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Retraites par capitalisation : est-ce utile ? Est-ce faisable ?

Retraites par capitalisation : est-ce utile ? Est-ce faisable ?

Peut-on faire évoluer notre système de retraites par répartition à un système par capitalisation ? Plusieurs propositions politiques vont déjà dans ce sens, alors que la sempiternelle « réforme des retraites » semble condamnée à s’enliser. Mais plusieurs obstacles pratiques se présentent, surtout dans une période de dégradation des comptes publics. Une voie étroite vers un nouveau régime est-elle praticable ?

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Publié le 19 mai 2025
Par Eric Weil

La retraite par capitalisation obligatoire : l’obstacle du coût de la transition

Ces derniers temps, de nombreuses personnalités du centre ou de la droite (Édouard Philippe, Gérald Darmanin, Gabriel Attal), ainsi que des économistes, experts ou éditorialistes proposent pour notre pays la retraite par capitalisation. Leur raisonnement est le suivant : notre système par répartition est condamné par le vieillissement de la population ; tandis que la capitalisation permettrait de ne plus dépendre de la démographie et de profiter des rendements juteux du capital. Par ailleurs, abonder un fonds de pension doterait le pays de capacités d’investissement substantielles pour soutenir nos entreprises. Enfin, en ne mettant pas tous ses œufs dans le même panier – c’est-à-dire en ayant un système mixte mêlant répartition et capitalisation –, la France se rapprocherait du choix fait par la plupart des autres pays qui ont développé des régimes par capitalisation conséquents. Ces arguments sont valables mais le problème du coût de la transition reste entier. Plutôt qu’instaurer un étage de retraite obligatoire par capitalisation, une voie plus réaliste consisterait à susciter une large démocratisation des plans d’épargne retraite volontaires.

Un système de retraite par répartition repose sur un principe de solidarité intergénérationnelle : les cotisations versées par les actifs servent immédiatement à financer les pensions des retraités. À l’inverse, un système par capitalisation fonctionne selon une logique d’épargne individuelle ou collective : chaque travailleur cotise tout au long de sa carrière sur un compte personnel (capitalisation individuelle) ou dans un fonds commun (capitalisation collective). Les sommes ainsi accumulées sont investies sur les marchés financiers, et c’est cette épargne, augmentée des intérêts générés, qui permet de financer la pension une fois l’âge de la retraite atteint.

Les premiers régimes de retraite obligatoires en France ont fonctionné par capitalisation, puis ont disparu, à partir des années 1940, au profit d’un système quasi-intégralement en répartition

La France est le pays de l’OCDE qui a le moins ouvert son système de retraite à la capitalisation, le financement par répartition représentant environ 98 % des dépenses totales contre environ 83 % pour la moyenne de l’OCDE1. À l’inverse de nombreux autres pays (Canada, Pays-Bas ou Australie en tête), la capitalisation en France n’est pas généralisée, et ne concerne que des publics spécifiques (régime additionnel de la fonction publique au sein duquel les fonctionnaires cotisent sur leurs primes, régime du Sénat, régime de la Banque de France ou régime des pharmaciens). Ce ne fut pas toujours le cas : les premiers régimes obligatoires de retraite en France ont fonctionné par capitalisation.

  • En 1910, la loi sur les Retraites Ouvrières et Paysannes (ROP) instaure le premier système de retraite public et obligatoire en France, destiné à tous les salariés dont la rémunération n’excédait pas 3 000 francs par an. Cette première assurance retraite obligatoire fut conçue pour fonctionner… par capitalisation. Ironie de l’histoire, le héraut de la gauche socialiste, Jean Jaurès, plaida dans ce sens, voyant dans la capitalisation un outil d’émancipation économique pour les ouvriers. Il écrivait : « La capitalisation […] en soi est parfaitement acceptable et peut même, bien maniée par un prolétariat organisé et clairvoyant, servir très substantiellement la classe ouvrière2. » Toutefois, le dispositif mis en place par la loi ROP fit long feu : un an après sa mise en œuvre, les libéraux, opposés par principe à toute interventionnisme étatique, obtinrent de la Cour de Cassation l’annulation de son caractère obligatoire, arguant qu’un employeur ne pouvait « forcer » un salarié à cotiser ;
  • A la fin des années 1920, les lois sur les assurances sociales, portées par Pierre Laval, alors ministre du Travail, marquèrent la deuxième tentative de l’État d’instaurer un régime de retraite obligatoire pour les salariés. Dans la continuité du précédent dispositif, ce nouveau régime reposait à nouveau sur le principe de la capitalisation collective ! Sa montée en charge fut cependant très lente : à la veille de la Seconde Guerre mondiale, les dépenses de retraite ne représentaient encore que 3 % du PIB, contre environ 14 % aujourd’hui. Surtout, ce régime par capitalisation se heurta à un écueil majeur : l’hyperinflation des années 1930 éroda sévèrement la valeur réelle des fonds accumulés, illustrant l’un des principaux risques de ce mode de financement quand il est mal géré.

C’est dans ce contexte d’un système de retraite affaibli et lacunaire que le régime de Vichy mit en place en 1941 l’Allocation aux vieux travailleurs salariés (AVTS) pour parer à la pauvreté des personnes âgées. Ce dispositif prévoyait le versement d’une pension minimum à tout ancien salarié modeste âgé d’au moins 65 ans. René Belin, nommé par le Maréchal Pétain ministre du Travail, annonça : « Les cotisations destinées à la couverture du risque “vieillesse” ne donneront plus lieu à un placement, mais seront utilisées au fur et à mesure de leurs rentrées dans les caisses pour le service des pensions3. » Autrement dit, il choisit de financer cette allocation en prélevant directement les cotisations versées au titre des assurances sociales, actant ainsi l’abandon du système par capitalisation préexistant, au profit d’un fonctionnement par répartition. L’AVTS fut ainsi le premier régime par répartition à grande échelle.

