Cette note a été produite dans le cadre du Cycle de réflexion 2024 de l’Observatoire Aéma groupe, auquel contribue Terra Nova.
Les tragiques inondations survenues dans la région de Valence en Espagne l’ont à nouveau rappelé : le dérèglement climatique nous fait entrer dans un régime d’instabilité chronique où l’extraordinaire sera sans doute de moins en moins extraordinaire. C’est ce que suggère l’examen des statistiques décrivant la fréquence et l’intensité des catastrophes naturelles ces dernières décennies, et notamment celles qui sont liées au dérèglement climatique. Cette situation se paie en vies humaines mais aussi en dommages économiques. Face à ces sinistres de masse, la réponse assurantielle est, au mieux, mise à l’épreuve, au pire, compromise. Y compris dans un pays comme la France qui a pourtant mis en place un régime assurantiel original et ambitieux.
Evolution de la fréquence des catastrophes en longue période
D’après les données recueillies par le Center for research on the epidemiology of disasters (CRED, Université catholique de Louvain) et l’Office for foreign disaster assistance (OFDA, USAID)1, on assiste à une augmentation continue des catastrophes naturelles depuis le milieu du XXe siècle, qui s’accélère nettement à partir des années 1970.
Graphique 1 – Evolution du nombre de catastrophes naturelles recensées (monde, 1900-2023)
Ces statistiques peuvent être partiellement faussées par des défaillances de recensement, notamment sur la première moitié du XXe siècle (l’augmentation peut alors traduire les progrès du recensement lui-même et non seulement la recrudescence des événements). Mais, même corrigée de marges d’erreur conséquentes, la tendance reste très nette, notamment sur les quatre dernières décennies.
D’autant que la base de données du CRED tend à minorer le nombre d’occurrences par rapport à d’autres bases, notamment celle de l’Institut Swiss Re.
Graphique 2 – Recensement des catastrophes naturelles selon Swiss Re (1971-2021)
Selon les données du CRED, les années 2000-2023 sont en effet marquées par un tassement, voire une baisse relative du nombre d’événements. Tandis que, selon les données du réassureur Swiss Re, l’évolution est toujours nettement orientée à la hausse sur cette période. Cet écart tient en partie au criterium du CRED qui ne retient que les événements ayant entrainé au moins 10 décès ou plus de 100 personnes « affectées », c’est-à-dire blessées, déplacées ou sans abri.
La signature du changement climatique
Le graphique 1 agrège toutefois des événements de nature très différente : catastrophes sismiques, volcaniques, hydrométéorologiques, biologiques… Quand on décompose les données par type de catastrophes, il apparaît que les plus fortes croissances concernent les événements hydrométéorologiques et climatiques (inondations, tempêtes, sécheresses, températures extrêmes, etc.). Les catastrophes biologiques (notamment les épidémies) sont également en nette croissance (voir infra encadré).
Sur l’ensemble des événements recensés par le CRED sur les cinquante dernières années (1970-2024), les phénomènes hydrométéorologiques sont nettement dominants et expliquent l’essentiel de la croissance. Ils sont la signature du changement climatique.
Graphique 3 – Répartition des événements par type de catastrophes (monde, 1970-2024)
Les catastrophes épidémiques
Depuis le début du XXe s., la croissance des événements épidémiques est, elle aussi, frappante. Malgré de fortes variations annuelles et décennales, la tendance est là encore très nette : quel que soient l’agent pathogène concerné (bactérie, virus, parasite…) et le mode de transmission, ces dernières décennies sont marquées par une forte recrudescence de maladies infectieuses émergentes. Leur croissance est tirée notamment par les zoonoses, en particulier les zoonoses issues du monde sauvage.
Graphique 4 – Distribution des maladies infectieuses émergentes 1940-20042
Sur les trente dernières années (1980-2013), on relève une augmentation de plus de 400% des foyers épidémiques de type zoonotique3.
Graphique 5 – Evolution des épidémies et répartition par type 1980-2013
Rien ne permet de penser que la multiplication des foyers épidémiques aurait un lien direct avec le dérèglement climatique. Le lien avec le recul de la biodiversité et l’extension des activités agricoles et d’élevage aux dépens (et donc au contact) du monde sauvage (déforestation, etc.) est en revanche avancé par plusieurs chercheurs, notamment pour ce qui concerne les zoonoses4.
Les coûts humains
La mortalité associée aux catastrophes ne suit pas du tout la même dynamique que le nombre des événements. Si l’on en croit le CRED, dans les années 1920, on comptait près de 550 000 morts par an du fait des catastrophes naturelles, contre « seulement » 60 000 au début du XXIe s. Dix fois moins alors que la population mondiale a quasiment quadruplé entre temps (de 1,8 Mds d’individus en 1920 à 7 Mds en 2010) et que le nombre d’événements s’est considérablement accru. Autrement dit, les catastrophes sont, dans l’ensemble, à la fois beaucoup plus nombreuses et infiniment moins meurtrières qu’autrefois.
