soient félicités de son abandon20.
De fait, plus le groupe au sein duquel on analyse le vote est un groupe choisi plutôt qu’imposé, plus il est prédictif du vote. Le choix du lieu de résidence est à la fois stratégique à l’échelle de la vie des individus et, grâce aux libertés spatiales, générateur d’un groupe choisi. Dans le cas du RN, parmi les questions posées, c’est le niveau de diplôme, un élément qu’on peut considérer comme intermédiaire entre liberté et contrainte qui vient juste après la localisation dans la relation avec le choix politique, avec un rapport de soutien de 1 à 2 entre les plus et les moins diplômés. Aux États-Unis, la religion joue un rôle significatif comme groupe de plus en plus choisi. Rappelons que, dans ce pays, il existe un marché très actif des églises situées dans la nébuleuse protestante, avec des entreprises florissantes agrégeant des millions de « clients » et cherchant à se différencier les unes des autres pour attirer les fidèles. On est donc de moins en présence d’une tradition imposée par la famille et de plus en plus d’un choix personnel, d’ailleurs réversible. Or les protestants ont voté Trump à 63% pour et parmi, eux, les électeurs « blancs » membres d’une église évangélique ou au mouvement des Newborn, ont voté à 82% pour Trump21.
Dans tous les cas, choix géographiques et choix politiques comportent une intersection évidente : capital de stock/capital de flux, exposition volontaire/refusée à l’altérité, valorisation de l’espace public/privé. Il n’est donc pas si surprenant, tout compte fait, de constater leur rencontre sur les cartes électorales.
- Sébastien Piantoni (laboratoire Habiter, Reims) a réalisé les cartes (figures en mettant en concordance le fond de carte des sections de vote et les résultats du premier tour des Législatives françaises de 2024. Il a significativement contribué à la rédaction de cette partie de l’article.
- Nous avons repris les définitions des aires d’attraction des villes (AAV) ainsi que les classements par catégories de taille de ces AAV, telles que les a définies l’Insee en 2020.
- Sondage Ipsos-Sopra-Isteria, 6-9 avril 2022, https://www.ipsos.com/sites/default/files/ct/news/documents/2023-10/Ipsos%20Sopra%20Steria_Sociologie%20des%20electorats_11%20Avril%2011h30.pdf
- Sondage Ifop, 26-29 juin 2024, https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2024/07/120976-Resultats.pdf.
- Marc-Olivier Padis, « Le vote latino aux États-Unis : la fin du destin démographique » La Grande Conversation, 4 novembre 2024, https://www.lagrandeconversation.com/monde/le-vote-latino-aux-etats-unis-la-fin-du-destin-demographique/
- Zachary B. Wolf, Curt Merrill & Way Mullery, Anatomy of three Trump elections: How Americans shifted in 2024 vs. 2020 and 2016, CNN, 6 novembre 2024,https://edition.cnn.com/interactive/2024/politics/2020-2016-exit-polls-2024-dg/
- Voir sur ce point les travaux de Yascha Mounk et notamment : Le piège de l'identité : comment une idée progressiste est devenue une idéologie mortifère, Paris : L’Observatoire, 2023.
- Selon les cas Combined Statistical Area, CSA ou Metropolitan Statistical Area, MSA, dans la nomenclature du Census Bureau des États-Unis
- La valeur de chaque État est obtenue par la formule score démocrate/score démocrate + score républicain. Ce calcul a été préféré au pourcentage brut pour éviter les biais dus au poids variable du vote en faveur des autres candidats.
- Alaska et Hawaï.
- Voir Jacques Lévy, Géographie du politique, Paris : Odile Jacob, 2022.
- Jacques Lévy, « France, une société géographique », EspacesTemps.net, 2022 https://www.espacestemps.net/articles/france-une-societe-geographique/
- Dans le cas du célèbre aphorisme de l’humoriste Coluche (« Quand on est malade, il ne faut surtout pas aller à l’hôpital : la probabilité de mourir dans un lit d’hôpital est dix fois plus grande que dans son lit à la maison. »), il ne s’agit pas d’une corrélation fallacieuse, mais d’une relation indirecte : le lien entre les deux énoncés en implique nécessairement un troisième portant sur le fait que les personnes qui se rendent à l’hôpital sont très souvent porteuses de maladies graves.
- Voir Julia Cagé & Thomas Piketty, Une histoire du conflit politique. Élections et inégalités sociales en France 1789-2022, Paris : Le Seuil et ma lecture critique : Jacques Lévy, « Puissance de l’espace du politique », Œconomia, 14-2, 2024, pp. 401-433, https://doi.org/10.4000/120oj
- Voir Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, Comprendre la géographie du vote RN en 2024, Paris : Institut Terram.
- Jacques Lévy, « Ce dont on peut parler, il faut le dire. Les mutations de l’espace politique et ses enjeux », EspacesTemps.net, https://www.espacestemps.net/articles/france-une-societe-geographique/
- C’est ce que propose Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, op. cit. n.10, pp. 19-20.
- Chantal Bruel, La localisation géographique des immigrés, Paris : Insee, 2016, https://www.insee.fr/fr/statistiques/2121524
- Insee, Niveaux de vie et pauvreté des territoires en 2021, Paris : Insee, https://www.insee.fr/fr/statistiques/7752770?sommaire=7756859
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Les « Latinos » accèdent proportionnellement un peu moins à l’université que les autres grands groupes à définitions ethnique, mais ils progressent plus vite, se rapprochant de la moyenne. Comme le signale Marc-Olivier Padis (voir n. 6), une minorité d’entre eux sont des immigrés et beaucoup, enfants, petits-enfants ou arrière-petits enfants d’immigrants ne savent pas parler l’espagnol.
Notons qu’en Europe, on ne classe pas la population de cette façon. On n’attribuerait pas le statut d’« Italo-Français » à des personnes dont les ascendants ont immigré en 1950, alors qu’on continue de les appeler, aux États-Unis, « Italian-Americans ». Cette différence de traitement statistique, outre qu’elle exerce une pression sur les intéressés en les invitant à se conformer à cette topologie dans leur auto-identification, a aussi pour effet de masquer les évolutions et de provoquer la surprise lorsque l’on constate que les « Hispaniques » ne votent pas si différemment des autres citoyens des États-Unis. - Sondage sortie-des-urnes CBS-NBC, 6 novembre 2024 https://www.nbcnews.com/politics/2024-elections/exit-polls, https://www.cbsnews.com/news/exit-polls-2024-presidential-election/