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Si cet épisode historique illustre la facilité financière à opérer une transition de la capitalisation vers la répartition – les cotisations initialement destinées à constituer l’épargne retraite des assurés étant simplement réaffectées au financement immédiat des pensions –, l’opération inverse s’avère bien plus complexe, car une contrainte majeure s’impose : l’impossibilité de faire cotiser les actifs deux fois – à la fois pour financer leur propre retraite future et pour assurer celle des retraités qui doivent continuer à toucher leur pension. C’est pourquoi, bien qu’un financement par capitalisation ait été envisagé dans la continuité de la ROP et des lois sur les assurances sociales, les fondateurs du régime général de la Sécurité sociale, institué en 1945, optèrent finalement pour un fonctionnement par répartition, qui perdure encore aujourd’hui. Historiquement, la répartition n’est donc pas tant le produit d’un choix de société – celui d’une solidarité bienvenue entre les générations – que le fruit d’une nécessité – celle de continuer à payer des pensions.

Ce modèle n’a depuis pas été remis en cause malgré quelques tentatives comme la loi dite « Thomas » de février 1997 – qui rendait possible une capitalisation facultative4 –, annulée par la majorité de gauche de Lionel Jospin dès sa prise de pouvoir.

De manière générale, la retraite par capitalisation est plus performante que la retraite par répartition

La performance d’un système de retraite se mesure par le taux de rendement interne (TRI), qui évalue la rentabilité des cotisations versées. Autrement dit, ce taux reflète le rapport entre les pensions perçues pendant la retraite et les cotisations versées tout au long de la vie active.

Le TRI d’un régime par répartition en régime de croisière (c’est-à-dire dans l’hypothèse d’une stabilisation des paramètres du système) est similaire à la croissance économique5 qui s’est établie, en France, au cours des vingt dernières années, autour de 1,2 % par an en moyenne6. Plus précisément, ce TRI est égal au taux de croissance de la masse salariale, lui-même produit du taux de croissance de la productivité et du taux de croissance des cotisants, ce qui rend ce système particulièrement sensible aux évolutions économiques et démographiques. Ces facteurs de rentabilité du système rendent compte de la dégradation continue, au fil des générations7, de notre système, à mesure que les réformes ont resserré les droits à la retraite pour s’adapter :

  • D’un côté, au rétrécissement de la pyramide des âges : le ratio 20-64 ans/plus de 65 ans est passé de plus de 4 en 1990 à 2,5 aujourd’hui, et pourrait chuter à moins de 2 à partir de 20408 ;
  • De l’autre, à la chute des gains de productivité, dont la croissance s’est établie à 0,4 % sur la période 2005-20229.

Le TRI d’un système par capitalisation dépend, en revanche, du rendement du capital dans lequel sont investies les cotisations. Il est variable selon l’allocation des actifs (actions, obligations, bons du Trésor, immobilier, etc.). Toutefois, sur le temps long, le taux de rendement du capital est supérieur au taux de croissance économique (« r>g »), comme l’a démontré Thomas Piketty10. Cela a d’ailleurs pu être constaté en France comme à l’étranger :

  • En France, les quelques régimes par capitalisation existants offrent une performance réelle annualisée qui se situe entre 2 % et 3 % ;
 Actif net en valeur de marchéTaux de rendement réel annualisé (net d’inflation11 et de frais de gestion)
Régime additionnel de la fonction publique (RAFP)~45 Md€12~2,8%13
Régime des pharmaciens (CAVP)~7 Md€14~2,3%15
Régimes du Sénat (CRPS et CRAS)~1,5 Md€16Non disponible
Régime de la Banque de France (CRE)~14 Md€17Non disponible
  • Dans de nombreux pays étrangers, qui ont depuis longtemps opté pour une dose plus ou moins importante de capitalisation, le rendement réel moyen se situe autour de 3 %.
 Actifs (en % du PIB)Taux de rendement réel annualisé18
Danemark192 %3,3 %
Islande186 %3 ,3 %
Canada153 %4,1 %
Suisse152 %2,8 %
Pays-Bas150 %3,1 %
Etats-Unis138 %1 %
Australie131 %4 %
Suède98 %~4,5 %19
Chili58 %3,1 %
Italie11 %0,9 %

Source : Pensions at a Glance 2023, OCDE

En synthèse, la capitalisation est donc, de manière générale, significativement plus performante que la répartition. Ce meilleur rendement est potentiellement très bénéfique : il se traduit soit, à dépenses constantes, par une baisse des cotisations ; soit, à recettes constantes, par une augmentation des pensions. Pour donner un ordre d’idée, un système deux fois plus performant20 permettrait de servir le même niveau de pension tout en dépensant environ 20 % de moins chaque année, soit à l’échelle du système de retraite, une économie d’environ 80 Md€ par an.

Au regard de ces données, il serait donc de bonne gestion de basculer, au moins pour partie, de la répartition à la capitalisation. Pour partie seulement, car conserver un matelas de répartition reste indispensable pour absorber les éventuels chocs sur les marchés financiers. Une saine diversification des risques consisterait, par exemple, à ce qu’un tiers à 50 % des dépenses soit issu de la capitalisation, comme c’est le cas en Suède, aux États-Unis, au Canada, aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni. Les pourfendeurs du capitalisme sont opposés par principe à un tel schéma qui reviendrait selon eux à jouer les pensions à la roulette russe, personne ne pouvant prédire avec certitude l’évolution des marchés financiers. Ils oublient, d’un côté, que les régimes par répartition ne sont pas non plus infaillibles ou immunisés contre les chocs économiques (comme celui provoqué par la Covid-19) ; de l’autre, que les fonds de pension diversifient leurs investissements, par type de produits et de géographie, pour limiter les risques, selon des règles prudentielles fixées par la puissance publique :

  • Les gestionnaires de fonds de pension ou de plans d’épargne retraite doivent adapter la composition des placements en fonction de l’âge de l’épargnant, afin de réduire le risque à l’approche de la retraite. Typiquement, les fonds sont majoritairement investis en actions en début de carrière, pour rechercher de la performance, puis progressivement réorientés vers des actifs plus sûrs, comme les fonds en euros à capital garanti, à mesure que l’épargnant se rapproche de l’âge de la retraite ;
  • En France, tous les contrats de plans d’épargne retraite prévoient une sécurisation du capital au moment du départ en retraite, avec une rente garantie, même en cas de choc financier important sur les marchés.