Graphique 6 – Nombre annuel moyen de morts du fait des catastrophes naturelles par décennie dans le monde
Cet effondrement de la létalité des catastrophes est lié à une meilleure prévention des risques, à l’amélioration des performances des systèmes sanitaires, à une meilleure protection des populations et à un meilleur accès aux réseaux (notamment aux réseaux d’eau douce et d’eau potable).
La mortalité n’est cependant pas le seul indicateur pertinent pour évaluer l’ampleur des catastrophes. Les catastrophes naturelles se doublent de plus en plus souvent de crises sanitaires consécutives, notamment les cyclones, tempêtes, submersions marines qui ravagent les habitations et blessent ou déplacent des millions d’individus chaque année. En 2018, par exemple, la totalité des décès directement imputables aux catastrophes naturelles recensées par le CRED s’élevait à 11 800 morts, mais le nombre de personnes blessées, déplacées ou privées d’abri atteignait plus de 68 millions. Les années précédentes, ce nombre avait régulièrement dépassé la barre des 100 millions. Cette augmentation est pour partie liée à la fréquence et à l’intensité des événements, mais aussi à l’accroissement rapide de la population, notamment dans des zones géographiques particulièrement touchées5. Autrement dit, contrairement à celle de la mortalité, la courbe du nombre de personnes affectées suit celle des événements.
Graphique 7 – Nombre de personnes affectées par les catastrophes naturelles (1900-2024)
A supposer que nos systèmes de secours et de soins soient capables de résister à des chocs plus puissants et plus fréquents (hypothèse cohérente avec les perspectives tracées par les scénarios RCP 4.5, RCP 6.0 et RCP 8.5 du GIEC6), et qu’à défaut de continuer à progresser encore, leurs performances demeurent identiques, il est très probable que le nombre de personnes affectées restera installé à un niveau très élevé dans les années et décennies qui viennent. Mais cette hypothèse de résistance à des chocs plus fréquents et plus violents n’a rien d’évident. Pour rappel, la canicule de 2003 a causé 19 490 morts selon l’Inserm, l’Ouragan Katrina en 2005 a généré 1 836 morts, 135 disparus, 141 500 sinistrés et environ 1 million de déplacés. La pandémie 2020 a montré que même des régions aussi développées que la Lombardie pouvaient connaître une véritable submersion de leur système sanitaire.
Les coûts économiques
Ces catastrophes entrainent aussi des coûts économiques considérables. De ce point de vue, l’évolution des dommages financiers depuis 100 ans a suivi une dynamique exactement inverse à celle du nombre de morts, et plus proche de celle du nombre des événements et des personnes affectées, voire plus ascendante encore.
Graphique 8 – Dommages économiques par type de catastrophe (1900-2024)
A la fin du XXe siècle, ces coûts économiques s’élevaient à environ 30 Mds USD par an. Ils ont suivi une pente plus rapide encore depuis en atteignant 113 Mds USD par an en moyenne sur 2000-2016. Au début des années 2020, les dommages annuels s’élevaient à plus de 200 Mds USD selon le CRED. Au cours des trois dernières décennies, ces coûts économiques ont régulièrement dépassé 0.2% du PIB mondial.
Graphique 9 – Dommages économiques en % du PIB mondial (1900-2024)
Trois facteurs concourent à l’explosion des dommages économiques liés aux sinistres climatiques tels que les enregistrent les assureurs et réassureurs à travers le monde : 1) la recrudescence et la violence des catastrophes ; 2) l’augmentation du niveau de couverture assurantielle des populations ; 3) l’augmentation de la valeur des biens assurés.
Les limites de la réponse assurantielle
La France n’échappe pas à ce tableau d’ensemble : augmentation de la fréquence et de l’intensité des épisodes hydrométéorologiques extrêmes, baisse du nombre de morts en longue période, augmentation du nombre des personnes affectées et explosion des coûts économiques. En témoigne l’évolution des coûts associés aux sinistres climatiques en France de 2000 à 2023.
Graphique 10 – Evolution de la sinistralité climatique en France selon France Assureurs (2000-2023, en Mds d’euros constants 2023)
Pour répondre aux crises liées aux catastrophes naturelles, la France a mis en place un régime spécifique : le régime d’indemnisation des catastrophes naturelles, dit « CatNat ». Le graphique suivant en résume le fonctionnement : une surprime obligatoire a été mise en place sur les contrats d’assurance dommage dont les recettes sont collectées par les assureurs qui en conservent 44% pour faire face aux événements futurs, qui en versent 44% au réassureur public (CCR) et 12% au Fonds Barnier dédié à la prévention. En contrepartie, le réassureur public a les moyens d’intervenir en soutien des assureurs privés lorsque se réalisent les risques et peut, au besoin, appeler la garantie illimitée de l’Etat.
