Marché européen de l’électricité : victoire française, dilemme gouvernemental

Marché européen de l’électricité : victoire française, dilemme gouvernemental
Publié le 6 novembre 2023
Le prix des énergies a brutalement augmenté dans toute l'Europe après le lancement de la guerre russe contre l'Ukraine. L'électricité a subi les effets indirects de cette hausse générale, au risque de pousser à une remise en cause du fonctionnement du marché intégré qui permet des échanges d'électricité sur tout le continent. Le 17 octobre dernier, un accord européen a ouvert la voie à une réforme des mécanismes de fixation des prix qui sera favorable au développement des énergies décarbonées, comme le recommandait un rapport de Terra Nova.

Dans le fracas de l’actualité récente, la nouvelle est passée presque inaperçue en dehors des cercles spécialisés. Elle est pourtant majeure. Sur l’épineuse question du marché européen de l’électricité, les négociations européennes semblaient dans l’impasse, l’Allemagne et d’autres partenaires européens s’opposant en particulier au déploiement des contrats pour différence (CfD, voir plus bas) sur le parc nucléaire français. Les raisons de cette opposition se comprennent aisément : craignant un choc de compétitivité négative pour son industrie suite à la disparition du gaz russe de son mix énergétique, elle ne voulait pas voir la France soutenir une énergie nucléaire bon marché, potentiellement financée par de la dette d’EDF ou des aides d’Etat conséquentes, qui aurait créé une sérieuse distorsion de marché et un avantage comparatif significatif pour l’Hexagone.

La situation risquait en outre de s’envenimer. De nombreux responsables politiques nationaux y voyaient un motif supplémentaire à réclamer une sortie du marché européen de l’électricité. Et le président de la République lui-même, lors d’une récente allocution télévisée, avait annoncé une « reprise de contrôle » nationale sur ce sujet, rappelant à bien des égards le « take back control » des Brexiters … Bref, les tensions tendaient à s’aiguiser au détriment de la coopération européenne.

Le 17 octobre dernier, l’Allemagne et l’ensemble des partenaires européens ont, à la surprise générale, lâché du lest et un accord à 27 a enfin pu être trouvé. La France a donc obtenu tout ce qu’elle pouvait espérer à ce stade.

Sur les contrats de long terme, pour commencer. On sait qu’ils permettraient de protéger les industriels et les consommateurs des variations soudaines de prix sur les marchés de gros que leur répercutent les fournisseurs faute de pouvoir se couvrir sur la longue période. Jusqu’ici, la Commission européenne, sur la base de la théorie économique qui avait prévalu lors de la création du marché dans les années 1990, avait supprimé, pour le gaz comme pour l’électricité, de nombreux contrats long terme pour leur préférer des contrats d’approvisionnement à maturité courte et se montrait très précautionneuse sur tous les contrats de fourniture long terme. Elle considérait en effet ce type de contrat comme une entrave à la concurrence et au bon fonctionnement du marché. Ainsi, tout contrat de fourniture, en dehors des contrats de long terme (aussi appelés « power purchase agreements », PPA) renouvelables considérés comme une dérogation au marché, d’une durée supérieure à quatre ans est encore aujourd’hui soumis à une enquête pour vérifier qu’il ne constitue pas une entrave au bon fonctionnement du marché. De ce fait, des contrats d’engagement comme Exeltium en France ont mis plus de cinq ans à être déployés en raison des enquêtes interminables dont ils ont fait l’objet, alors même que les volumes concernés étaient relativement modestes. Illustration des contradictions générées par un tel fonctionnement de marché sur la production, l’Union européenne, avec l’aval des Etats membres, fixe à ces derniers des objectifs en termes de production à partir d’énergies renouvelables, tout en affirmant dans le même temps que chaque pays de l’Union reste libre de fixer les orientations de son mix énergétique. Le marché seul ne permettant toutefois pas d’atteindre ces objectifs, la Commission a dû développer des règles de contournement du marché (à travers les lignes directrices sur les aides d’Etat notamment) pour encadrer la mise en œuvre de palliatifs aux défauts du marché qu’elle a elle-même créés !

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Dans le rapport de Terra Nova publié le 16 janvier 2023, nous plaidions pour que les incitations publiques puissent pleinement jouer leur rôle dans l’orientation de l’investissement de long terme dans la production décarbonée. Le marché seul ne permet de réagir qu’aux signaux de pénurie qu’il faut pouvoir éviter. Seuls des soutiens publics forts et des contrats de long terme (PPA) nous semblaient de nature à accélérer la transition énergétique des Etats membres. Dans ce contexte, écrivions-nous alors, « les contrats à long terme (PPA privés ou via des dispositifs de soutien public) ne doivent pas être considérés comme une entrave au bon fonctionnement du marché, mais comme un outil pour encourager l’investissement et protéger les consommateurs finaux d’une volatilité trop forte, les marchés de court terme pouvant en même temps poursuivre leur existence pour permettre l’équilibrage du réseau au meilleur coût ». Le récent accord européen va bien dans ce sens et c’est un changement de cap significatif qu’il faut saluer.

