Débat

L’avenir du travail

L’avenir du travail

Le travail qui manque, le travail qui ne paie plus, le travail qui épuise… Où situer le cœur du malaise économique et social actuel vis-à-vis du travail ? Et comment retrouver une stratégie gagnante pour les salariés comme pour la compétitivité de l’économie française ?

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Publié le 14 novembre 2025

Quatre propositions sur le travail

Alors que les déficits français atteignent des niveaux alarmants et que les Français s’inquiètent de la dégradation de leur pouvoir d’achat, comment remettre notre système social sur les voies de l’équilibre ? Il faut aborder plus directement la question du travail lui-même et aller au-delà des seuls sujets des prélèvements et de la redistribution : débattre du temps de travail, de la pénibilité et du partage de la valeur ajoutée.

Dans Le travail est la solution (éditions Hermann, juin 2025), Franck Morel et moi partons du constat que le travail a été de facto délaissé comme objet politique par la totalité des forces politiques de ce pays. Tantôt au profit d’une vision essentiellement gestionnaire (l’impératif absolu est la création d’emplois), tantôt au nom d’une vision d’un travail devenu absurde, pathogène et aliénant (il faudrait travailler moins pour le rendre supportable). Pourtant, le fait qu’une majorité absolue de travailleurs d’âge actif votent pour des partis « hors système » devrait nous alerter sur l’ampleur des maux liés au travail aujourd’hui, qui sont bien réels, même s’ils ne sont pas ceux de la civilisation de l’usine. Tant il est vrai qu’on ne construit pas une démocratie sereine et apaisée sur un monde du travail frustré. C’est à partir de ce constat que notre essai propose un certain nombre de pistes de solutions visant à réconcilier les Français avec le travail. Retour sur quelques-uns des thèmes abordés dans cet ouvrage que nous souhaitons soumette à la discussion.

1. La question du « travail qui ne paie plus » et les propositions fiscalo-sociales pour remédier à cette situation   

C’est bien connu, le travail est trop « taxé » en France. Certes, il est toujours possible, comme la plupart des organisations syndicales, de considérer les cotisations sociales comme du « salaire différé » (puisqu’il ouvre droit à des revenus en cas de réalisation de certains risques sociaux : retraite, maladie, chômage, accidents du travail…). Telle était d’ailleurs à l’origine la justification de financer l’essentiel de la protection sociale sur l’assiette « travail », en partageant l’effort entre salariés (cotisations salariales) et employeur (cotisations patronales). C’était, en substance, le compromis de 1945 du Conseil National de la Résistance.

Avec la généralisation progressive de la couverture maladie dès les années 1970, le déplafonnement des cotisations et enfin la création et la montée en puissance de la CSG à partir de la fin des années 1980, cet idéal-type a été définitivement perdu de vue. Plus récemment, la prise en charge par l’Etat de quelque 80 milliards d’allégements de charges patronales et l’introduction de la CSG dans le financement de l’assurance chômage ont accéléré cette évolution de long terme. Au point que l’on peut estimer que 54 % de la protection sociale est aujourd’hui financée par d’autres ressources que les cotisations sociales assises sur le travail, en premier lieu de la TVA, de la CSG (voir par exemple le rapport d’Antoine Bozio et Etienne Wasmer : « Les allégements de charges sociales sur les bas salaires : une inflexion nécessaire »).

Malgré cette grande diversification des financements de la protection sociale, assumée par tous les gouvernements successifs depuis plus de trente ans quelle que soit leur couleur politique, la question des charges pesant sur le travail est à présent bien installée dans le débat politique. Il faut dire que 80 ans après le pacte fondateur de 1945, quand l’employeur débourse 100 euros, le salarié encaisse un revenu de 54 euros. Il ne faut donc pas s’étonner que la question des charges pesant sur le travail s’installe au cœur des débats politiques au moment où jamais les questions liées au pouvoir d’achat n’ont été aussi élevées dans les préoccupations des Français depuis que les principaux baromètres d’opinion existent.

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C’est dans ce contexte qu’il convient d’analyser les propositions tendant à soulager le poids des charges sur le travail en les basculant sur d’autres assiettes. Et ce, alors que l’on constate que les marges de manœuvre sont singulièrement limitées.