Ce n’est finalement pas un hasard si, à l’étranger, des pays comme le Canada ou la Suède ont choisi d’accorder une part importante à ce mode de financement ; ou qu’en France, même les syndicats les moins libéraux (comme la CGT) participent à administrer le principal régime par capitalisation obligatoire (le RAFP21), auquel tous les fonctionnaires sont affiliés.

Cependant, la capitalisation n’est pas la solution miracle, et le coût de la transition vers un système mixte est colossal

S’en tenir là dans le raisonnement fait l’impasse sur deux limites majeures.

Il est illusoire de penser que le passage à la capitalisation permettrait de contourner comme par miracle les effets du vieillissement démographique, qui pèsent déjà lourdement sur notre système par répartition. Comme le rappellent notamment les économistes Charles Dennery22 et Patrick Artus23, il faut des bras pour créer de la richesse et faire fructifier le capital, et une demande pour faire monter la valeur des actifs. Autrement dit, dans une société vieillissante, le rendement du capital est lui aussi susceptible de diminuer. Diversifier le risque démographique pour redresser nettement la performance de notre système impliquerait donc d’investir dans des pays dynamiques en la matière (États-Unis, pays émergents ou Afrique par exemple), c’est-à-dire de ne pas pouvoir utiliser à plein ces fonds pour investir dans nos entreprises, françaises ou européennes. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre !

Reste, surtout, le problème épineux, si ce n’est insoluble, de la transition vers la capitalisation. En effet, passer d’un régime entièrement fondé sur la répartition à un modèle mixte implique, pendant toute la période de transition (d’une durée totale d’environ 80 ans), une double contribution des actifs : une fois pour leur propre retraite (dans le cadre de la capitalisation) ; une autre pour celle de leurs aînés (dans le cadre de la répartition). Le coût est colossal !

Pour donner un ordre de grandeur, viser une part modeste de capitalisation, représentant à terme seulement 10 % à 15 % des dépenses de retraite pour les salariés du secteur privé, nécessiterait d’injecter environ 20 Md€ de plus chaque année dans le système, en plus des quelques 400 Md€ déjà consacrés aux retraites en France. Ce surcoût s’atténuerait très progressivement à mesure que les prestations versées par le nouveau régime se substitueraient à celles issues de la répartition. Au terme de 30 à 40 ans, la transition pourrait finir par générer des gains nets, à condition que les rendements attendus de la capitalisation soient bel et bien au rendez-vous. Mais d’ici là, la facture totale atteindrait entre 300 Md€ et 400 Md€24 !

Ce surcoût devrait être assumé soit par une baisse substantielle des pensions de retraite, soit par une hausse de cotisations à la charge de l’employeur ou des salariés – ce qui poserait des problèmes majeurs de compétitivité ou de pouvoir d’achat –, soit par un endettement accru ou de nouveaux prélèvements, si l’État choisissait de financer cette transition. Le jeu en vaut-il la chandelle ?  

Pour accélérer cette transition et réduire les sommes supplémentaires à y consacrer chaque année, deux solutions sont parfois évoquées :

  • La vente d’actifs détenus par l’État pour amorcer ce nouveau régime et accélérer la transition, à l’instar de ce qui fut décidé dans les anciennes économies communistes d’Europe de l’Est dans les années 199025 ou par le Chili de Pinochet dans les années 198026. En France, l’État dispose, entre autres, d’un portefeuille de participations dans des entreprises de 180 Md€27 environ. Liquider une partie de ces actifs est possible, mais ne serait pas neutre : l’État perdrait la main sur certaines entreprises stratégiques (Airbus, Safran ou Thales, par exemple) et se priverait des dividendes versés, sans que cela comble le besoin de financement ;
  • D’aucuns suggèrent aussi d’utiliser les réserves des régimes complémentaires de retraite qui s’élèvent aussi à environ 180 Md€28 à date. Cette option est probablement à écarter au regard du risque juridique qu’elle soulève29, mais surtout de l’utilité de ces fonds30 : ils permettent d’amortir les éventuelles crises économiques31 et évolutions démographiques, et de lisser dans le temps les ajustements qui en découlent. Ajoutons aussi que ces réserves sont déjà placées : les transférer dans un nouveau régime est possible mais reviendrait in fine à déshabiller Paul pour habiller Jacques, sans gain net significatif sur les pensions.  

Par quelque bout que l’on prenne le problème, le coût de transition est incontournable et massif. Il y a fort à parier que la protection du pouvoir d’achat et de la compétitivité imposerait de le faire financer par des dépenses publiques additionnelles. Autrement dit : par de nouveaux prélèvements ou de l’endettement ! Est-ce opportun alors que la France doit consentir à des efforts budgétaires considérables pour tenir ses engagements et éviter une crise financière ? Le Conseil d’analyse économique (CAE) a chiffré les économies structurelles nécessaires à 112 Md€ par an d’ici sept à douze ans, pour stabiliser la dette publique française, tout en gardant des marges de manœuvre pour faire face aux crises futures32, et ce malgré le mur de dépenses nouvelles à financer : une trentaine de milliards d’euros par an d’investissement public supplémentaire pour la transition écologique33, une trentaine de milliards d’euros minimum par an en plus pour augmenter le budget de la défense à trois points de PIB, sans compter les investissements cruciaux dans l’école ou le système de santé.