Le système fonctionne plutôt bien jusqu’ici : la garantie de l’Etat n’a été appelée qu’une seule fois en 2000 (pour l’exercice 1999) en raison des tempêtes Lothar et Martin… Mais son coût est de plus en plus élevé, comme le montre l’évolution des primes catastrophes naturelles en France en M€ (1983-2023) :
Graphique 11 – Evolution des primes catastrophes naturelles en France en M€ (1983-2023)
Le régime CatNat arrive cependant à la limite de ce qu’il est capable de supporter. L’évolution de la provision d’égalisation de la CCR traduit clairement l’intensité des efforts requis : depuis 2017, ce matelas de sécurité pour faire face à des événements exceptionnels sans solliciter la garantie de l’Etat fond à vue d’œil et tend vers 0 en 2024.
Graphique 12 – Evolution de la sinistralité et de la provision d’égalisation de la CCR depuis 2010 (Source : CCR et Commission des finances du Sénat)
Il est d’autant plus indispensable de repenser les conditions d’équilibre du régime à moyen terme qu’il faut se préparer à un avenir difficile. La réponse assurantielle va en effet être encore plus fortement mise à l’épreuve dans les années qui viennent. En France, à l’horizon 2050, la sinistralité annuelle moyenne pourrait en effet augmenter d’un facteur 1,5 à 2 selon l’évolution du climat (1,6 à 3 pour la sinistralité des sécheresses ; 1,3 à 1,4 pour celle des inondations).
Graphique 13 – Evolution de la sinistralité annuelle moyenne entre le climat de 2020 et celui de 2050 (en millions d’euros)
Nous sommes désormais à la merci d’épisodes extrêmes à répétition et/ou de cumuls de réalisations de plusieurs risques majeurs pouvant excéder les capacités de notre modèle. Ainsi, en 2022, la « facture climatique » de 10.6 Mds€ étaitdue au cumul d’une sécheresse historique et d’épisodes de grêle très intenses (pertes de récoltes, dommages sur des véhicules, etc.). De même, des épisodes de sécheresse ont frappé le territoire métropolitain lors de 5 des 6 dernières années, ne laissant quasiment aucun répit au système. Comme le déclarait Denis Kessler, PDG du groupe français de réassurance Scor, en 2023, « l’assurabilité même des risques pourrait être remise en question si les catastrophes naturelles devenaient récurrentes. Car s’il n’y a plus d’aléa et que le risque devient certain, l’assurance disparaîtra. » La question de l’assurabilité de notre territoire se trouve ainsi posée.
Que faire ?
Pour que le système actuel fonctionne, il faut pouvoir accumuler des réserves pendant les années ordinaires afin de gérer les années extraordinaires. Or nous sommes entrés dans un régime d’instabilité chronique où les années « ordinaires » seront moins nombreuses et le niveau moyen de sinistralité plus élevé. Si l’on veut sauver notre modèle, il faut non seulement en adapter les paramètres (en particulier les ressources) mais aussi agir en prévention pour contenir la réalisation des risques.
Trois types d’action doivent donc être envisagés pour assurer les conditions de l’équilibre à moyen terme de notre régime :
- agir en faveur de la décarbonation : plus on contiendra le réchauffement global, plus on contiendra la sinistralité à long terme. L’action en faveur de la réduction des émissions de gaz à effet de serre reste donc la base de toute stratégie rationnelle ;
- agir sur le financement du système et notamment sur le rééquilibrage financier du régime d’indemnisation des catastrophes naturelles. L’augmentation de 12 à 20% de la surprime CatNat au 1er janvier 2025 était une nécessité, mais elle risque d’être sensible pour les ménages modestes et moyens (assurance multirisque habitation et auto, en particulier). Les dépenses d’assurance font partie des dépenses pré-engagées (ou « contraintes ») des ménages. Relativement stables rapportées à leur budget en longue période, elles pourraient devenir plus sensibles dans les années qui viennent. Elles seront toutefois d’autant plus contenues que l’on préservera le principe d’une large mutualisation des risques entre les assurés des zones les plus exposées et les autres.
- agir en faveur de la prévention individuelle et collective : les conséquences du changement climatique étant déjà sensibles, il importe de s’en prémunir pour empêcher les risques de se réaliser. Les exemples ne manquent pas : renforcer les normes de construction pour éviter les conséquences du retrait-gonflement des argiles sur le bâti, désartificialiser les sols et construire des infrastructures d’évacuation des eaux pour limiter les dégâts des inondations, former les populations les plus exposées à la gestion des situations de crise, etc.