A gauche, il s’agit de basculer davantage de financement sur le capital. Belle idée en théorie, car il n’y a aucune raison que les revenus du capital ne participent pas au financement de la protection sociale, ceci d’autant plus que notre Etat Providence bénéficie aussi aux détenteurs du capital ! Malheureusement, ces propositions achoppent sur le fait que l’assiette « revenus du capital », à l’instar de l’assiette « revenus du travail » est déjà plus lourdement taxée en France qu’ailleurs. Partant, il est difficile d’aller très loin dans cette direction, d’autant que l’assiette « revenus du capital » s’avère extrêmement volatile et sensible à l’ampleur de la fiscalité qui la frappe (alors même que les dépenses de protection sociale croissent à un rythme très régulier) : l’expérience de la baisse des taux de prélèvements sur les revenus du capital avec l’introduction de la « flat tax » en 2017 qui a conduit à une hausse des recettes est venue nous le rappeler.

A droite, et du côté du patronat, la tentation est grande de mettre en place une « TVA sociale », opération consistant à diminuer certaines cotisations patronales comme l’assurance maladie en échange d’une hausse de la TVA. L’argument est une nécessaire rationalisation des financements de la protection sociale : certaines des cotisations actuelles financent des dépenses universelles qui n’ont aucune raison de n’être financées que par le travail. Malgré son bon sens apparent, cette opération est doublement difficile : d’une part, elle est particulièrement impopulaire (la TVA est l’impôt le moins bien admis socialement avec les taxes sur le carburant et la taxation des héritages) ; d’autre part, elle dépendrait d’une conjoncture économique favorable). Quant à son impact sur la compétitivité économique, il ne serait sensible que si l’opération était réalisée sur une très grande ampleur (au moins 3 points de TVA).

En réalité, toutes les assiettes fiscales sont déjà saturées en France, donc les marges de manœuvre sont singulièrement limitées pour procéder à un « big bang » du financement de la protection sociale. Certes, comme nous le proposons dans notre essai, il est tout à fait possible d’aller plus loin dans le sens de la rationalisation du financement de la protection sociale, en clarifiant ce qui relève du domaine contributif (financé par les cotisations sociales) et ce qui relève de la solidarité (financé par l’impôt). Toutefois, il ne faut guère se faire d’illusion sur la possibilité de relancer le pouvoir d’achat par un jeu de bonneteau sur les assiettes fiscales et sociales.

2. La question du « travailler plus pour gagner plus » 

La question du pouvoir d’achat est en tête des préoccupations des Français depuis plus de 20 ans dans tous les sondages, souvent au coude à coude avec celle du chômage. Le ralentissement marqué des salaires depuis les années 2010 et la diminution sensible du chômage a propulsé le pouvoir d’achat très au-dessus des autres thématiques au cours de l’année 2025. Au point de préempter la plupart des arbitrages budgétaires actuels, alors même que l’état de nos finances publiques ne permet plus, de toute évidence, de soutenir artificiellement le pouvoir d’achat des ménages de travailleurs.

Dans ces conditions, le slogan sarkozyste « travailler plus pour gagner plus » couronné de succès en 2007 retrouve une nouvelle jeunesse. L’idée est de créer du pouvoir d’achat pour les salariés les plus modestes, non pas en mettant à contribution les finances publiques, mais en contrepartie d’un surcroît de création de richesses. L’appétence des salariés français pour effectuer des heures supplémentaires (très marquée chez les salariés modestes, beaucoup moins chez les cadres aux forfaits d’après les enquêtes d’opinion) invite également à réfléchir dans ce sens.

Le fait que les salariés français à temps plein soient parmi ceux dont la durée annuelle effective de travail en Europe soit la plus faible est naturellement un argument supplémentaire : si la France pouvait se targuer d’une productivité horaire supérieure à ses voisins européens et égale à celle des Etats-Unis dans les années 1990, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Dans ces conditions, il n’est plus possible de justifier que les salariés français aient une durée du travail inférieure aux autres. La situation actuelle explique en grande partie pourquoi les salaires par tête sont devenus aussi faibles en comparaison avec des pays comme l’Allemagne ou la Suisse. Et pour les salariés rémunérés au-delà du salaire moyen, l’effet négatif de cette situation sur le pouvoir d’achat n’est pas compensé par les transferts sociaux dont ils bénéficient en retour. Au point que le consentement à financer l’Etat social de la part des travailleurs commence sérieusement à s’éroder et pourrait devenir une préoccupation politique majeure dans les prochaines années.  