Dans le contexte actuel, s’il existe des marges budgétaires, mieux vaut donc les consacrer à ces sujets essentiels qui renforceront notre prospérité à moyen et long terme, plutôt qu’à une coûteuse transition vers un système par capitalisation qui portera ses fruits dans plusieurs décennies seulement. Se lancer dans une telle réforme aurait été bien plus pertinent il y a plusieurs décennies, avant l’arrivée des « baby-boomers » à la retraite qui a fortement contribué à augmenter les dépenses, et, partant, à réduire les marges de manœuvre budgétaires. La période actuelle est, à cet égard, beaucoup moins favorable.

Plutôt qu’un étage de retraite obligatoire par capitalisation, il vaut mieux susciter une large démocratisation des plans d’épargne retraite volontaires

A défaut de mettre en place un étage obligatoire de retraite par capitalisation, il serait pertinent – dans la lignée de la loi Pacte de 2019 – de démocratiser largement les plans d’épargne retraite volontaires, au niveau individuel, d’entreprise ou de branche, afin d’amortir, voire de compenser, la baisse attendue du niveau de vie relatif des retraités. Rappelons en effet qu’à règles constantes, les retraités des années 2050 pourraient voir leur niveau de vie réduit à environ 85 % de celui du reste de la population, contre environ 100 % aujourd’hui34.

Aujourd’hui, ces dispositifs restent relativement peu développés : en 2022, seulement 13 % des actifs détenaient un plan d’épargne retraite (PER) d’entreprise, et 10 % un produit individuel35. Ils sont aujourd’hui d’abord utilisés par leurs bénéficiaires (souvent des épargnants aisés) comme un outil de défiscalisation plutôt que comme un complément de retraite.

Pour donner une nouvelle dimension à l’épargne retraite, en l’ouvrant au plus grand nombre, nous proposons de réorienter une part plus importante de l’épargne des Français vers ces dispositifs. L’objectif est de s’appuyer sur les mécanismes d’épargne salariale existants (primes de participation et d’intéressement) qui, aujourd’hui, alimentent les produits retraite de manière marginale : actuellement, environ 50 % de ces versements sont dirigés vers des plans d’épargne entreprise (PEE, déblocables au bout de cinq ans), 40 % sont perçus immédiatement en numéraire, et seulement 10 % financent des plans d’épargne retraite collectifs (PER collectifs)36. Si l’État imposait à chaque individu concerné par un dispositif d’épargne salariale d’orienter au moins 50 % de ce qu’il reçoit en primes vers des PER collectifs, plus de 10 Md€37 les alimenteraient chaque année. De quoi augmenter à terme, et en moyenne, les pensions des salariés de 5 % à 10 %, à condition qu’au départ à le retraite les sommes investies soient obligatoirement récupérées sous forme de rente viagère plutôt qu’en capital38 39. Cette réforme présenterait certes l’inconvénient d’être pour partie inégalitaire : ces dispositifs d’épargne salariale ne couvraient en 2022 qu’environ la moitié des salariés, principalement ceux des grandes entreprises40. Toutefois, avec l’extension depuis début 2025 à celles de plus de 10 salariés réalisant un bénéfice, la couverture va aller croissante. Au total, la réforme que nous proposons permettrait donc in fine à une large majorité de salariés d’être couverte par un plan d’épargne retraite collectif, sans alourdir les dépenses publiques ni le coût du travail.

La montée en puissance des plans d’épargne retraite nécessite aussi une réforme du marché de l’épargne afin de réduire les frais de gestion, pour assurer un bon rendement aux titulaires de PER. Au Chili, une des raisons des faibles pensions versées par le système de retraite par capitalisation est le poids des commissions prélevées par les « administrateurs privés de fonds de pensions (AFP) » chargés de la gestion des plans d’épargne retraite individuels de ce pays41. En France, les frais appliqués à ce jour aux PER individuels assurantiels, très prisés, grèvent le rendement réel de ces placements d’environ 3 points de pourcentage par an42 ! Pour y remédier, plusieurs pistes méritent d’être creusées :

  • Au-delà d’une nécessaire amélioration de la transparence sur ces frais, un encadrement, voire un plafonnement par la loi, pourrait être envisagé. Le secteur devrait en effet s’engager en la matière, en contrepartie d’une réforme visant une plus large distribution des plans d’épargne retraite (telle que celle décrite ci-dessus) ;
  • En complément, nous proposons de stimuler la concurrence par la création d’un fonds public – confié par exemple à la Caisse des dépôts –, proposé, parmi d’autres fonds, par les distributeurs de PER. Reposant sur une gestion passive et investi exclusivement en fonds indiciels cotés (ETF), ce fonds permettrait de limiter les frais de gestion tout en assurant une bonne performance. Les économies d’échelle liées à sa taille contribueraient également à réduire les coûts. Une telle initiative renforcerait ainsi la concurrence avec les gestionnaires de fonds privés et exercerait une pression vertueuse sur l’ensemble du marché en faveur d’une baisse généralisée des frais43. Cette structure s’inspirerait du grand fonds public britannique « National Employment Savings Trust » (NEST), auquel les salariés britanniques sont affiliés par défaut et dont les coûts de gestion sont particulièrement faibles44.

Enfin, afin d’associer plus étroitement les représentants des salariés au pilotage des PER collectifs, nous proposons de conditionner l’application du taux réduit de forfait social acquitté par l’employeur – 16 % au lieu de 20 % – à la conclusion d’un accord d’entreprise incluant les syndicats dans le choix des placements45.

