Le poids des villes

Le poids des villes
Publié le 19 octobre 2023
  • directeur du Senseable City Lab au MIT
  • Designer et professeur à l'école d'architecture de l'Académie royale des beaux-arts du Danemark, où elle dirige le Centre pour les technologies de l'information et l'architecture (CITA)
Une nouvelle approche de la durabilité a été discutée au congrès mondial des architectes à Copenhague. Le secteur du logement contribue aux émissions de gaz à effet de serre. Comment limiter l'empreinte carbone du secteur ? Et, d'abord, comment mesurer les émissions dues à un bâtiment ?
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« Combien pèse votre maison ? » L’inventeur américain Buckminster Fuller a prononcé ces mots célèbres dans les années 1920, alors qu’il faisait la promotion de sa Dymaxion, une maison mobile légère produite en masse. La Dymaxion n’a jamais décollé mais, au fil du temps, la formule de Fuller a largement dépassé son produit en importance. La plupart d’entre nous ne pensent jamais au poids de nos bâtiments – nous les considérons comme un environnement statique – mais, à l’ère du changement climatique, ils pèsent lourd. Ils écrasent la planète, non pas tant en s’enfonçant dans le sol mais en libérant du carbone dans l’atmosphère. Les bâtiments et la construction émettent environ 10 milliards de tonnes de CO2 par an, soit près de 40 % des émissions mondiales. Le domaine de l’architecture n’a besoin de rien de moins qu’une révolution pour alléger la charge.

Cet été, le Congrès mondial des architectes s’est réuni à Copenhague pour se demander comment l’architecture pouvait contribuer aux Objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies et pour mener une réflexion axée sur la manière dont nous pouvions repenser notre utilisation des ressources. Pour commencer, nous devons nous engager fermement à faire ce que Fuller a demandé : calculer le poids des bâtiments que nous concevons. Il ne s’agit pas seulement d’une question de masse littérale : nous devons nous concentrer sur des mesures telles que la consommation de ressources non renouvelables et la quantité de « carbone incorporé » – c’est-à-dire le nombre de tonnes de CO2 émises au cours de la construction, de la durée de vie et de l’élimination finale d’une structure. Alors nous pourrons commencer à distinguer entre le « poids positif » et le « poids négatif ». La production d’une tonne de béton génère environ 600 kilogrammes de CO2 ; le ciment génère à lui seul entre 4% et 8% des émissions annuelles mondiales. D’autres matériaux, comme le bois qui absorbe une partie du carbone pendant sa croissance, donnent de meilleurs résultats.

Bien sûr, aucun bâtiment n’est construit dans le vide. Un bâtiment aura un « poids » différent selon sa localisation, comme un astronaute n’a pas le même poids sur Terre ou sur la Lune. Par exemple, il est bien moins « lourd » de construire avec des matériaux abondants localement que des matériaux importés. Les ressources ne sont pas neutres en termes d’emplacement ; elles sont liées à des réseaux sociaux et écologiques spécifiques. Chaque barre d’acier et chaque planche de bois est singulière ; certaines peuvent être produites de manière durable, tandis que d’autres exploitent les ressources. L’extraction des ressources est une décision fondamentalement éthique, et il n’y a pas de réponse uniforme.

Une stratégie clé pour tenir compte des complexités du « poids » consiste à s’appuyer sur la numérisation et les données. Au XXIe siècle, le Big Data et l’Internet des objets nous ont offert une boîte à outils incroyable pour gérer nos villes en temps réel, à toutes les échelles, de la plus grande à la plus petite. En construisant des « jumeaux numériques » de nos villes, nous pouvons quantifier le « poids positif » et le « poids négatif » et évaluer les implications en termes d’émissions des moindres choix de conceptions. Grâce à des capteurs avancés, nous pouvons suivre les performances énergétiques des bâtiments achevés et apprendre dans quelle mesure nos projets de durabilité résistent à l’épreuve de la réalité.