Un autre élément militant en faveur d’un accroissement de la durée du travail est l’absence de lien entre le temps de travail effectif et le sentiment de subir une charge de travail excessive. Si toutes les enquêtes mettent en évidence les dégâts psychologiques causés par l’intensification du travail au cours des dernières années, elles démontrent également que ce n’est pas l’allongement de la durée du travail en elle-même qui cause ces pathologies : en réalité, on peut très bien être en burn out en travaillant 35 heures par semaine. En sens inverse, une bonne organisation et de bonnes relations au travail permettent de travailler davantage sans effets négatifs pour la santé.

Bien entendu, il n’est pas question de proposer un « retour aux 39 heures » ou, plus généralement, troquer les « 35 heures » contre un quelconque nouveau seuil aussi arbitraire qu’inadapté au modèle économique de nombreuses entreprises. Ce que nous proposons dans notre ouvrage repose sur deux principes.

Il s’agit d’une part de promouvoir la liberté : possibilité pour un employeur et ses partenaires sociaux de décider librement du seuil de déclenchement des heures supplémentaires, celui-ci restant à 35 heures (ou 1607 heures par an) par défaut. De même, il n’y aurait plus de contingents réglementaires d’heures supplémentaires, les limites fixées par le droit européen (48 heures par semaine et repos hebdomadaires) suffisant à assurer une protection suffisante pour les travailleurs. De même, le plafond de 218 jours pour les salariés au forfait annuel en jours (qui revient à attribuer l’équivalent de 7 semaines de congés annuels au minimum) serait supprimé, les négociations sociales et l’accord individuel permettant d’aller bien au-delà.

Il s’agit d’autre part d’éviter que le franchissement du seuil de 35 heures entraîne des surcoûts excessifs pour l’employeur, décourageant totalement celui-ci de faire réaliser des heures supplémentaires par ses salariés. Le surcoût actuel (de l’ordre de 40 % par rapport à une heure normale pour les salaires en-dessous du salaire médian) explique largement le faible impact des assouplissements précédents des 35 heures sur le nombre effectif d’heures supplémentaires accomplies. Pire, une partie des allégements de charges sur les bas salaires (environ 15 milliards sur les 80 milliards d’euros selon le rapport Bozio et Wasmer précité) sont les héritiers des allégements de charges Aubry destinés à compenser la hausse des salaires horaires résultant des passages aux 35 heures et, de ce fait, contribuent à financer la baisse du temps de travail.

La solution que nous préconisons est de diminuer drastiquement les charges patronales pesant sur les heures supplémentaires (afin d’éviter un surcroît de coût du travail par rapport aux heures normales). Afin d’éviter un surcoût pour les finances publiques, une partie des allégements de charges sur les bas salaires seraient mobilisés pour financer cette détaxation des heures supplémentaires. Il s’agit donc tout simplement de transformer une subvention au non-travail en une incitation à la hausse du temps de travail. Evidemment, ce mécanisme aboutirait à ce que les entreprises dynamiques augmentant la durée du travail se voient favorisées au détriment des entreprises restant strictement à 35 heures, lesquelles verraient les charges patronales légèrement accrues.

Dans ce schéma, le seuil de 35 heures disparaîtrait de fait, sans être remplacé par un nouveau seuil tout aussi arbitraire, mais par un système réglementaire et fiscalo-social permettant à chaque entreprise et chaque collectif de travail d’adapter librement la durée du travail à ses propres contraintes.

3. La question de la pénibilité du travail et de l’usure professionnelle : vraies et fausses pistes de solution… 

Il est regrettable que la question de la pénibilité ne soit apparue au premier plan qu’à l’occasion des récentes réformes des retraites. En réalité, le sujet a très longtemps été traité via la spécificité des pré-retraites et de la retraite à 60 ans. Ces dispositifs ont conduit à supprimer toute incitation des entreprises à traiter le sujet et à créer une forme de collusion entre les employeurs, les salariés et leurs représentants satisfaits de cet équilibre gagnant–gagnant pour les deux côtés (mais dramatiquement perdant pour le taux d’emploi et les finances publiques…). De fait, la pénibilité a été le parent pauvre des négociations sociales dans les branches professionnelles et c’est peu dire que le patronat s’est longtemps satisfait des nombreux dispositifs de départs anticipés en retraite.