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Publié le 23 mai 2025

La retraite par capitalisation obligatoire : quelques pistes pour gérer la (difficile) période de transition

Bertrand Martinot répond ici à l’article d’Eric Weil sur la difficulté de passer d’un régime de retraites par répartition à un régime mixte comportant une part de capitalisation obligatoire. La voie est étroite mais elle existe, lui répond Bertrand Martinot qui précise ici les différents moyens au service d’une telle transition.
Cet article est une réponse à l’article d’Eric Weil à lire ici

Parmi les rares bonnes nouvelles de ces derniers mois sur le front économique et social figure incontestablement la résurgence d’un débat qu’on croyait interdit sur la retraite par capitalisation.

En effet, l’opinion publique, qui ne se fait guère d’illusion sur la capacité du système actuel à continuer de générer les niveaux de pension les plus généreux de l’OCDE, commence à considérer d’un œil favorable la mise en place d’un tel système1. L’engouement récent des Français (du moins ceux qui ont la chance d’y avoir accès) pour les produits d’épargne retraite encouragés par la loi PACTE est bien un signe qu’il y a une véritable attente de ce côté-là. Enfin, plus récemment, les partenaires sociaux (du moins ceux qui sont restés à la table des discussions du « conclave ») ont accepté d’inscrire le sujet dans leur programme de travail sur le financement de la protection sociale.

Il s’agit d’une bonne nouvelle pour plusieurs raisons : parce qu’elle agrandit le terrain du débat politique sur les retraites, confiné depuis trop longtemps à la question mortifère de l’âge légal de départ en retraite, même si le problème du rééquilibrage financier de la répartition reste entier et devrait être remis sur le métier quoi qu’il arrive ; parce qu’elle ouvre des perspectives intéressantes du point de vue économique, financier et en termes d’équité entre les générations dans un contexte de vieillissement démographique ; parce qu’elle vient rappeler que la question des retraites a inévitablement quelque chose à voir avec le rapport entre le capital et le travail2.

Dans son article, Eric Weil rappelle les principaux avantages que l’on peut attendre de la capitalisation : un système largement immunisé contre le déclin démographique et qui améliore l’équité intergénérationnelle (son rendement n’étant pas décroissant au fur et à mesure que la population vieillit puisque chacun cotise pour « sa » retraite, pas pour celle de ses aînés), enfin un système qui permet de financer un même niveau de retraite avec des cotisations plus faibles, ce qui est, du moins à long terme, favorable au pouvoir d’achat et à la compétitivité des entreprises (rappelons que le régime général fait peser une charge de 28 % du salaire brut, soit le taux le plus élevé de l’OCDE après l’Italie).

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Pour ma part, j’insisterais sur deux avantages qui me paraissent intéressants dans le contexte français.  

Le premier est l’amélioration du financement de l’économie française, dont Eric Weil relativise la portée. Pour pallier le risque de diminution du rendement du capital dans notre pays, qu’il souligne à juste titre, il convient naturellement d’investir dans des zones géographiques démographiquement plus vigoureuses et où les gains de productivité sont plus importants que dans notre pays vieillissant (aujourd’hui aux Etats-Unis et en Asie, demain sans doute en Afrique). Pour autant, une partie non-négligeable (sans doute 15 ou 20 %) de ce fonds irait vraisemblablement s’investir dans des fonds propres d’entreprises françaises, cotées ou non cotées, ce qui n’est pas négligeable et permettrait sans doute de doper l’innovation, comme l’ont montré des études sur l’impact des fonds de pensions de ce point de vue. On peut également parier qu’une partie de cette épargne supplémentaire viendra s’investir dans des secteurs prioritaires pour le pays comme ceux de la défense nationale ou de la transition énergétique dès lors que ces activités auraient, comme on peut le penser, des rendements financiers importants dans les prochaines années.

Le second a trait à la question du patrimoine et de l’accès au capital des travailleurs les plus modestes. Les tendances statistiques de long terme démontrent la tendance à la patrimonialisation de notre économie et à la concentration des patrimoines. Certes, la hausse des prix de l’immobilier a joué le rôle essentiel dans cette évolution. Mais le moins qu’on puisse dire, c’est que l’absence de capitalisation pour tous a alimenté cette tendance. En favorisant fiscalement l’épargne des plus aisés et en privant la plupart des actifs de la possibilité d’accéder un jour au capital, notre système par répartition pure contribue à la hausse des inégalités patrimoniales. Cet argument n’avait pas échappé à Jean Jaurès, ardent défenseur de la retraite par capitalisation au début du XXe siècle, comme le rappelle Eric Weil. Plus près de nous, Dominique Strauss-Kahn et Denis Kessler ne disaient pas autre chose au début des années 1980, en affirmant, au terme d’une analyse serrée : « le développement important de la capitalisation collective aurait des effets favorables sur la distribution des fortunes »3.

C’est pourquoi, compte tenu de l’évolution démographique des prochaines décennies, personne ne songerait sérieusement à mettre en place aujourd’hui un système par répartition pure si l’on devait partir d’une feuille blanche. Un gouvernement avisé et instruit par les meilleurs travaux académiques4 mettrait en place un système à deux piliers, le mieux à même de mutualiser des risques assez fortement décorrélés (risques démographiques et politiques pour la répartition, risque financier pour la capitalisation).

Au total, donc, les rafistolages de la répartition, aussi nécessaires soient-ils, ne permettront pas d’échapper à la règle mathématique qui veut que le « rendement » des cotisations au système par répartition ne cessera de baisser génération après génération, comme le démontre le COR dans ses projections5. C’est un point sur lequel une grande majorité d’économistes et experts des retraites peuvent s’accorder.

Mais de quelle « capitalisation » parlons-nous ?

Commençons tout d’abord par lever une ambiguïté : un mécanisme de capitalisation facultative, que ce soit sur une base individuelle ou au niveau d’une entreprise, ne constitue pas véritablement un système de retraite par capitalisation. A la limite, toute épargne longue est potentiellement un financement de la retraite future sans pour autant constituer un véritable « système de retraite ». Après tout, c’est bien de cette manière que sont financées une grande partie des retraites dans certains pays. Il n’y a de « système de retraite » que lorsqu’un minimum de versement est obligatoire.