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Une fois que nous avons bien mesuré le problème, comment le résoudre ? Tout d’abord, nous devrions adopter les avancées prometteuses en matière de nouveaux matériaux durables tels que le bois lamellé-croisé et l’acier « sans carbone » fabriqué à partir d’hydrogène plutôt que de charbon. Nous devons poursuivre ces avancées autant que possible, bien que nous devions également résister à la tentation de considérer tout nouveau matériau comme intrinsèquement bon ou naturellement écologique. Par exemple, le bois lamellé-croisé n’est propre que dans la mesure où les pratiques forestières et la colle utilisée le sont aussi. Nous devrions également franchir le fossé entre low-tech et high-tech, en adoptant les savoir-faire locaux et les connaissances traditionnelles qui proviennent des communautés locales. Nos plus anciens matériaux, du bois à la brique de terre crue, sont également parmi les plus respectueux de l’environnement.

Deuxièmement, nous devons passer d’un paradigme du « construit pour durer » à un autre, consistant à prendre en compte ce qui arrive à un bâtiment bien au-delà de ses derniers instants. Dans la mentalité actuelle du capitalisme mondial, nous extrayons des ressources, les utilisons pour fabriquer des choses (comme des bâtiments) et les jetons – un parcours « linéaire » qui nous a conduit directement vers l’enfer climatique. Au lieu de cela, nous avons besoin d’une « économie circulaire » qui envisage le futur à long terme de tout ce que nous touchons. En utilisant des matériaux recyclables et en concevant des scénarios de fin de vie, nous pouvons nous assurer que les composants d’un bâtiment restent utilisés, et ne finissent pas dans les décharges.

Mais la stratégie la plus importante, le premier pilier de « réduire, réutiliser, recycler », et souvent le moins suivi, est tout simplement de construire moins. Les nouveaux matériaux et les nouveaux processus de recyclage sont excellents, mais tout se paie. Il vaut mieux simplement faire pousser une forêt, par exemple, plutôt que de l’abattre et de la transformer en un bâtiment « vert ». Surtout dans certains pays occidentaux, où les populations diminuent et où les espaces ouverts sont rares, nous ne pouvons pas nous permettre de continuer à étendre nos empreintes sans réfléchir. Ainsi, nous devrions consacrer davantage de nos énergies et de nos ambitions à des projets tels que la rénovation et la restauration, tout comme la réutilisation des vieux vêtements : des projets qui nous aident à prolonger et à améliorer la fonctionnalité des bâtiments qui existent déjà.

Adopter ces changements de méthode et de mentalité ne sera pas une tâche facile pour les architectes ; par nature, nous recherchons sans relâche les toiles les plus grandes possibles sur lesquelles nous pouvons projeter nos plus grands rêves. Mais malgré nos ambitions à la Ozymandias, nos bâtiments ne durent pas éternellement. Cependant, nous pouvons rechercher une forme d’immortalité plus humble en créant une ère architecturale qui apprenne à équilibrer les besoins des bâtiments actuels avec ceux du futur. Nous pouvons repenser nos pratiques matérielles en utilisant les données pour mesurer les conséquences environnementales de nos choix de conception, innover, inventer de nouvelles manières de faire et réinventer d’anciens usages, et imaginer autrement le flux des ressources – se déversant à travers l’environnement bâti et naturel le long de la chaîne de ressources qui nous relie tous ensemble. Alors, comme nous en avons discuté à Copenhague, au lieu de nous alourdir, l’architecture elle-même pourra nous élever.

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Carlo Ratti

Carlo Ratti est directeur du Senseable City Lab au MIT, cofondateur du bureau international de design et d’innovation CRA-Carlo Ratti Associati, co-président du Global Future Council on Cities du Forum économique mondial et co-auteur de « The City of Tomorrow »

Mette Ramsgaard Thomsen

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