Ce n’est qu’à l’occasion des reports progressifs des curseurs légaux de l’âge du départ en retraite (durée de cotisation et âge d’ouverture des droits) que la question s’est imposée et, avec elle, plus généralement, celle de l’emploi des seniors. La prise de conscience du sujet est toutefois encore très insuffisante. En témoigne par exemple le fait que les branches professionnelles ne se sont pas emparées des possibilités de financement d’action en faveur du maintien des seniors en emploi permises par la réforme des retraites de 2023 (création du fonds d’investissement et de prévention de l’usure professionnelle).

A défaut de dialogue social efficace sur le sujet, deux mécanismes ont été développés pour répondre à cette question. Le premier repose sur l’idée séduisante que la pénibilité pouvait être mesurée sur la base de critères réglementaires et donner droit à des « points pénibilité » dans le cadre du compte de prévention de la pénibilité (C2P). Dans ce schéma, on le sait, l’accumulation de points donne des droits à des formations censées permettre de se repositionner ou de validations de trimestres afin de partir plus tôt en retraite. Ce dispositif, on le sait, n’a pas été une solution satisfaisante pour traiter la question : des critères administratifs difficiles à mesurer, la faible appétence des salariés et de leurs employeurs à s’en saisir pour aménager les fins de carrières…

Le second est le dispositif bien plus puissant dit des « carrières longues » qui existe au niveau national et obéit à des critères nationaux et uniformes. On sait que celui-ci permet à ceux qui ont commencé à cotiser tôt (entre 16 et 21 ans) et ont cotisé au-delà d’une durée déterminée de partir avant l’âge légal.

Face à l’incapacité d’objectiver les situations de pénibilité, il a ainsi été décidé de laisser partir plus tôt les personnes qui ont commencé à travailler plus tôt que la moyenne. L’idée est que ces personnes sont a priori usées professionnellement et auraient une espérance de vie plus faible que la moyenne. Las, les études statistiques ont démontré que le fait d’entrer tôt sur le marché du travail n’entraînerait pas une réduction de l’espérance de vie bien au contraire, donnant ainsi raison au vieil adage populaire selon lequel « le travail, c’est la santé ». Ce constat est en réalité assez logique : d’une part, une grande partie des personnes ayant commencé tôt à travailler ont progressivement évolué vers des métiers non pénibles. D’autre part, il existe un biais de sélection en faveur de ces salariés dans la mesure où ils n’ont pu atteindre les durées exigeantes requises que parce qu’ils n’ont connu ni interruptions pour longue maladie ni longs épisodes de chômage et de pauvreté qui sont autant de facteurs de diminution de l’espérance de vie.

Face à l’échec (et, s’agissant des carrières longues, au coût) de ces dispositifs, nous proposons de donner les bonnes incitations aux partenaires sociaux pour s’emparer sérieusement du sujet de la pénibilité. A notre sens, les solutions ne se situent pas au niveau interprofessionnel, mais doivent être recherchées métier par métier au niveau des branches professionnelles sur la base à la fois de l’analyse des situations professionnelles concrètes et de la fréquence des situations d’invalidité ou d’inaptitude professionnelles médicalement constatées.

Concrètement, il est proposé de supprimer progressivement les dispositifs de carrière longue et de laisser la possibilité aux branches professionnelles de négocier en replacement des dispositifs de retraite anticipé dont elles détermineraient librement les modalités (conditions d’éligibilité, niveau des prestations versées, durée de la période). Ces dispositifs de « retraite-pont » seraient financés par des caisses d’assurance dédiées alimentées par des cotisations des employeurs et des salariés des branches concernées. Devant supporter les coûts de ces départs précoces, les négociateurs devraient restreindre leur accès à des situations d’usure professionnelle précoce objectives et auraient également toutes les bonnes incitations à modifier en conséquence leurs politiques RH à destination des travailleurs vieillissants et à mettre en place des dispositifs de prévention de l’usure professionnelle.