C’est pourquoi la solution proposée par Eric Weil, à savoir le développement de fonds de pension d’entreprises de type Plan d’Epargne Retraite (PER) sur une base volontaire est une alternative en trompe l’œil à l’instauration d’un régime de retraite par capitalisation « en bonne et due forme » ; non pas parce que le développement de tels fonds de pension ne serait pas souhaitable par ailleurs comme pilier supplémentaire en sus des obligations légales, mais parce qu’il ne concernerait essentiellement, comme c’est le cas aujourd’hui que les salariés plutôt aisés travaillant dans des entreprises suffisamment prospères pour abonder ces dispositifs avec déductions fiscales et sociales à la clé67. Autrement dit, en ne changeant rien au système par répartition actuel, cette proposition ne ferait que perpétuer l’inéquité intergénérationnelle inhérente à ce régime.

C’est précisément pour que l’ensemble des salariés, y compris les plus modestes, ceux qui n’épargnent pas et n’ont pas accès aux fruits du capital8, qu’un système de capitalisation obligatoire, prend tout son sens. Dans la suite de l’article, nous nous concentrons donc sur la question de la construction d’un pilier par capitalisation obligatoire, qui fait l’objet de critiques circonstanciées de la part d’Eric Weil. Plus précisément, nous envisageons les moyens de développer un tel pilier obligatoire qui se substituerait progressivement à hauteur d’environ un tiers au système par répartition actuel9. Il ferait l’objet d’une gestion au niveau national par les partenaires sociaux de l’AGIRC-ARRCO. Dans ce schéma, chaque salarié se verrait doté d’un compte individuel par points mais valorisé en euros lui donnant droit à une pension par capitalisation au moment du départ en retraite10. Il pourrait naturellement être complété par un étage de capitalisation volontaire, par exemple selon un schéma du type de celui proposé par Eric Weil.

Bien entendu, la situation n’est pas aussi simple puisque, précisément, nous ne partons pas d’une page blanche, mais d’un système par répartition qui représente bon an mal 98 % des pensions versées, comme le rappelle Eric Weil (les 2 % restant étant issues de systèmes par capitalisation sectoriels comme certains régimes particuliers ou encore les plans d’épargne retraite).

Se pose dès lors la redoutable question de la transition de notre système à répartition pure vers un système à deux piliers obligatoires. Cela conduit inévitablement, comme le rappelle à juste titre Eric Weil, à une longue période durant laquelle les actifs doivent cotiser à la fois pour accumuler un capital pour leur pension future et continuer à verser des cotisations pour financer les retraites par répartition des retraités actuels.

Certes, à long terme, le décès des retraités actuels et la diminution des dépenses consacrées au pilier par répartition permettra de baisser les cotisations retraite par répartition, au point que la somme des deux cotisations sera plus faible que les 28 % du salaire brut actuel, mais quelques simulations élémentaires montrent que ce ne sera pas le cas avant 10 ou 15 ans au mieux si aucune mesure correctrice n’est prise. Il faut bien admettre qu’une telle hausse, qui pourrait être de 3 ou 4 points de cotisation, serait difficilement supportable compte tenu des charges exceptionnellement élevées qui pèsent sur le travail en France.

Du point de vue de l’équité entre les générations, l’équation n’est pas non plus simple à résoudre : si l’on n’y prend pas garde, il ne serait pas excessif de parler à cet égard de « générations sacrifiées » : il s’agirait à tout le moins de toutes les générations aujourd’hui éloignées de moins de 10 ou 15 ans de la retraite, qui verraient un accroissement net de leurs cotisations sans bénéficier, comme les plus jeunes générations de leur baisse substantielle à l’avenir, celle-ci n’intervenant que lorsqu’elles seraient déjà en retraite… 

Néanmoins un cocktail de solutions existe, que j’ai développé dans les deux notes récentes précitées réalisées pour la Fondapol. Concrètement, trois pistes peuvent être explorées :

La première consiste à constituer un capital d’amorçage, afin de «  sur-capitaliser » le régime à son démarrage, lui permettant de pouvoir monter en puissance avec des taux de cotisation à la capitalisation réduits pendant un certain nombre d’années. Plusieurs possibilités d’amorçage existent. On peut penser bien entendu à un basculement du fonds de réserve des retraites et des fonds de réserve de l’AGIRC-ARRCO.  A cet égard, l’impossibilité juridique de transférer les fonds de réserve évoquée par Eric Weil ne paraît pas un argument très convaincant. Ces fonds n’ayant pas constitué des droits individuels à une retraite future, il y a tout lieu de penser que leur basculement vers un fonds de capitalisation permettant de financer un autre régime de retraite serait parfaitement constitutionnel. Et d’un point de vue politique, cette bascule serait admissible par les partenaires sociaux si ces derniers devenaient, comme il est proposé, responsables du nouveau fonds ainsi créé11.  

Mais ces transferts ne suffiraient pas et il serait nécessaire de placer dans le fonds un certain nombre d’actifs de l’Etat ou, alternativement, comme proposé dans la note de la Fondapol précité, que l’Etat achète un pool d’actions incessibles et sans droits de vote d’entreprises cotées sur la place de Paris12.

La deuxième famille de solutions englobe toutes celles qui visent à accélérer la baisse du pilier par répartition et, à due concurrence, les taux de cotisation qui le financent de sorte que l’introduction d’une nouvelle cotisation dédiée à la capitalisation ne conduise pas à une surtaxe par rapport aux 28 % de cotisation actuels. Il en va ainsi d’une désindexation des pensions pendant plusieurs années, ainsi que des économies supplémentaires sur le système de retraite par répartition qui pourraient être réalisées pour les futurs retraités sans nécessairement reporter l’âge légal au-delà de 64 ans (suppression des majorations pour famille de trois enfants et plus, introduction dans le régime complémentaire Agirc-Arrco d’un âge minimum de 67 ans, renvoi aux branches des mécanismes de retraites anticipées pour carrière longue…).13

La troisième solution consiste à « flécher » une dotation pérenne de l’Etat. Cette ressource pourrait être gagée à hauteur de 4,5 milliards d’euros par an par la suppression  de l’abattement de 10 % de l’assiette de l’impôt sur le revenu des retraités.