Dans ce même rapport, nous plaidions également en faveur de contrats pour différence couvrant les actifs nucléaires existants. Le mécanisme de ce type de contrat liant l’Etat et les producteurs est le suivant : un prix de référence est déterminé (idéalement, reflétant les coûts de production de la technologie concernée), assorti d’une marge bénéficiaire ; quand le prix de marché est au-dessus et permet au producteur de réaliser des surprofits (c’est-à-dire des profits supérieurs à ceux que la marge bénéficiaire lui permet déjà de réaliser), l’Etat capte la rente et éventuellement la redistribue ; inversement, quand le prix de marché est en-dessous et que les producteurs sont exposés à des pertes de revenus qui fragilisent leurs investissements ou compromettent leur situation financière, l’Etat compense en versant au producteur la différence. L’éolien fonctionne déjà pour l’essentiel sur ce modèle. Ces mécanismes permettent de « dérisquer » les investissements de long terme qui sont et seront nécessaires à la décarbonation de notre mix énergétique, et surtout d’éviter les effets de yoyos de prix pour les opérateurs comme pour le consommateur. Or le nucléaire fait bel et bien partie des énergies décarbonées et fonctionne essentiellement à coût fixe dont doivent pouvoir profiter tous types de consommateurs, ménages comme entreprises.

La France a finalement obtenu de ses partenaires européens que les actifs nucléaires existants puissent être intégrés dans la réforme du marché européen de l’électricité. Conformément à nos préconisations, elle pourra désormais placer son parc nucléaire existant sous un contrat pour différence avec EDF.

Cette possibilité ouverte par l’accord européen devra toutefois encore être validée par le Parlement européen et d’autres discussions devront avoir lieu sur le niveau de prix retenu aussi bien que sur les volumes concernés. D’autres discussions auront lieu avec EDF sur l’existence d’un plancher de prix, auquel le producteur français reste opposé de peur de voir à nouveau émerger des négociations sur la structure de l’entreprise. Il n’en reste pas moins que l’accord européen pourrait simplifier les choix de l’Etat sur l’accès des fournisseurs alternatifs à l’électricité produite par EDF (via l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique, Arenh) et qu’elle coupe l’herbe sous le pied aux néo-souverainistes qui, à l’instar du député LR Olivier Marleix, prône de longue date la sortie du marché européen de l’électricité.

Car la vraie gagnante de cet accord, ce n’est pas la France : c’est la coopération européenne. Combien de fois avons-nous entendu ces derniers mois, y compris dans des formations politiques respectables, que tout était de la faute à l’Europe, qu’il fallait en sortir ou qu’on serait bien mieux seuls ? Combien de fois avons-nous dû rappeler que le Royaume-Uni se mord les doigts de la sortie du marché européen de l’électricité avec son Brexit ? Ou que la Suisse fait tout pour pouvoir intégrer certains mécanismes de ce marché pour sécuriser son approvisionnement ? Des interconnexions optimisées par le marché ont en effet permis la fluidité des importations en 2022 et des exportations en 2023. Car c’est bien ce marché qui permet la fluidité des échanges, et pas seulement l’existence des interconnexions comme le montrent les exemples du Royaume-Uni et de la Suisse.

A présent, la balle revient donc dans le camp du gouvernement français. Maintenant qu’il a les mains plus libres, il lui revient de dire clairement ce qu’il veut faire exactement. Comment fixera-t-il le prix de référence de l’électricité nucléaire ? Quel compromis proposera-t-il entre l’intérêt des consommateurs, celui des industriels et celui d’EDF ? Proposera-t-il un prix plancher ou un simple plafond pour le nucléaire français ?

Une première option serait de fixer un prix de référence proche du coût de production du parc nucléaire, récemment estimé à 60 €/MWh pour le parc existant par la CRE (mais dans le cadre d’une régulation forte et sans tenir compte du nécessaire financement des investissements pour construire de nouveaux réacteurs). EDF plaide plutôt pour des contrat long terme avec un simple plafonnement des prix autour de 100-120 €/MWh. Il redoute en outre certains effets du contrat pour différence : en cas de chute brutale des prix, la compensation de l’Etat ne pourrait-elle pas être considérée par Bruxelles comme un soutien public excessif et rouvrir la porte à un projet de scission de l’entreprise publique comme le défunt projet Hercule ?

La célébration de la victoire française à Bruxelles risque donc d’être de courte durée car elle renvoie le gouvernement à ses responsabilités : trouver un équilibre entre la recherche du moindre coût pour les ménages, celle de la compétitivité des entreprises industrielles les plus énergivores et les besoins de financement d’EDF à qui il faudra bien donner les moyens d’une vraie politique de transition énergétique.

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Nicolas Goldberg