4. La question du partage de la valeur ajoutée : état des lieux et que faire ? 

Le débat autour de la question du partage de la valeur ajoutée en France est pollué par l’affirmation fausse parfois véhiculée dans les médias selon laquelle la part de la rémunération du travail dans l’ensemble de la valeur ajoutée serait en diminution au bénéfice des revenus du capital. Pourtant, les statistiques de l’INSEE prouvent le contraire et démontrent une remarquable stabilité de ces deux parts, contrairement à ce que l’on peut observer dans d’autres pays, notamment aux Etats-Unis.

Pour autant, la question apparaît pertinente si l’on observe aussi bien l’évolution de la concentration des patrimoines (donc si l’on considère le stock et non les plus de revenus) que le décrochage entre le niveau des salaires et le prix des actifs immobiliers. Autrement dit, le sentiment de déclassement des salariés a des racines objectives. Ce n’est pas un hasard si les débats autour de la taxation des patrimoines (et notamment de l’héritage) reviennent au cœur des discussions politiques et ceux-ci sont évidemment légitimes.

Toutefois, la taxation des patrimoines, qui induit une diminution de la rentabilité des investissement productifs quand elle touche l’outil de travail est à notre sens une mauvaise façon d’aborder la question. Plutôt que de jouer sur la redistribution secondaire, il nous semble plus pertinent de favoriser un meilleur partage de la valeur ajoutée au niveau de la distribution primaire, c’est-dire avant intervention de la fiscalité. C’est dire que la question du partage de la valeur là où elle est produite devrait être plus que jamais au cœur de la réflexion, dans le prolongement de la vieille idée gaulliste de l’association du capital et du travail. Dans cette perspective, nous proposons deux pistes de réflexion.

La première consiste à généraliser la participation des salariés au capital par divers mécanismes. Il est par exemple proposé de généraliser la participation via la constitution de fonds de participation par filière ou sur une base géographique permettant aux salariés des entreprises de moins de 50 salariés de bénéficier d’une partie de la participation versée par les grandes entreprises, leur employeur étant de son côté incité à abonder cette participation venue de l’extérieur. Il est également proposé d’associer un avantage fiscal aux différents dispositifs de rémunération en capital (par exemple sous forme de distribution d’actions ou de participation à des LBO) lorsqu’elles bénéficient à l’ensemble des salariés de l’entreprise et ne sont pas réservés au top management.

La seconde piste consiste à développer un pilier par capitalisation obligatoire au sein du régime général de retraite. La situation de notre régime de retraite par répartition rend en effet l’essor de la capitalisation indispensable pour éviter l’appauvrissement des futurs retraités. Cependant, il serait inéquitable qu’il ne concerne que les salariés des grandes entreprises, notamment les cadres, comme c’est le cas aujourd’hui avec les plans d’épargne retraite. Une telle réforme serait de nature à doter tous les salariés, y compris les plus modestes de ressources en capital pour préparer l’avenir.

Bien sûr, on pourra objecter que la difficulté de la transition d’un régime à un autre est très grande et nécessiterait des efforts financiers importants à court terme alors même que nos finances publiques sont exsangues. Cependant, un examen approfondi de la question montre que des voies de passage existent, la principale consistant à mettre les retraités actuels à contribution pour amorcer le fonds de capitalisation nécessaire à l’opération. Il s’agirait sans doute d’une opération politiquement impopulaire auprès de nos aînés. Mais serait-elle finalement plus impopulaire que la méthode consistant à rafistoler encore et toujours le système actuel en désavantageant toujours plus les nouvelles générations qui sont en train s’apercevoir qu’elles sont les grandes perdantes ? 

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Publié le 1 décembre 2025

Pour un travail de qualité pour toutes et tous

Le débat sur le travail porte trop souvent sur l’emploi et les cotisations et pas assez sur la qualité du travail. Or, la difficulté principale de la France est le choix qui a été fait d’une stratégie low cost dans une économie positionnée dans des produits de moyenne gamme. Pour renverser cette tendance qui conduit à une dégradation des conditions de travail, il faut améliorer la vie et la démocratie au travail, avec une stratégie de montée en gamme qui permettrait de sortir la France de l’ornière.