Bien entendu, d’autres solutions peuvent être envisagées. Ainsi, la proposition de la CPME d’accroître légèrement la durée du travail pour dégager de nouvelles ressources pour financer le pilier par capitalisation est une piste intéressante.  

Selon certaines simulations, ces solutions permettraient non seulement d’éviter que l’introduction d’une cotisation pour la capitalisation entraîne une hausse des prélèvements sur le travail durant la période de transition mais encore de les baisser d’1 ou 2 points de cotisations quelques années après sa mise en place14.

En résumé, la voie de passage vers une capitalisation pour tous est évidemment étroite, mais elle existe, la condition sine qua non étant sans doute notre capacité à répartir équitablement la charge : plus de travail pour les actifs, un effort financier pour les retraités actuels. Elle suppose des efforts importants, tout particulièrement de la part des retraités d’aujourd’hui au bénéfice de leurs enfants et petits-enfants, ce qui rend naturellement cette réforme difficile à faire passer auprès d’un corps électoral vieillissant.  

Toutefois, par rapport à tous les rafistolages du système par répartition actuel aussi impopulaires les uns que les autres, elle aurait des vertus considérables : donner un sens politique aux efforts demandés en fléchant les ressources supplémentaires pour consolider notre économie à long terme ; donner de bonnes raisons aux actifs de penser qu’ils bénéficieront d’une retraite raisonnable en échange d’un surcroît de travail et, plus généralement offrir de véritables perspectives d’avenir pour une société qui ne semble plus avoir la force de se projeter en avant.

Capitalisation ou pas, le redressement économique et financier du pays passe par davantage de travail et davantage d’épargne (plus d’épargne longue des ménages et moins de désépargne du côté de l’Etat). De ce point de vue, si la capitalisation n’a rien d’une solution miraculeuse, elle a le grand mérite de proposer un schéma cohérent qui « fait système » tout en allant dans le sens d’une plus grande équité entre les travailleurs et entre les générations.

Annexe

Taux de rendement interne réel du régime de retraite actuel d’un salarié non-cadre ayant une carrière complète selon la génération (source : COR, rapport annuel 2024) :

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Publié le 30 mai 2025
Par Eric Weil

Retraite par capitalisation : la nécessaire prise en compte du contexte budgétaire et politique

Il est salutaire de faire vivre le débat sur les grandes réformes que le pays devra engager au cours des prochaines années. À cet égard, la discussion que Bertrand Martinot et Eric Weil ont entamée sur l’introduction d’une dose de retraite par capitalisation dans notre système de retraite fait œuvre utile. A travers ce débat, chaque citoyen peut appréhender les principaux enjeux liés à cette question et se forger sa propre opinion. L’échange se poursuit ici dans cet esprit de conversation lucide et informée.
Cet article est une réponse à la note de Bertrand Martinot

Sur l’intérêt que représenterait à terme la capitalisation dans notre système de retraite,
Bertrand Martinot et moi nous rejoignons : bien dosée et encadrée, elle peut contribuer à redresser le rendement décroissant du système par répartition et doter le pays de capacités d’investissement accrues. Nous divergeons néanmoins sur l’ampleur des bénéfices attendus. Comme je l’ai souligné dans ma note précédente, le rendement du capital est lui aussi sensible au vieillissement démographique. Cette sensibilité impose d’investir une large part hors des frontières françaises pour espérer un rendement nettement supérieur à celui du système par répartition. Cette contrainte limite d’autant la possibilité de soutenir directement notre économie nationale. Bertrand Martinot le reconnaît d’ailleurs, en estimant que seulement 15 à 20 % des fonds seraient investis dans les entreprises françaises – ce qui implique que 80 à 85 % le seraient à l’étranger.

Le débat entre nous porte surtout sur l’opportunité, tant budgétaire que politique, de lancer aujourd’hui une réforme visant à ajouter un pilier par capitalisation au système de retraite français. Pour rappel, passer d’un régime entièrement fondé sur la répartition à un modèle mixte implique, pendant toute la période de transition (d’une durée totale d’environ 80 ans), une double contribution des actifs : une fois pour leur propre retraite (dans le cadre de la capitalisation) ; une autre pour celle de leurs aînés (dans le cadre de la répartition). Ainsi, sans prendre en compte d’éventuelles mesures d’amorçage, viser une part modeste de capitalisation – représentant à terme seulement 10 % à 15 % des dépenses de retraite pour les salariés du secteur privé –, nécessiterait d’injecter environ 20 Md€ de plus chaque année dans le système, en plus des quelque 400 Md€ déjà consacrés aux retraites en France. Ce surcoût s’atténuerait très progressivement à mesure que les prestations versées par le nouveau régime se substitueraient à celles issues de la répartition. Et ce n’est qu’au bout de 30 à 40 ans minimum que la transition pourrait finir par générer des gains nets, à condition que les rendements attendus de la capitalisation soient bel et bien au rendez-vous. D’ici là, la facture totale atteindrait entre 300 Md€ et 400 Md€ !