La question du travail frappe à la porte de l’agenda public : assises du travail en 2023, négociation pour un pacte de la vie au travail en 2024, lancement en novembre 2025 de la conférence sur le travail et les retraites (qui doit se tenir jusqu’au printemps 2026), multiplication des ouvrages concentrés sur le travail, dont celui de Bertrand Martinot et Franck Morel ou celui d’Antoine Foucher. Pour autant ces derniers auteurs ne parviennent pas à s’extraire de l’interprétation qui a dominé ces dernières décennies, à savoir que le problème du travail c’est son coût et qu’il suffirait de baisser le coût du travail pour résoudre tous nos problèmes. Dans ce texte, nous démontrons l’inanité de cette perspective et proposons plutôt une stratégie de la qualité pour le travail et pour l’économie française dans son ensemble.

En finir avec la baisse du coût du travail comme solution à tous nos problèmes

Alors que le travail a longtemps été le parent pauvre du débat public et des réflexions politiques, il semble aujourd’hui faire l’objet d’un intérêt renouvelé. En témoignent les nombreux ouvrages parus sur la question, dont celui de Franck Morel et Bertrand Martinot. Comme ces deux auteurs le soulignent, pendant longtemps « le travail a été de facto délaissé comme objet politique par la totalité des forces politiques de ce pays ». Ce constat, Thomas Coutrot le dressait déjà à sa manière, pour la gauche, en 20181.

Il serait pourtant erroné de prétendre que le travail a été complètement délaissé des préoccupations publiques. Un aspect du travail a fait l’objet d’une attention soutenue : son coût. C’est en effet avec l’idée simpliste que le coût du travail est trop élevé en France que l’on a longtemps expliqué le chômage et la faible compétitivité des entreprises françaises. L’ensemble des problèmes de l’économie française serait dû au coût du travail trop élevé, notamment du fait d’un État-providence lui-même trop coûteux, les cotisations sociales qui le financent représentant près de la moitié de la masse salariale. On ne compte plus les rapports qui soulignent le poids trop élevé du coût du travail, qui sert d’explication au chômage (notamment des moins qualifiés) et aux déficits commerciaux français.

Dès lors, la baisse du coût du travail est devenue la pierre angulaire des politiques économiques françaises, aussi bien pour réduire le chômage que pour accroître la compétitivité des entreprises. Des mesures Juppé à celles liées aux 35 heures, des allègements Fillon au crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE), converti en 2019 en une baisse pérenne de cotisations sociales, les allègements de cotisations sociales ont été progressivement étendus à la fois à plus de cotisations sociales (quasiment toutes au niveau du Smic, où il ne reste plus que les cotisations retraites complémentaires et chômage), et à plus de niveau de salaire, jusqu’à concerner désormais 3,5 Smic. En 2025, les exonérations de cotisations représentent plus de 80 milliards d’Euros, soit trois points de PIB.

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Ces politiques qui sont une constante depuis les années 1990 se révèlent pourtant peu efficaces, comme le soulignent les évaluations concernant la capacité des exonérations de cotisations sociales à créer des emplois2, ou bien à restaurer la compétitivité des entreprises3. Avec des coûts du travail équivalent, voire supérieurs, les Allemands ou les nordiques, qui ont su investir dans la qualification des personnes et la qualité des emplois, arrivent à produire et exporter des produits et services de meilleure qualité, ou plus innovants, qu’ils vendent donc plus chers que les nôtres. Le manque de compétitivité de l’économie française est surtout lié à son positionnement en milieu de gamme : nous sommes trop chers pour ce que nous produisons4. Mais, plutôt que de chercher à améliorer la qualité de nos productions, à investir dans les qualifications et la montée en gamme, on a préféré produire la même chose avec moins de monde, chasser les coûts et intensifier le travail, ce que nous avons appelé avec Clément Carbonnier une stratégie du low cost à la française5.

De nombreuses évaluations ont montré que ces politiques sont très peu efficaces pour l’emploi, qu’elles tirent l’économie vers le bas sans favoriser nos capacités exportatrices. Plusieurs analyses récentes suggèrent que ces politiques génèrent une pression à la précarité et des trappes à bas salaires6. Les entreprises françaises se sont elles aussi concentrées sur la réduction du coût du travail. Elles ont cherché à produire la même chose avec moins de monde en multipliant les plans de réduction des effectifs, les pré-retraites sans pour autant recruter les plus jeunes. Les jeunes et les plus âgés sont considérés comme trop chers par les employeurs, parce que pas encore ou plus assez productifs. Elles ont aussi eu massivement recours aux délocalisations (25 000 emplois délocalisés par an depuis les années 1990), à la sous-traitance (25% des salariés français travaillent dans une entreprise preneuse d’ordre). Cette logique de sous-traitance et de sous-évaluation des salariés non productifs a conduit au développement de plus en plus d’emplois atypiques (interim, contrats à durée déterminée, temps très partiel aux horaires subis, et emplois aidés, le plus souvent de mauvaise qualité, mal rémunérés et sans avenir, dont les conditions de travail sont dégradées et dangereuses)7

Cette stratégie du low cost passe en outre par une pressurisation des salariés les plus productifs. Pour rester compétitives dans une économie globalisée, beaucoup d’entreprises ayant choisi de ne garder que les salariés les plus productifs, de leur demander de travailler toujours plus intensément. Moins de gens travaillent que chez nos voisins, mais ceux qui travaillent doivent le faire de manière de plus en plus intense. Au bout du compte, la France combine un très faible taux d’emploi des séniors, de grandes difficultés pour les jeunes pour entrer sur le marché du travail8 (Bozio et al. 2025), et une productivité horaire du travail qui reste élevée même si elle a diminué depuis le début des années 2020. Cette stratégie d’hyperproductivisme épuise les ressources humaines et les ressources naturelles9. Elle n’est source ni d’emplois ni de prospérité ni de bien-être. Elle ne permet de répondre ni aux attentes des Français, ni au contexte actuel.

Dès lors, toute stratégie qui repose une nouvelle fois sur la seule réduction du coût du travail ne peut qu’accroître les difficultés présente. C’est pourquoi les propositions de Bertrand Martinot ne nous convainquent guère. Il s’agit de réduire encore plus « les charges » qui pèsent sur le travail, travailler plus au même tarif et dans les mêmes conditions et supprimer les critères de pénibilité au profit d’une négociation décentralisée qui n’a guère de chance de déboucher pour les métiers les plus pénibles où le taux de syndicalisation est faible et le rapport de force en défaveur des salariés… En prétendant que le vieil adage selon lequel le travail c’est la santé se vérifie, il dénie les difficultés réelles rencontrées par de nombreux Français au travail en matière de condition de travail, de santé, de perte de sens, que nous avons documenté amplement dans notre ouvrage collectif Que sait-on du travail ?10.

Travailler mieux, pour le bien-être de toutes et tous, et la prospérité de l’économie

Dans notre ouvrage Travailler mieux11 qui développe et étend les propositions que nous avons rassemblées sur le site de la Vie des idées, nous proposons à l’inverse d’améliorer les conditions de travail, la vie et la démocratie au travail, en faveur à la fois du bien-être des salariés, mais aussi d’une stratégie de montée en gamme qui permettrait de sortir la France de l’ornière, ce que nous avons appelé une nouvelle stratégie de prospérité pour la France, fondée sur la qualité pour toutes et tous12. Nous en résumons ici les traits principaux.

Sortir de la logique du low cost

Depuis les années 1980, les politiques publiques ont privilégié la baisse du « coût du travail ». Comme nous l’avons souligné, elles ont surtout contribué à tirer les salaires et les conditions de travail vers le bas. La stratégie du low cost a conduit à intensifier le travail, multiplier les contrats précaires et externaliser les risques vers les sous-traitants. Résultat : un épuisement humain et écologique, une faible productivité globale, et une économie coincée dans le milieu de gamme. Plutôt que de baisser les coûts, il s’agit de monter en qualité. Cela suppose de repenser le contenu et l’organisation du travail, d’encourager la recherche et le développement, et d’investir dans les compétences. La France dépense moins pour la R&D que ses voisins européens, alors que l’avenir économique dépend de l’innovation et des savoirs. Une économie de la qualité valorise la créativité, l’autonomie et la coopération plutôt que la simple intensification du travail. Cette transition exige de nouvelles formes d’organisation du travail, plus apprenantes et participatives, où les salariés ont voix au chapitre.

Les recherches récentes montrent que les entreprises les plus performantes sont celles qui favorisent l’apprentissage collectif et la participation. Comme le montre Salima Benhamou, dans ces « organisations apprenantes »13, les salariés peuvent proposer des idées, contribuer à la résolution de problèmes et participer à la définition des objectifs. Cela améliore non seulement la qualité du travail et des produits, mais aussi la satisfaction et la motivation. À l’inverse, le management vertical et la pression par les chiffres – encore dominants en France – génèrent stress, absentéisme et désengagement. Comme le propose Laurent Cappelletti, rendre visibles les coûts cachés de ces pratiques (turnover, accidents, arrêts maladie) inciterait les entreprises à adopter un management plus humain et efficace14.