En dépit de ces ordres de grandeur, Bertrand Martinot propose d’engager une réforme visant à ce qu’à l’horizon de 80 ans, un tiers des dépenses de retraite du privé soient issues de la capitalisation. Pour financer la transition, il envisage de mobiliser conjointement trois leviers1 :

  • Le transfert des réserves existantes du Fonds de réserve pour les retraites et de l’Agirc-Arrco (environ 100 Md€) : comme je l’ai déjà écrit, indépendamment des considérations juridiques et politiques, cette opération « déshabillerait Paul pour habiller Jacques ». Ces réserves, déjà investies, ont en effet vocation à être un jour mobilisées sous forme de baisses de cotisations ou de pensions supplémentaires, notamment en cas de crise économique. Autrement dit, les utiliser pour accélérer la montée en charge d’un régime par capitalisation réduirait dans le même temps les ressources du système existant. Sur le plan des finances publiques, un tel transfert ne réduirait donc pas le coût de la transition. Il n’y a pas d’argent magique !
  • Un achat par l’Etat d’actions du SBF 120 pour 200 Md€ à l’horizon 2035 : l’État ne disposant pas des fonds nécessaires (avec un déficit public qui avoisine déjà les 6 % du PIB), il faudrait alors recourir à un endettement accru – d’une vingtaine de milliards par an pendant 10 ans – alors que la menace d’une crise financière pèse sur la France, dans un contexte d’augmentation des taux d’intérêt sur la dette ;
  • Enfin, une réduction drastique des dépenses du système actuel atteignant environ 80 Md€ par an d’ici 2035. À titre de comparaison, la réforme de 2023 (« réforme Borne ») permettra d’ici 2030 de générer 13 Md€ d’économies annuelles pour le système de retraite2. Pour atteindre 80 Md€, Bertrand Martinot propose des mesures aussi impopulaires que le passage de l’âge du taux plein à 67 ans dans les régimes complémentaires, la restriction à la validation des trimestres passés au chômage, la suppression du « dispositif carrières longues » au niveau national ou encore la sous-indexation des pensions de retraite de 1 % à 1,5 % chaque année, pendant dix ans3. Bien que certaines de ces propositions puissent se justifier (notamment celles qui sollicitent une contribution des retraités actuels), l’ampleur de l’effort, sans précédent, nous semble politiquement irréaliste compte tenu de l’extrême sensibilité du sujet. Les événements politiques des dernières années en témoignent : l’adoption au forceps de la « réforme Borne » ou, plus récemment, la chute du gouvernement Barnier, provoquée par une revalorisation moindre des pensions les plus élevées, pour une année seulement… Il nous est donc permis de douter de l’acceptabilité politique d’un tel cocktail de mesures – dont certaines toucheraient durablement l’électorat incontournable des retraités –, même si les économies ainsi générées étaient explicitement fléchées vers l’abondement d’un nouveau régime par capitalisation4. Cette donnée ne saurait toutefois justifier l’immobilisme : il faudra, dans les années à venir, contenir les dépenses de retraite, par rapport à leur trajectoire actuelle. Encore faudra-t-il que ces efforts soient dosés et ciblés, faute de quoi ils risqueraient d’être rejetés en bloc. Parmi les pistes à creuser figurent : une hausse de la CSG pour les retraités aisés ; l’interdiction de revaloriser les pensions à un rythme supérieur à celui des salaires – comme ce fut pourtant le cas en 2023 et 2024 ; l’intégration de la dégradation démographique dans la formule de revalorisation des pensions5 ; ou encore des incitations à prolonger l’activité, via une moindre générosité des paramètres du système6.

Quoi qu’il en soit, un redressement budgétaire s’imposera dans les prochaines années, qu’il procède de la volonté politique ou d’une pression extérieure, et devra atteindre plus 100 Md€ par an dans les dix prochaines années7. Il faudra donc faire des choix. Dans ce contexte, est-il réellement opportun – voire simplement possible – d’engager une réforme entraînant plusieurs dizaines de milliards d’euros de dépenses supplémentaires par an, au risque d’alourdir d’autant l’effort budgétaire par ailleurs8 ? Si des mesures de baisse des dépenses de retraite étaient engagées, ne vaudrait-il pas mieux consacrer en priorité les économies réalisées à la réduction du déficit, ou les réinvestir dans des secteurs d’avenir aux besoins de financement urgents (transition écologique, défense, éducation, etc.) plutôt que dans une transition dont les bénéfices ne se manifesteraient qu’à (très) long terme ? Le débat mérite au moins d’être posé, avant d’être tranché. 

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C’est en prenant en compte à la fois les avantages des régimes par capitalisation et la forte contrainte budgétaire qui pèse actuellement sur nos finances que nous proposons, dans notre dernier papier, une solution réaliste : réorienter une part significative de l’épargne salariale existant vers des plans d’épargne retraite collectifs. Une telle réforme permettrait, à terme, de financer entre 5 % et 10 % des dépenses de retraite du secteur privé via la capitalisation, tout en restant neutre à la fois pour le coût du travail et pour les finances publiques. Bertrand Martinot a raison de souligner qu’il ne s’agirait pas d’introduire un véritable pilier de capitalisation intégré au système de retraite, car cette mesure ne s’appliquerait pas de manière obligatoire à tous les actifs. Cela dit, elle démocratiserait largement la souscription à ces produits en s’imposant à l’ensemble des salariés concernés par un dispositif d’épargne salariale, soit plus de la moitié d’entre eux. À ce jour, cette proposition laisserait de côté une part non négligeable de salariés – principalement ceux des petites entreprises9 10. On peut toutefois tabler sur une extension croissante des dispositifs de partage de la valeur, en ligne avec les tendances observées ces dernières années. L’obligation, depuis début 2025, pour les entreprises de plus de dix salariés réalisant un bénéfice, de les mettre en place constitue un levier important en ce sens. Ajoutons, enfin, que la question de l’équité en matière de retraite ne saurait se limiter à celle de la couverture par un régime en capitalisation. Le système actuel comporte déjà une forte dimension redistributive11, qu’il conviendrait cependant de renforcer, notamment au profit des femmes et des assurés aux carrières les plus heurtées. C’était tout l’intérêt du système universel à points proposé par le gouvernement en 2019/2020, dont il serait souhaitable de raviver l’ambition.