Donner du pouvoir d’agir aux salariés

Pour réussir cette transformation, il faut redonner aux salariés un véritable pouvoir d’expression et de décision sur leur travail. Cela passe par une meilleure représentation dans les conseils d’administration, mais aussi par l’instauration d’espaces de parole indépendants, où chacun peut évoquer ses conditions de travail et proposer des améliorations, ce que Thomas Coutrot et Coralie Perez appellent le droit à avoir son « mot à dire » sur son travail15. Le sens et la santé au travail en dépendent. La France est en retard dans ce domaine : renforcer la démocratie au travail est un levier majeur pour améliorer la qualité globale de l’économie.

Améliorer la qualité des emplois

La stratégie de la qualité ne peut se limiter à quelques secteurs d’élite. Elle doit concerner tous les métiers, y compris les emplois dits peu qualifiés, souvent essentiels au fonctionnement collectif de notre économie et de notre société16. Ces emplois – dans le soin, le nettoyage, la logistique, le commerce, la sécurité – sont encore trop souvent précaires et mal payés. Garantir des salaires décents, des temps de travail soutenables et des perspectives d’évolution constitue un investissement collectif. Comme le propose Christine Erhel, l’idée d’un « salaire vital » ou de planchers de rémunération adaptés aux besoins réels permettrait de redonner dignité et stabilité à ces professions17. La revalorisation des métiers féminisés et essentiels est également un enjeu majeur d’égalité et d’efficacité sociale.

Mieux concilier vie professionnelle et vie personnelle

Les horaires fragmentés, décalés ou imprévisibles pèsent lourdement sur la santé et la vie sociale. Limiter le recours à ces horaires, comme le proposent Xavier Devetter et Julie Valentin, mieux les rémunérer et donner aux salariés davantage de contrôle sur leurs plannings sont des conditions essentielles d’un travail soutenable. Le développement d’un service public de la petite enfance accessible à toutes les familles constitue également une politique clé pour favoriser l’égalité et la participation des femmes au marché du travail.

Vers un travail soutenable

L’enjeu n’est plus seulement de compenser la pénibilité, mais de la prévenir. Les réformes récentes ont affaibli les dispositifs de santé au travail et de prévention, alors que les accidents et l’usure professionnelle demeurent élevés. Promouvoir un travail soutenable, comme le propose Catherine Delgoulet, c’est permettre à chacun d’apprendre, de transmettre et de progresser tout au long de sa vie, sans sacrifier sa santé. Cela suppose de recréer des espaces de discussion, de renforcer la prévention et de soutenir les collectifs de travail. Comme le souligne Fanny Jaffrès, ce principe de soutenabilité vaut aussi pour les personnes handicapées, dont les besoins d’adaptation doivent être durablement intégrés.

Former et qualifier toute la main-d’œuvre

Une économie de la qualité repose sur une main-d’œuvre qualifiée à tous les niveaux. Investir dans l’éducation, la formation continue et l’apprentissage tout au long de la vie est essentiel. Il faut rompre avec une logique élitiste et favoriser la réussite de chacun. Cela passe par un meilleur accès aux formations, un soutien renforcé aux jeunes et la reconnaissance des compétences acquises dans l’expérience. Les politiques d’investissement social – de la petite enfance à la formation des adultes – offrent un cadre cohérent pour élever collectivement le niveau de qualification et d’innovation.

Conclusion : la prospérité par la qualité

Le modèle français fondé sur la réduction des coûts et l’intensification du travail montre ses limites. La stratégie de la qualité offre une voie alternative : produire mieux plutôt que plus, investir dans les personnes plutôt que les épuiser. Cela implique de valoriser le travail, d’améliorer les conditions d’emploi, de renforcer la formation et la démocratie dans les entreprises. Un index de la qualité du travail, comme le propose Christine Erhel, pourrait devenir un outil clé pour mesurer les progrès accomplis et orienter les politiques publiques. En s’appuyant sur les salariés, la France peut faire de la qualité du travail et de la vie un moteur de sa prospérité future.